11 septembre: visas pour la terreur (2/2)

© Jason E. Powell

Deux pirates impliqués dans les attentats du 11 septembre 2001, Khalid al-Mihdhar et Nawaf al-Hazmi, côtoyaient des agents secrets saoudiens. C’est là l’un des secrets les mieux gardés des commissions d’enquêtes américaines. Mais il y a plus inquiétant: le rôle de la CIA dans la saga sanglante de ces deux Saoudiens.

Tout commence au quatrième sous-sol du quartier général de la CIA, à Langley, dans la verdoyante banlieue de Washington. La pièce 1W01 abrite une cellule pas comme les autres. Baptisée Alec Station, c’est la seule qui opère à partir des Etats-Unis et elle est chargée de traquer les membres d’Al-Qaïda. En ce début de l’an 2000, ses agents, une dizaine, n’ont qu’une obsession: tuer Oussama ben Laden déjà dans leur ligne de mire. A leurs côtés, des agents d’autres administrations sont chargés de leur faciliter la tâche et de servir de liaison avec leur administration. Ils sont placés sous l’autorité de la CIA. Début du mois de janvier, les hommes d’Alec Station sont sur le qui-vive. Ils savent que Nawaf al-Hazmi et Khalid al-Mihdhar, deux Saoudiens membres d’Al-Qaïda, s’apprêtent à débarquer à Los Angeles. Leurs intentions sont loin d’être pacifiques. Ils viennent de Kuala Lumpur où ils ont participé à une réunion de préparation des attaques du World Trade Center et du Pentagone. Pour les agents de la CIA, Nawaf al-Hazmi et Khalid al-Mihdhar sont chasse gardée. Espèrent-ils les retrouver afin de remonter jusqu’à ben Laden? Une chose est sûre: le 5 janvier 2000, la CIA empêche Mark Rossini – un responsable du FBI détaché auprès d’Alec Station – de prévenir les responsables de la lutte antiterroriste au Bureau de cette arrivée. Mark Rossini se demande encore pourquoi la CIA lui a mis des bâtons dans les roues. S’il espérait que la Commission d’enquête sur le 11 septembre réponde à cette question, il se trompait. En effet, elle ne l’a jamais entendu. Tout comme elle n’a jamais convoqué son collègue, Doug Miller. Les deux enquêteurs Mike Jacobson et Dana Leseman auraient peut-être voulu les rencontrer, mais le directeur exécutif de la Commission, Philip Zelikow, a sciemment limité le nombre d’interviews. Voilà pourquoi les réponses aux questions de Mark Rossini ne se trouvent pas dans les 28 pages censurées du rapport de la Commission d’enquête sur le 11 septembre. En revanche, les pérégrinations américaines de Khalid al-Mihdhar et Nawaf al-Hazmi nous éclairent sur les raisons qui ont poussé Philip Zelikow à censurer le rapport et à fourvoyer les enquêteurs.

Khalid al-Mihdhar et Nawaf al-Hazmi débarquent à l’aéroport de Los Angeles le 15 janvier 2000. Dans leurs poches, des visas à entrées multiples valables un an. L’agent des douanes leur octroie une autorisation de séjour de six mois renouvelable. Puis, ils sont pris en charge par Omar al-Bayoumi et Osama Basnan. Ce qu’ils ignorent, c’est que ces deux hommes sont des agents des Services de renseignements saoudiens, de mèche avec Fahad al-Thumairy, l’employé du ministère des Cultes (la cinquième colonne au service des islamistes) basé au Consulat d’Arabie saoudite de Los Angeles. La suite de leurs aventures est tout aussi étonnante. Rapidement, Khalid al-Mihdhar et Nawaf al-Hazmi se méfient d’Omar al-Bayoumi qui les aide néanmoins à prendre des cours de pilotage. Ils le trouvent trop inquisiteur et n’aiment pas sa manie de tout filmer. Ils ne sont pas contents non plus des conditions de logement fournies par ce dernier. Ils dorment à même le sol et les conditions d’hygiène sont précaires. Ils commencent à en avoir assez de leur petit appartement chichement meublé. Et Nawaf al-Hazmi a des doutes: Omar al-Bayoumi, qui avait été sous surveillance du FBI au milieu des années 90, ne serait-il pas un agent secret saoudien?

