Frère John et le jeune Ali (2/2)

© Mate Eric J. Tilford, US Navy
Photographie aérienne des ruines fumantes de la façade extérieure de la tour sud du World Trade Center (à droite) et de la tour nord (au centre, à gauche), et des dommages sur les bâtiments environnants. New York, 17 septembre 2001. 

Flamboyant, baroque, improbable responsable du FBI, John O’Neill tirait sur la vie comme sur ses cigares. Bagarres à mains nues, fusillades, deux femmes, deux foyers, des restaurants à la mode de New York aux bouis-bouis yéménites il promenait sa soif de vivre balayant tout sur son passage. Seule une avalanche de dizaines de milliers de mètres cubes de béton, de métal et de verre pouvait le faire taire, l’empêcher d’avancer pour toujours. Ce sera le cas un 11 septembre de sinistre mémoire.

Travailler avec John O’Neill n’est pas une sinécure. Le fréquenter peut parfois aussi se révéler folklorique. Certains de ses collègues ont l’impression de côtoyer un «parrain» en raison de ses vêtements, de ses manières et de ses origines: c’est un gamin d’Atlantic City, capitale du jeu et de la mafia sur la côte Est. Il pouvait être horripilant, surtout à cause de sa manie d’arriver avec au moins une heure de retard aux réunions quotidiennes instaurées après les attaques contre les ambassades. On raconte que, profitant d’un de ces retards, Dan Coleman prit un jour la parole pour transmettre à ses collègues un peu de son savoir sur ben Laden. Après tout, il était sans doute celui qui, au sein du FBI, connaissait le mieux la question. O’Neill arrive sur ces entrefaites et l’interrompt:
- Vous ne savez pas de quoi vous parlez!
- Comme vous voulez.
- Je blaguais!
- Vous avez raison, je ne suis qu’une merde. De toute façon, vous êtes le boss: à partir de là, je n’ai pas à l’ouvrir.

Le lendemain, O’Neill présente ses excuses à Coleman. En partant, il lui dit:
- On dirait que vous vous êtes coiffé avec une grenade dégoupillée…
- Je suppose que je pourrais me servir d’un peu de l’huile que vous vous versez sur les cheveux? lui répond Coleman, faisant éclater de rire O’Neill.

Depuis, il peut compter sur l’appui inconditionnel de Coleman. Et il en a furieusement besoin pour mener à bien ce qui apparaît aujourd’hui comme le combat le plus important de sa carrière, peut-être même de toute l’histoire de la lutte antiterroriste au sein du FBI. Celui dont l’issue pouvait changer la face de la planète: l’enquête sur l’attaque de l’USS Cole, l’un des bâtiments les plus sophistiqués de la flotte américaineLe 12 octobre 2000 à 12 h 35, ce destroyer lance-missiles est frappé de plein fouet par un bateau à moteur bourré d’explosifs et manque de peu de couler; 17 marins sont tués, 39 autres blessés. L’attaque de l’USS Cole va conduire John O’Neill vers les vraies racines du mal, au Yémen, terre du pouvoir bédouin. «Quand O’Neill est entré dans mon bureau, je venais d’apprendre la nouvelle à la télévision, me raconte Barry Mawn. Il m’a dit: "Barry, c’est Al-Qaïda. Je sais que c’est eux, et il faut que ce soit nous qui allions au Yémen"» 

