Journées en enfer

© Keystone / Magnum / Susan Meiselas
Liberty Plaza. New York, 11 septembre 2001.

Dès que j’ai vu à la télé les tours du World Trade Center frappées par des avions de ligne, j’ai pensé à une attaque d’Al-Qaïda. Mais ce que j’allais découvrir dans Manhattan dévastée, je ne l’imaginais même pas. Correspondant de l’Agence France Presse à New York, j’ai arpenté les abords de Ground Zero tous les jours pendant six semaines. Pas la peine d’en rajouter.

Lundi 17 septembre 2001, New York City. Six jours que les Boeing se sont encastrés dans le World Trade Center, que les deux tours géantes qui signaient le ciel de Manhattan se sont effondrées, que la ville qui ne dort jamais est plongée, comme le reste du monde, dans une indescriptible stupeur. Trouver les mots pour la décrire, c’est pourtant mon travail. Je suis, depuis l’automne 1999, correspondant de l’Agence France Presse dans la ville la plus peuplée des Etats-Unis. L’un des postes les plus passionnants, les plus convoités de notre réseau qui couvre le monde entier. Très vite, dans le chaos des premières heures, la rédaction en chef régionale à Washington et moi avons décidé que je serai, grâce à ma moto qui me permet de me déplacer dans une ville à l’arrêt, le journaliste chargé des reportages dans ce lieu que la presse américaine commence à appeler Ground Zero. Dans ce lieu… Aux abords, plutôt. Car la mairie et la police de New York, abasourdies, choquées, dépassées aux premières heures des attentats par l’ampleur de la catastrophe, se sont vite ressaisies. L’une de leurs premières décisions, logique, a été d’interdire à quiconque à l’exception des sauveteurs l’accès au site, qui brûlera pendant des semaines, exhalant des fumées dont on ne découvrira que bien plus tard qu’elles sont hautement toxiques. J’ai buté, comme mes confrères, sur les rubans jaunes «Police line – Do not cross», puis sur les barrières de bois bleu qui ont ceinturé le site, tenté de les contourner avant de comprendre, bien plus tard, qu’elles m’ont sauvé la vie. Dans les mois et les années qui suivront, la quasi-totalité des sauveteurs vont tomber malade, intoxiqués, victimes d’affections pulmonaires ou de cancers gravissimes.

Dès le 12 septembre, la carte d’accréditation du New York Police Department (la carte de presse professionnelle est inconnue aux Etats-Unis) permet certes de passer au sud de Canal Street, qui marque le début du no man’s land, la frontière du quartier évacué. Mais il est interdit d’approcher de l’amas de décombres bouillonnant dans lequel pompiers, policiers, sauveteurs et monteurs d’acier, ces ouvriers qui scient les poutres enchevêtrées à la torche à plasma, cherchent des survivants. Pour un reporter chargé de décrire les opérations de secours, c’est un problème. Une paire de jumelles de marine et un point d’observation en hauteur, la passerelle piétonne sur West Street, me permettent d’observer, comme si j’étais à leurs côtés, leur travail. Ils creusent, fouillent, découpent, plongent dans les entrailles fumantes de cet amoncellement de fer, de béton et de papier. Des dizaines de grues réquisitionnées dans tout le pays soulèvent des morceaux de métal de plusieurs tonnes, ouvrent des passages, dégagent des voies. Je peux décrire ce qu’ils font, mais pour mes reportages je dois leur parler. Policiers et pompiers ont reçu consigne de ne pas s’adresser à la presse et de laisser au maire Rudy Giuliani, qui gagnera à cette occasion le surnom de «Mayor of America», l’exclusivité de la communication. Je les croise parfois quand ils arrivent à Ground Zero, tenues et uniformes propres, mâchoires et poings serrés, ou quand ils en repartent, statues de poussière à la démarche hésitante, accrochées à leurs petites bouteilles d’eau, le regard vide de ceux qui en ont trop vu. Je n’ai pas de micro, pas de caméra, en temps ordinaires cela facilite le contact. Mais ce ne sont pas des jours ordinaires. Après avoir essuyé plusieurs refus – «Sorry, I can’t speak» , je débouche ce matin sur une esplanade dans Greenwich Street. Un long semi-remorque MacDonald’s s’y est garé avant l’aube. C’est un restaurant roulant que la marque déploie sur les concerts ou les événements sportifs. Immense auvent, tables et bancs de plastique, odeur de friture et de café trop cuit, serveuses en jupes courtes et coiffes de carton.
- Nous étions en Pennsylvanie, en route pour Daytona, une course de Nascar prévue dans trois jours, me dit l’une d’elles en remplissant mon gobelet. La direction nous a demandé de venir à New York et de servir gratuitement les sauveteurs.
- Je suis journaliste.
- Tous ceux qui sont autorisés à passer le barrage de police de Canal Street sont les bienvenus. Pancakes ou saucisses?

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