Road trip Bas Congo Road trip Bas Congo
Abandonné, le rail est le chemin le plus court vers le marché de Mbanza-Ngungu. © Maëlle Schaller

Roadtrip au Bas-Congo (1/4)

Dans la province la plus ancienne et la plus dynamique de la République démocratique du Congo (RDC) coule le mythique fleuve Congo. Reportage le long des 500 derniers kilomètres de Kinshasa à Banana, au bord de l'océan Atlantique. Première étape: de la capitale à la gare abandonnée de Mbanza-Ngungu.

Un moto-taxi zigzague dans les embouteillages de l’unique route de Kinshasa qui file à l’ouest du pays, à travers la province du Bas-Congo. Au guidon, un diplômé en pédagogie. Bénéficiant d’un salaire de quatre-vingts dollars par mois, quand il est versé, l’enseignant congolais a préféré louer une moto chinoise dix dollars la journée et maximiser les courses. Il me dépose au parking de Matadi où des breaks japonais, ayant mené une vie tranquille en Europe avant de s’entasser dans les containers d’un cargo, viennent mourir d’épuisement sur les pistes congolaises. Les véhicules en partance pour le Bas-Congo se remplissent rapidement: deux passagers à côté du chauffeur et quatre sur la banquette arrière.

L’atmosphère est moite. Sous un ciel gris-brun, un tintamarre continu de klaxons stridents, de cris humains et de sonos saturées. Autour d’un essaim de tacots rouillés que se disputent les clients, se multiplient les parasols des petits commerçants: cartes prépayées de téléphonie mobile, paquets de mouchoirs, gaufres, sacs en plastique à l’effigie de Barack Obama, petits tas d’arachides, boîtes de concentré de tomates, DVD piratés, boudins de manioc fermenté, sachets d’«eau pure», palettes d’œufs cuits et, très rarement, quelques journaux insipides tirés à un millier d’exemplaires, alors que Kinshasa vient de dépasser les 10 millions d’habitants, s’imposant comme la plus grande ville de la francophonie. Notre Mitsubishi Lancer est pleine. Le chauffeur a installé face-à-face, dans son coffre, entre des ballots d’habits de deuxième main, deux passagers supplémentaires. Le moteur tousse, fume et cale. Des passants poussent, on démarre. Une manivelle passe de mains en mains pour ouvrir les vitres. Dans le meilleur des cas, on écoute les tubes commerciaux de Werrason et JB Mpiana, les deux étalons de l’écurie Primus (chaque marque de bière possède ici ses artistes), dans le pire des rengaines chrétiennes, en français, qui transpirent le dictionnaire de rimes. Le chauffeur – crête sur le crâne et jeans rivetés – est du genre nerveux. Il doit boucler deux allers et retours s’il veut nourrir sa famille. Il évite de peu une vieille dame étourdie qui porte, sur sa tête, sa vaisselle faite à la rivière. Il l’enguirlande et repart. En bordure de la N1 qui relie Kinshasa à Matadi, les femmes sont nombreuses à se rendre de la case aux champs, la hotte chargée de manioc, de bois ou de bananes. Ce sont elles le moteur de l’économie du Bas-Congo. Les hommes les frôlent, dans leur auto, sur leur moto ou leur vélo.

Parmi les passagers, il y a un étudiant en langue bantoue, un vendeur de noix de cola et l’abbé Eric de la paroisse de Mbanza-Ngungu, située à plus de 150 kilomètres au sud-ouest de Kinshasa. Il est venu recueillir dans la capitale des fonds afin d’ouvrir une paroisse à Inkisi, un village non loin de Mbanza-Ngungu. En République démocratique du Congo (RDC), qui dit paroisse dit couvent, église, mais aussi école et hôpital. Ici, comme dans de nombreux pays sous-développés, la religion soulage les Départements de l’éducation et de la santé. Un peu à l’étroit sur son demi-siège, l’abbé regrette ses voyages en wagon-restaurant: «S’il n’y a plus de trains passagers entre Kinshasa et Matadi, c’est parce que les compagnies de transport routier chinoises font pression sur le gouvernement pour ne pas réhabiliter le rail!»