Au Centre islamique de San Diego, les deux Saoudiens font la connaissance d’Abdussattar Shaikh, un notable chargé de liaison avec la police. Cet ancien professeur d’anglais a pour habitude de réunir chez lui de jeunes croyants afin de discuter de leur foi. C’est un homme respecté dans tous les centres islamiques et mosquées de la ville. Depuis son douloureux divorce qui l’a pratiquement ruiné, le professeur a besoin d’argent et loue des chambres au mois. Khalid al-Mihdhar et Nawaf al-Hazmi emménagent donc dans sa petite maison du 8451 Mount Vernon Avenue dans le quartier populaire de Lemon Grove. Sans le savoir, ils sont tombés de Charybde en Scylla: leur nouveau protecteur est un informateur du FBI et peut-être plus encore. L'enseignant d’anglais travaille pour un établissement scolaire supérieur privé connu pour ses trafics de faux diplômes. Le 14 mai 1994, il a été recruté comme informateur par l’agent du FBl Steven Butler dans le cadre d’une enquête sur des attentats à la bombe en Californie. Depuis, l’agent spécial et le professeur d’anglais sont restés en contact. «Abdussattar Shaikh était une source informelle, peut-on lire dans le rapport d’enquête du FBI. Il fournissait des informations glanées lors de ses activités quotidiennes. Il était interrogé à propos d’individus précis sur lesquels le FBI enquêtait.» Au téléphone, Abdussattar Shaikh informe régulièrement Steven Butler sur la communauté musulmane de San Diego; il parle des visites des proches d’Omar Abdel Rahman, le tristement célèbre cheikh aveugle, figure de proue des islamistes aux Etats-Unis; il raconte les tentations terroristes des plus extrémistes des islamistes, mais étonnamment ne parle pas de Khalid al-Mihdhar et Nawaf al-Hazmi.

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Les unes de la presse au lendemain des attaques du 11 septembre. © DR

Après les attaques du 11 septembre 2001, le FBI ouvre une enquête pour comprendre comment, au début de leur séjour américain, deux des pirates de l’air ont vécu plusieurs mois chez l'un de ses propres informateurs sans être détectés. Le rapport d’enquête du FBI est curieusement silencieux sur ce sujet. Il note qu’il a été impossible de savoir ce que le professeur d’anglais avait dit à son agent traitant sur les deux terroristes avant le 11 septembre. En 2002, Steven Butler reconnaît que son informateur lui a parlé de ses deux locataires, deux bons musulmans qui passaient le plus clair de leur temps à la mosquée. Il les aurait désignés par leurs prénoms, mais aurait refusé de livrer leurs noms au FBI. L’agent spécial n’aurait pas insisté… Abdussattar Shaikh était pourtant extrêmement attentif aux faits et gestes des jeunes islamistes. Il a forcément remarqué qu’ils avaient du mal à s’exprimer en anglais. Sans doute a-t-il loué leur volonté d’intégration. A-t-il noté leurs efforts pour maîtriser l’anglais dans une école de langues? On sait qu’il a aidé Nawaf al-Hazmi à placer une petite annonce sur internet afin de trouver une fiancée mexicaine. A cela, rien de répréhensible. En revanche, il aurait dû informer le FBI que le jeune Saoudien avait trouvé du travail dans une société de San Diego et que cette société était dirigée par un homme soupçonné d’être un terroriste. Il aurait aussi dû rapporter que ses locataires recevaient de nombreuses visites, dont celles d’un jeune islamiste, Mohamed Atta, identifié plus tard comme le chef des pirates de l’air du 11 septembre. Ou encore d’Hani Hanjour, autre membre du commando. Quand le FBI interroge Abdussattar Shaikh pour connaître son rôle dans les attaques, ce dernier n’est nullement déstabilisé. Il répète que ses deux locataires étaient des jeunes gens sans histoire, qu’ils payaient régulièrement leur loyer. En revanche, sur ses confidences à son agent traitant avant l’attentat, l’homme se contredit à plusieurs reprises. Le FBI soumet Abdussattar Shaikh au détecteur de mensonges. Les résultats ne sont pas concluants. Le FBI de San Diego ne peut pas, ou ne veut pas, aller plus loin. En se fondant sur ses déclarations, il referme le dossier et affirme qu’Abdussattar Shaikh n’est pas impliqué dans les attaques du 11 septembre.

