Frère John et le jeune Ali (1/2)

© Keystone / Camera Press / Woodfin Camp / Mary Altaffer
Effondrement de la tour sud du World Trade Center à New York à 9 h 59 le 11 septembre 2001, suivi de la tour nord une demi-heure plus tard à 10 h 28.  

Flamboyant, baroque, improbable responsable du FBI, John O’Neill tirait sur la vie comme sur ses cigares. Bagarres à mains nues, fusillades, deux femmes, deux foyers, des restaurants à la mode de New York aux bouis-bouis yéménites il promenait sa soif de vivre balayant tout sur son passage. Seule une avalanche de dizaines de milliers de mètres cubes de béton, de métal et de verre pouvait le faire taire, l’empêcher d’avancer pour toujours. Ce sera le cas un 11 septembre de sinistre mémoire.

La dernière fois que j’ai dîné avec John Patrick O’Neill, il était mort depuis 10 ans. C’était le 28 mai 2011 à l’occasion de l’événement le plus important de la décennie depuis le 11 septembre 2001: l'ultime soirée du restaurant Elaine’s, le plus couru de New York, avant sa fermeture définitive. Woody Allen y avait sa table, la numéro 8. «Jackie O», c’était la 10. La 4 pour l’écrivain William Styron. Mais celui qui avait droit à la meilleure table, c’était John O’Neill, la 3, la première en entrant à droite. Et gare à qui s’y asseyait sans l’autorisation de la patronne Elaine Kaufman. Cette soirée aurait dû lui être dédiée. L’endroit était bourré à craquer. Que des potes de John. Des vedettes de télévision, de cinéma, des mafieux, des promoteurs immobiliers trop gros pour être honnêtes. Ce grand gandin au physique avantageux de star hollywoodienne? C’est Mark Rossini, son frère spirituel, un ange déchu du FBI comme lui. Et ce quinqua un peu épais aux allures de flic new-yorkais? John Miller. Il a tellement fait d’allers et retours entre la police et la presse qu’il ne sait plus lui-même quand il est flic ou journaliste. Il est l’un des rares à avoir interviewé Oussama ben Laden en Afghanistan, et le seul à avoir rejoint la police new-yorkaise avant de devenir le responsable du FBI chargé de la communication. Ce soir-là, chez Elaine’s, le nom de John O’Neill est sur toutes les lèvres. Il est question de ses cigares, un Bonbon avant le repas, un Belicoso après et un autre Bonbon pour aller au bout de la nuit, qu’il achetait exclusivement dans la petite boutique de Paul Garmirian dit «l’Arménien» en Virginie. Question de picole aussi, du Barolo bien sûr et du Chivaz relevé d’un trait de citron. Et des femmes. Croce e delizia (tourment et joie). Il ne manquait qu’une personne, un ancien du FBI d’origine libanaise, LE protégé de John O’Neill. Mais Ali Soufan a horreur des mondanités…