Dans un sens, on ne peut pas en vouloir aux Chinois. Ce sont eux qui ont construit ce tronçon de la N1, l’une des très rares routes asphaltées de RDC. En 2007, son président, Joseph Kabila, signait avec la Chine un contrat aux allures de troc: nos minerais contre vos infrastructures! En réalisant ses fameux Cinq Chantiers, il a été réélu en 2011. Ce qui vaut aujourd’hui aux Chinois d’être appelés «Tching Tchan-tché» (ou cinq chantiers, en langue chinoise parodiée). Et puis, contrairement aux bailleurs de fonds occidentaux, la Chine octroie des capitaux sans exigence de bonne gouvernance, ni impératifs de démocratie. La collaboration sino-congolaise ne date d’ailleurs pas d’aujourd’hui. Dans les années 70, le maréchal Mobutu avait déjà noué une solide amitié avec le régime communiste chinois, partageant l’amour des défilés, des constructions pharaoniques et du parti unique. Le Vieux Léopard avait même intégré le col mao à son abacost (abréviation de «à bas le costume», ndlr), la chemise qu’il voulait typiquement zaïroise. Sur cette N1 made in China, on croise trois types de véhicules. Des épaves de tôle rouillée qui alimentent Kinshasa en courges, tomates, bananes, carottes, poireaux, manioc, choux, oignons, aubergines, avocats; les plus chargées charrient des sacs de charbon. Les camions des compagnies chinoises et libanaises qui acheminent les containers du port de Matadi et repartent à vide. Et enfin les tout-terrain climatisés des ONG et des agences onusiennes. Au volant, un chauffeur, derrière, un expatrié qui loue une villa sécurisée dans la commune kinoise de Gombe pour 4’000 dollars mensuels et, craignant les émeutes à venir, songe à déménager avant les élections présidentielles de 2016.

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Le parking de Matadi. © Maëlle Schaller

Les façades des cases en briques ou en parpaings qui bordent la route se parent des couleurs des plus grandes entreprises du pays. Ici, le bleu de la bière Primus, propriété de la marque hollandaise Heineken, rivalise avec le rouge de sa concurrente Skol aux mains du français Castel. Là, les teintes emblématiques des opérateurs de téléphonie mobile: CCT (Chine), Vodacom (Afrique du Sud), Tigo (Luxembourg), Orange (France), Africell (Liban) ou Airtel (Inde). Plus loin, des enseignes multicolores marquent l’emplacement des nombreuses communautés chrétiennes: catholiques, protestantes, Armée du Salut, Témoins de Jéhovah… Mais surtout des milliers d’Eglises évangéliques dites «du Réveil», apparues au début des années 90, vendent guérisons et rédemptions.

Après trois heures de route se dessine la colline fertile de la ville de Mbanza-Ngungu, anciennement Thysville, du nom de l’homme d’affaires belge Albert Thys, fervent promoteur de la construction du rail. A son pied, la bucolique petite gare de Loma. Sur un quai désert, un homme écoute la radio. Sept ans que Madiata, le chef de gare, n’a plus vu de wagons voyageurs. Le dernier train de marchandises est passé il y a un mois. Il m’invite dans son office, un véritable musée. Dans un coin, deux imposantes machines séculaires de marque Webb-Thomson qui servaient à indiquer aux cheminots que la voie est libre. Sur une table de bois, une lourde sonnerie d’acier avec un timbre grand comme une marmite, qui a dû être remplacée par un talkie-walkie car, en novembre dernier, des villageois ont déterré les câbles téléphoniques pour récupérer le cuivre. Il y a deux ans, ils avaient déjà déboulonné les traverses du rail, sur un bon kilomètre, pour revendre l’acier.