Quelque temps plus tard, le Bureau met fin à ses fonctions d’informateur et lui octroie une prime de 100’000 dollars pour ses bons et loyaux services. Depuis, le professeur d’anglais a pris sa retraite et s’est muré dans le silence. Il a refusé de répondre aux agents de l’OIG, la police des polices du département de la Justice, chargés de conduire l’enquête interne au FBI. N’ayant aucun pouvoir de coercition, les enquêteurs n’ont pas insisté. Une commission d’enquête officielle américaine, la Joint Intelligence Committee, a également voulu l’entendre. Même fin de non-recevoir. Son avocat a fait savoir qu’il ne se présenterait pas à la convocation et que, s’il était obligé par un juge de le faire, il invoquerait le 5e amendement de la Constitution qui autorise les citoyens américains à ne pas témoigner contre eux-mêmes. Pour les inquisiteurs américains de la fin des années 1950, invoquer le 5e amendement pour échapper à la justice équivalait à une reconnaissance de culpabilité. Il faut croire que les Etats-Unis de l’après-11 septembre diffèrent en cela de l'Amérique du sénateur McCarthy puisque plus personne n’a rien demandé à Abdussattar Shaikh… La Commission d’enquête du Congrès sur le 11 septembre essaie elle aussi d’interroger Abdussattar Shaikh. Ses deux présidents, le démocrate Bob Graham et le républicain Porter Goss interviennent personnellement auprès du FBI pour obtenir l’autorisation. Refus du FBI qui invoque des pressions de l’administration Bush. Par la suite, Bob Graham expliquera que la Maison-Blanche est intervenue directement pour les empêcher d’interroger Abdussattar Shaikh. La démarche est suffisamment rare pour que l’on se pose des questions. Pourquoi la Maison-Blanche est-elle intervenue? Quels terribles secrets protège-t-elle? Abdussattar Shaikh travaillait-il pour d’autres services que le FBI? 

Charlie Cheikh Charlie Cheikh
Cheikh Anwar al-Awlaki © CNN

D’autres proches des deux kamikazes Khalid al-Mihdhar et Nawaf al-Hazmi n’ont pas été interrogés. Notamment l’étrange imam, Anwar al-Awlaki rencontré au Centre islamique de San Diego. Intégriste islamiste, Anwar al-Awlaki avait déjà été repéré par le FBI. Le Bureau avait d’abord enquêté sur lui, puis dans les années 90, la CIA avait essayé de le recruter sans doute en le faisant chanter (apparemment, l’imam avait un penchant coupable pour les très jeunes filles). Anwar al-Awlaki se lie avec les deux Saoudiens, il rejoint même Nawaf al-Hazmi à Falls Church, dans la banlieue de Washington, où il vient de s’installer et devient l’imam de la mosquée locale au printemps 2001. Après les attaques du 11 septembre, il n’est pas inquiété. Quand la presse s’intéressera d’un peu trop près à ses amitiés islamistes, il s’enfuira au Yémen via la Grande-Bretagne. Aucune commission d’enquête n’a jamais cherché à l’interroger, ce dont la CIA ne peut que se féliciter tant sa présence dans ce chapitre de l’histoire paraît suspecte. Anwar al-Awlaki sera tué en 2010 au Yémen par un drone. Avec lui disparaît un témoin essentiel des attaques du 11 septembre.

Dans cette affaire, un dernier point n’a jamais été officiellement relevé. Il concerne les visas américains des pirates de l'air. Les papiers de Khalid al-Mihdhar et Nawaf al-Hazmi étaient valables seulement six mois. Le 12 juillet 2000, deux jours avant l’expiration du document, Nawaf al-Hazmi a demandé son renouvellement auprès des services de l’immigration (Immigration and Naturalization Service, INS). La demande est effectuée par Abdussattar Shaikh, mais elle n'est enregistrée que le 20 juillet. Onze mois plus tard, le 18 juin 2001, l’INS concède à nouveau le renouvellement de son visa... L’histoire du visa de Khalid al-Mihdhar est encore plus incroyable. Au printemps 2000, le jeune Saoudien quitte les Etats-Unis et retourne au Yémen chez son beau-père. Sa mission est alors d’organiser l’arrivée des terroristes du 11 septembre aux Etats-Unis. Onze mois plus tard, le job terminé, il rentre aux Etats-Unis via l’Arabie saoudite. Khalid al-Mihdhar voyage sous son vrai nom et présente son vrai passeport à son entrée sur le territoire saoudien. Son arrivée ne passe pourtant pas inaperçue. Depuis la fin 1999, son nom ainsi que celui de Nawaf al-Hazmi figurent sur la liste des terroristes à surveiller distribuée aux postes-frontières. Le chef des Services secrets, le prince Turki, y a personnellement veillé. De plus, son passeport porte un signe distinctif invisible à l’œil nu (sans doute une puce électronique), réservé aux terroristes dangereux à surveiller de près. A peine arrivé à Ryad, Khalid al-Mihdhar déclare ses papiers volés. Le 1er juin 2001, il obtient sans difficulté un nouveau passeport à son nom, exempt de ses précédents visas, mais toujours muni du mouchard le désignant comme terroriste. Pour une raison que l’on ne s’explique pas, son nouveau document officiel ne porte aucune date d’expiration. Personne, et surtout pas l’agent consulaire américain qui lui accorde un visa d’entrée pour les Etats-Unis le 13 juin 2001, ne s’aperçoit de l’anomalie qui rend théoriquement le document caduc… Comme cinq autres des membres du commando du 11 septembre, Khalid al-Mihdhar a recours à une procédure de délivrance des visas américains nouvellement mise en place en Arabie saoudite. En vigueur depuis le début du mois de mai 2001, l’Anonymous Visa Express Procedure permet à tout citoyen saoudien d’obtenir un visa pour les Etats-Unis en passant par une agence de voyages. Khalid al-Mihdhar n’a même pas eu à se déplacer au consulat américain et l’agent consulaire qui l’a autorisé à entrer sur le territoire américain ne l’a jamais vu…