Cette fois-ci, O’Neill ne laisse pas passer l’occasion, c’est son affaire, pas question que Washington s’en empare! Barry Mawn l’appuie et vient à bout des réticences du Quartier général. O’Neill va confier le dossier à l’un des hommes les plus brillants du FBI, un homme qu’il tient en très haute estime, son homme de confiance, l’agent des missions les plus délicates: Ali Soufan, 30 ans, pressé de réussir dans son travail et passionné par tout ce qu’il fait, qui parle vite avec dans la voix un léger accent libanais. Visage ouvert, yeux rieurs, ce touche-à-tout aurait pu être trader, avocat dans un grand cabinet d’affaires ou encore médecin humanitaire. De confession musulmane, son islam lorgne vers le poète américano-libanais Khalil Gibran. Il a grandi dans un Liban déchiré par la guerre civile, en proie au chaos qu’y faisaient régner les milices et les groupes armés financés par de puissants et ambitieux voisins. A Beyrouth, son père publiait un journal économique. Parfois, il l’aidait en allant porter les articles à l’imprimerie. Depuis lors, il sait se débrouiller dans n’importe quelle situation. En 1987, la famille Soufan fuit la guerre civile et se réfugie aux Etats-Unis, Ali a tout juste dix-sept ans. Pour la première fois de sa vie, il se sent à l’abri et découvre un pays où il est possible de rêver à son avenir. Ali Soufan termine son adolescence en Pennsylvanie et, après avoir passé avec succès un master en relations internationales à l’Université de Villanova, non loin de Philadelphie, il envisage un doctorat. Par jeu, il pose sa candidature au FBI avec la certitude de ne pas être admis. A sa grande surprise, en juillet 1997, il reçoit une lettre du Bureau le convoquant à Quantico deux semaines plus tard. Après avoir passé toutes les épreuves, le voici Special Agent, badgé et armé. Sa feuille de route lui donne l’ordre de se présenter au bureau de New York. Seul agent à parler arabe, Ali Soufan est affecté à la division du contre-terrorisme. Désormais, il dépend de John O’Neill. Ses collègues sont presque tous des agents chevronnés ayant fait leurs premières armes contre la Cosa Nostra dans les années 1980. Le Bureau leur doit ses plus beaux succès. Ali Soufan se rode au sein de l’équipe I-40, chargée de démanteler les réseaux américains du Hamas, principal mouvement islamiste palestinien. Après l’avoir ainsi testé, O’Neill le mute le 7 août 1998, quelques heures après les attaques contre les ambassades américaines en Afrique, dans l’équipe I-49 qui se concentre sur Al-Qaïda. En dépit de son jeune âge, John O’Neill et Pasquale J. (Pat) D'Amuro lui confient des missions délicates. Quand Oussama ben Laden émet sa première fatwa contre les Etats-Unis à la fin août 1998, Soufan rédige une longue note sur le fondamentalisme islamique que O’Neill, impressionné, fait circuler. C’est lui aussi qui rassemble les pièces à conviction contre Al-Qaïda après les attentats contre les représentations américaines. Pour O’Neill, Soufan est «un trésor national»; il dit de lui qu’il est son «arme secrète». Au moment de l’attaque contre l’USS Cole, Soufan se trouve dans un taxi sur le pont de Brooklyn. Son pager sonne, il a ordre de se rendre toutes affaires cessantes au siège du bureau de New York. L’Amérique est en guerre, mais ne le sait pas encore. Soufan débarque peu après à l’aéroport d’Aden à la tête d’un commando de plusieurs dizaines d’hommes. Leur avion est immédiatement entouré par un détachement de soldats de l’armée yéménite qui les met en joue avec leur Kalachnikov. Chargés de la protection de l’équipe américaine, les hommes du Hostage Rescue Team (HRT, équipe de libération d'otages) leur répondent en armant leur M4 et en dégainant leurs armes de poing. «Personne ne menaçait les hommes du HRT, explique fièrement Ali Soufan. En même temps, il nous fallait réfléchir très vite.» L’agent spécial a conscience que, s’il ne fait pas immédiatement quelque chose, la situation risque de dégénérer en bain de sang. Au Yémen, pas plus qu’au FBI, on ne plaisante avec les armes, surtout quand elles sont prêtes à ouvrir le feu. Que Soufan réagisse mal, et ils sont tous morts. Il se dirige alors vers un militaire équipé d’un talkie-walkie, apparemment le plus gradé.
- Que se passe-t-il, pourquoi ces armes? lui demande-t-il en arabe.
- C’est pour votre protection, lui répond l’officier.
- On ne protège pas les gens en les braquant. Vous feriez mieux de pointer vos armes vers l’extérieur de l’aéroport…

Ali Soufan a très chaud, il n’a pas eu le temps de se changer et transpire sous le pull-over de laine qu’il porte depuis New York. Sur le tarmac, il fait près de 40 degrés. Les soldats yéménites sont eux aussi en nage.
- Vous devez avoir soif, leur dit-il. Vous voulez de l’eau?

Se tournant vers ses hommes, il leur ordonne de distribuer les bouteilles d’eau qu’ils ont apportées. Les Yéménites baissent leurs armes et prennent avec empressement les bouteilles, mais ne les boivent pas.
- C’est de l’eau américaine, s’exclament-ils, émerveillés, comme si ces bouteilles étaient des objets de culte…
- La glace était brisée, commente malicieusement Soufan. Si l’on peut parler de glace par 40 degrés...