Les visiteurs étant rares en gare de Loma, il faut absolument immortaliser notre rencontre. Madiata m’emmène chez Alexandre, dit «Bonne photo», le photographe du village. Ensuite seulement je peux poursuivre mon chemin, le long du rail, sur quatre kilomètres, jusqu’à la gare de Mbanza-Ngungu. Le rail est très fréquenté par les piétons. Il est devenu le sentier le plus direct pour rejoindre le marché. Des femmes s’abritent du soleil sous un parapluie tandis que des hommes cultivent deux plates-bandes de tomates de part et d’autre du rail. Et puis, sans prévenir, après une succession de cases indigentes, un bâtiment colossal, le Palais de Justice, souvenir de la colonie belge. Bâti sur des pilotis de fonte, ses deux étages de parois de bois grises-bleues, percées de brise-soleil, sont maintenus par un habillement métallique orné de découpes art déco. En face se trouve la gare de Mbanza-Ngungu. Les halles sont vides et deux wagons passagers servent de gîtes aux employés. Le chef de gare s’appelle Pinto; il a sûrement du sang angolais. Aux murs de son bureau, des photos témoignent des rails inondés en 2005 et d’une collision frontale en 2011. Pinto me fait visiter les ateliers centraux où sont réparées les locomotives du Bas-Congo. Trois mécaniciens débattent autour de la 13-57, sans carrosserie, en phase de remotorisation. Plus loin, la 14-06, qui n’a pas survécu à une collision, enfin la 14-32, l’une des trois locomotives rachetées à une société sud-africaine et transportées au Congo par cargo. Le chef de gare se veut confiant: «L’an prochain, le gouvernement va relancer le trafic des passagers.» Sur son bureau, une Bible ouverte sur l’Evangile de Matthieu 11.

C’est en 1890 que le Roi Léopold II de Belgique avait entrepris, pour contourner la partie du fleuve impropre à la navigation, la construction d’une ligne de chemin de fer entre Matadi et Kinshasa (anciennement Léopoldville, ndlr). S’ensuivirent huit années de funestes travaux: accidents de travail, malaria, dysenterie, variole. Durant les dix-huit premiers mois de construction, 900 Africains et 42 Européens y laissèrent leur vie. Depuis l’indépendance, en 1960, un manque d’investissements financiers a lentement condamné le rail. La compagnie des chemins de fer transportait encore 410’871 passagers en 1973. Plus que 121’779 en 1982. Depuis 2008, il n’y a plus aucun train voyageur au Bas-Congo et les trains marchandises circulent à une cadence imprévisible.

A part trois gamins tirant des tourterelles à la catapulte, le rond-point de la gare est désert. Un monument de pierre se souvient de la date de construction: 9 août 1877. Entre l’annexe poussiéreuse des «Lavatories» et la coquette bâtisse du «Contrôle 1re classe», une grande horloge à aiguilles a rendu l’âme. Dans un hall qui résonne, trois guichets, une consigne et une ardoise qui souhaite un bon voyage. On accède aux deux premiers quais par une passerelle de ciment. Sur le premier, une dizaine de wagons chargés de malt devaient partir il y a trois jours, mais on ne trouve pas de gazole pour la locomotive. Le lendemain, le surlendemain ou dans une semaine, elle s’en ira, sans dépasser les 20 km/h, à cause des herbes hautes et des rails en piteux état. Elle n’arrivera à Kinshasa qu’après trente heures de voyage, contre dix-neuf en 1900, alors qu’aujourd’hui, les camions des compagnies chinoises font le trajet en six heures. Sur le second quai, deux wagons de 2e classe, cinq sièges de bois par rangée et un plancher percé par lequel on aperçoit les voies. Plus loin, un wagon de 1re classe, repeint en beige safari, avec un okapi découpé en relief et la fameuse phrase prononcée par l’aventurier britannique Henry Morton Stanley en 1878: «Sans chemin de fer, le Congo ne vaut pas un penny.»