La demande de visa de Khalid al-Mihdhar avait pourtant toutes les raisons du monde d’être rejetée. Outre l’indicateur terroriste et l’absence de date d’expiration du passeport, un fonctionnaire un peu scrupuleux aurait dû remarquer que le formulaire de demande était incomplet: Khalid al-Mihdhar, qui dit être salarié d’une société, a omis de préciser le nom de son employeur et son adresse. Il ment en affirmant n’avoir jamais reçu de visa américain et ne s’être jamais rendu aux Etats-Unis, alors que ce même consulat lui a délivré le visa qui lui a permis de débarquer à Los Angeles en janvier 2000. Shayna Steinger, l’agente consulaire en charge de ce dossier, ne trouve rien à redire à ces irrégularités, qu’elle n’a peut-être pas vues. Rien à redire non plus à la présence de la marque terroriste. Sans doute n’est-elle pas au courant d’une telle pratique. Toutes les excuses sont possibles, mais, fait troublant, Shayna Steinger a délivré des visas à la quasi-totalité des pirates de l’air du 11 septembre… Ils sont tous entrés sans encombre sur le territoire américain. Aucun enquêteur n’a pu l’expliquer.

Shayna Steinger, en poste à Djedda depuis moins d’un an, s’est ainsi occupée de douze visas sur les dix-neuf accordés aux pirates. Interrogée après les attaques, elle s’est justifiée maladroitement. Concernant les visas attribués dans le cadre de la procédure express et anonyme, elle n’a pas grand-chose à dire sinon qu’elle n’a pas jugé bon de retourner les formulaires de demande incomplets… La politique laxiste de délivrance des visas? Elle l’explique: «Ils seraient revenus complétés et les visas auraient de toute manière été accordés.» L’employée se souvient du seul cas de sa carrière à Djedda où elle a dû demander des explications; un couple avait mis comme but de sa visite aux Etats-Unis: terrorisme. Après avoir appelé le mari, elle a rectifié l’erreur en inscrivant dans la case appropriée: tourisme. Concernant les sept pirates de l’air qu’elle a rencontrés, ceux qui ont déposé leur demande avant le mois de mai, date de l’entrée en vigueur de la procédure express et anonyme, elle n’a pas grand-chose à dire non plus. Elle se souvient juste d’Hani Hanjour comme d’un étudiant sans qualités particulières. Ils ne figuraient sur aucune liste et rien ne les empêchait d’obtenir des visas. C’est donc grâce à Shayna Steinger que Khalid al-Mihdhar pose sans problème le pied sur le sol américain le 4 juillet 2001, jour de la fête nationale, avec un passeport estampillé terroriste. Deux mois et sept jours plus tard, Khalid al-Mihdhar, Nawaf al-Hazmi et 17 autres terroristes d’Al-Qaïda s’emparent de quatre avions de ligne américains pour les précipiter contre des objectifs soigneusement choisis. Pourquoi la CIA n’a-t-elle pas intercepté les pirates à temps? Quel a été le rôle des Services secrets saoudiens? Les Services de renseignements saoudiens et américains avaient-ils entrepris une opération d’infiltration et/ou de retournement de certains des pirates de l’air en vue d’abattre ben Laden? A défaut de répondre à ces questions, les 28 pages censurées par la Maison-Blanche pourraient bien être une nouvelle pièce importante d’un puzzle de plus en plus énigmatique.