Pour le «corps expéditionnaire» du FBI, les difficultés ne font que commencer. Les autorités yéménites voient d’un très mauvais oeil la présence d’agents fédéraux américains sur leur territoire. Elles estiment qu’il n’y a pas lieu d’enquêter, les terroristes étant tous morts lors de l’attaque. Mais il reste trop de questions sans réponses. D’où venaient ces terroristes? Qui leur a fourni l’argent nécessaire à leur action? De quelles complicités ont-ils bénéficié? D’où provenaient les explosifs? Ali Soufan répartit les agents du FBI en quatre équipes: renseignement, sécurité, police scientifique et liaisons avec les Yéménites. Il leur faut batailler avec les officiels hostiles et taciturnes pour se rendre sur la «scène du crime», l’épave de l’USS Cole, toujours mouillée dans le port d’Aden. Une fois sur place, ils fouillent parmi les décombres, déplacent des amas de métal tordu et des centaines de mètres de câbles électriques brûlés, à la recherche des débris de la bombe. L’endroit est encore jonché de restes humains qu’ils recueillent précieusement, tout comme les morceaux de cadavres qui flottent autour du destroyer, afin de prélever l’ADN nécessaire à identifier victimes et terroristes. L’agent spécial s’arrête un instant et regarde à travers le trou béant de la coque. Au loin, il distingue les hauteurs montagneuses qui surplombent le golfe d’Aden. Tout a l’air paisible. Il a l’impression d’être sur la scène d’un théâtre antique dont le littoral formerait les gradins. Il se dit que, comme souvent, les terroristes ont dû filmer l’attaque. Quelque part en ville se terre le cameraman. Reste à le trouver. Pour y parvenir, Soufan doit gagner la confiance du chef des Services secrets yéménites, le général Ghalib al-Qamish, un petit homme aux faux airs de Gandhi. Soufan sait qu’un simple enquêteur ne peut à lui seul endormir la méfiance d’al-Qamish. Il compte sur John O’Neill pour l’aider. Quand celui-ci débarque enfin à Aden, après avoir été bloqué plusieurs jours en Allemagne avec une vingtaine d’autres agents dans l’attente de visas pour le Yémen, le général l’accueille comme un pair. Jugeant trop compliqué d’expliquer l’organigramme du Bureau, Soufan a en effet déclaré à al-Qamish qu’O’Neill est un général de l’armée américaine. O’Neill et Soufan gagnent sa confiance et le rencontrent tous les soirs afin de faire le point sur l’enquête. Le général a l’air de bien les aimer, les surnommant «frère John» et «frère Ali».