En dépit de son air doux, limite premier de classe, d’éternel adolescent toujours propre sur lui, Ali Soufan est fait du même alliage que John O’Neill. Longtemps, il a été la meilleure arme du FBI contre Al-Qaïda, toujours en première ligne dans les endroits les plus chauds de la planète, du Yémen à l’Afghanistan. John O’Neill était son mentor, un père. Il a grandi avec lui, grâce à lui. Les deux hommes ont porté les premières estocades sérieuses aux réseaux de l’organisation dans le monde, bien avant le 11 septembre 2001. De tous les agents du Bureau, ils étaient les mieux placés pour empêcher ces attaques. Mais la CIA en a décidé autrement au terme d’une incroyable saga qui a fait l’objet d’une série télévisée diffusée début 2018, The looming tower. La distribution est d’enfer: qui mieux que Jeff Daniels pour jouer John O’Neill, personnage incontournable de l’histoire du FBI, héros baroque, flamboyant, mais aussi touchant? Gamin, John O’Neill se rêvait déjà en agent du FBI. Et pas n’importe lequel, il voulait être Lewis Erskine, le héros de la série télévisée voulue par J. Edgar Hoover, The FBI. Son premier emploi: commis au bureau du FBI d’Atlantic City. Son job de guide touristique au QG du Bureau lui a ensuite permis de payer ses études de criminologie. C’est donc tout naturellement qu’il rejoint l’organisme d’enquête en 1977 à 25 ans. Affecté au bureau de Baltimore, il est l’archétype de l’agent de base (brick agent) avec son flingue (un 9 mm automatique attaché à la cheville), son badge et sa voiture. Nuit et jour, il arpente les rues de la ville à la recherche de proies. Il porte beau: costume noir à double boutonnage sur une chemise blanche Brooks Brothers, cravate sombre. Même si ses collègues se gaussent de sa «garde-robe de night-club», il ne faut pas se fier aux apparences. Ses mains délicates aux ongles toujours manucurés peuvent se transformer en instrument de mort. Très tôt, il affiche sa prédilection pour le monde de la nuit, les cigares, le whisky, les femmes et les potes. Surtout et avant tout, les potes. En 1991, à 39 ans, il est nommé numéro deux du bureau de Chicago, l’un des plus importants du pays. Son principal fait de gloire: Vapcon, une enquête sur les tueurs de médecins pratiquant des interruptions volontaires de grossesse. Il a fait des merveilles. Washington a des projets pour lui, le poste de responsable de la section antiterroriste du FBI vient de se libérer. En ce début 1995, aux Etats-Unis, le terrorisme est surtout intérieur; il est l’œuvre de milices d’extrême droite. Mais un nouvel ennemi se profile: Al-Qaïda, qui a déjà frappé le pays le 26 février 1993 de la plus brutale des manières quand l’un de ses commandos a fait sauter une camionnette bourrée d’explosifs dans les sous-sols des tours jumelles du World Trade Center. Le nombre de victimes (six morts et un millier de blessés) aurait pu être beaucoup plus important. Quelques dizaines de kilos d’explosifs de plus et les deux tours s’effondraient. Depuis, si l’Amérique a oublié, le FBI, lui, recherche activement l’artificier d’origine baloutche qui a réussi à s’enfuir in extremis, Ramzi Yousef dont la tête est mise à prix. En acceptant de prendre la direction de la lutte antiterroriste du FBI, John O’Neill sait qu’il va trouver ce dossier sur son bureau. Il sait aussi qu’Al-Qaïda n’a pas renoncé à détruire les deux tours jumelles du World Trade Center et il se promet de tout faire pour empêcher l’attaque. Au même moment, à près de 8’000 kilomètres de là, à Islamabad au Pakistan, Ishtiaque Parker, un jeune Sud-Africain, se rend au domicile d’une employée de l’ambassade américaine dont il a obtenu l’adresse par une connaissance. Dans un état de panique extrême, il réclame l’asile politique et dit avoir des informations qui peuvent intéresser les Américains. Effrayée, l’employée qui ne comprend rien à ce qu’il raconte, téléphone au poste de sécurité de l’ambassade. Peu après, Parker tend à deux agents chargés de veiller à la sécurité du personnel diplomatique (DSS) un exemplaire de Newsweek et, pointant une photo, leur affirme: «Lui, je le connais.» C’est Ramzi Yousef. Recroquevillé et dissimulé sous une couverture à l’arrière d’une Chevrolet Surban, Parker est conduit dans l’enceinte de l’ambassade où il raconte tout ce qu’il sait sur le terroriste le plus recherché de la planète. Les agents préviennent Washington et quelques heures plus tard, le conseiller à la sécurité nationale à la Maison-Blanche, Richard A. Clarke, appelle de sa ligne directe le responsable de la lutte antiterroriste du FBI. A l’autre bout du fil, il entend une voix qui ne lui est pas familière.
- Qui est à l’appareil? demande Richard Clarke.
- Et vous, qui êtes-vous? aboie son interlocuteur. Je m’appelle John O’Neill!

Le nouveau chef de la division antiterroriste a conduit toute la nuit et n’a même pas pris le temps de se changer.
- Moi je travaille pour la Maison-Blanche. Je crois que nous avons une urgence. Ils ont peut-être retrouvé Ramzi Yousef au Pakistan.

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