L’équipe du FBI a pris ses quartiers dans l’hôtel Aden où s’entassent déjà tous les Américains présents dans la ville. Les agents sont sur le qui-vive, un garagiste de la ville a prévenu la police que des hommes cherchaient à installer sur une camionnette des plaques blindées afin d’orienter le souffle éventuel d’une explosion. Régulièrement, le soir, montant des rues alentour, ils entendent des tirs. A titre de précaution, ils dorment tout habillés, leurs armes à portée de main. Une nuit, la menace se précise. La fusillade est plus nourrie que d’habitude, des voitures et des pick-up bourrés de civils armés jusqu’aux dents rôdent autour de l’hôtel. John O’Neill place ses hommes en position de défense et fait disposer dans la rue deux véhicules blindés des Marines. L’assaut tant redouté n’a pas lieu, mais, le lendemain, O’Neill donne l’ordre à ses hommes de se replier sur l’USS Duluth qui mouille dans la baie d’Aden. Ce n’est pas une très bonne idée, car pour se rendre à Aden, les agents du FBI doivent emprunter chaque jour les hélicoptères de l’US Navy. Dès le premier jour, les pilotes sont obligés de se livrer à une série de manoeuvres compliquées et risquées. Leurs radars ont détecté des batteries de missiles SAM-7 armés qui suivent leurs déplacements. L’adversaire le plus résolu d’O’Neill n’est pas yéménite, mais américain: c’est l’ambassadrice des Etats-Unis, Barbara Bodine. Ils se sont déplu dès leur première rencontre. Depuis 1997, la diplomate s’acharne à faire du Yémen un allié. Elle est plus soucieuse de ne pas froisser les Yéménites que d’aider les agents du FBI. En les voyant débarquer par dizaines, elle leur a manifesté son hostilité. Elle aurait souhaité que le contingent se limite à une poignée d’agents et n’est pas loin de donner raison aux policiers yéménites quand ils disent qu’ils n’ont aucun besoin du FBI: «Imaginez qu’un avion militaire étranger se pose à Des Moines et que 300 hommes armés en débarquent», dit-elle pour justifier son désaccord. L’ambassadrice exagère. Les agents du FBI ne sont que 150, dont un tiers détaché à la sécurité et composé de médecins, techniciens, criminologues et photographes. L’ambassadrice Bodine est résolue à reprendre les choses en main. Sous prétexte de ne pas choquer les Yéménites, elle refuse que les agents soient équipés de fusils ou d’armes automatiques jugées par trop voyantes, et elle obtient une réduction du contingent du FBI. «Elle envoyait de nombreux télégrammes au département d’Etat, traitant John O’Neill de menteur, disant qu’il embarrassait les Etats-Unis et qu’il devait être rappelé», détaille Barry Mawn qui reçoit régulièrement copie des protestations du département d’Etat auprès du directeur du FBI, Louis Freeh. Au bout de quelques semaines, Freeh envoie Mawn au Yémen pour enquêter sur O’Neill. «J’ai parlé à l’ambassadrice américaine, à John O’Neill et à nombre de personnes impliquées dans l’enquête, poursuit le directeur du bureau de New York à la fin des années 1990. J’en suis arrivé à la conclusion que John faisait son boulot. Il conduisait certes son enquête de manière un peu agressive et avait peut-être fait des mécontents au Yémen, mais il les bousculait pour obtenir des informations et moi, ça m’allait très bien. En rentrant, j’ai dit à Freeh que John faisait ce qu’il devait faire.» John O’Neill quitte le Yémen en novembre 2000 avec la ferme intention d’y revenir un mois plus tard. Mais, après Noël, quand il manifeste son désir de poursuivre sa mission sur le terrain, l’ambassadrice Barbara Bodine refuse de lui accorder son accréditation. Louis Freeh ne pipe mot. O’Neill ne retournera jamais plus au Yémen. Barbara Bodine a remporté une victoire à la Pyrrhus. En le chassant du Yémen, elle ralentit considérablement l’enquête sur l’attentat perpétré contre l’USS Cole et favorise la mise au point du projet de nouvelle attaque contre les Etats-Unis, celle qui va détruire les deux tours du World Trade Center le 11 septembre 2001. 

Pendant ce temps, Ali Soufan poursuit patiemment son travail de fourmi. Ses hommes quadrillent l’USS Cole à la recherche du moindre indice: empreintes et traces d’ADN susceptibles de leur permettre de remonter une piste. Soufan sait que, sans l’aide des autorités yéménites, l’enquête risque fort de déboucher sur une impasse. Le général al-Qamish se révèle être leur allié le plus sûr. Le dossier de la police yéménite n’est pas aussi vide que le pensaient les agents du FBI. Au lendemain de l’attaque contre l’USS Cole, Hani, un enfant de douze ans, s’est présenté à la police d’Aden. Il raconte qu’il était en train de pêcher sur les quais quand une camionnette Nissan s’est arrêtée près de lui. L’un de ses occupants lui a remis 100 rials pour qu’il la surveille en attendant que quelqu’un vienne la rechercher. Puis, ils sont partis et ne sont jamais revenus. La police a écouté le garçon avant de le coffrer, lui et son père. Au Yémen, la réaction des policiers est parfois surprenante, toujours brutale. O’Neill et Soufan bataillent ferme pour obtenir l’autorisation d’interroger Hani et de se rendre sur le port en sa compagnie. Le gamin a peur. Quelques bonbons l’apaisent. Soufan lui pose une question à laquelle les Yéménites n’avaient pas songé: «Tu peux me montrer où était garée la camionnette Nissan que tu devais garder?» Elle est toujours là! Al-Qaïda a commis sa première grosse erreur. Soufan obtient des Yéménites l’adresse de son propriétaire, une maison dans la banlieue d’Aden qui lui procure une curieuse impression de déjà-vu. Elle ressemble en effet à s’y méprendre à celle où a été fabriquée la bombe qui a détruit l’ambassade de Nairobi en 1998. A l’intérieur, tout est parfaitement rangé, un tapis de prière déroulé et orienté vers La Mecque. L’évier de la salle de bain est par contre plein de cheveux qu’emportent les agents du FBI, ainsi que des poils et un rasoir, afin d’effectuer des prélèvements d’ADN. La piste les mène à une autre demeure de la banlieue appartenant à un certain Abd al-Rahim Hussein Muhammad al-Nashiri, un nom familier à Soufan. L’agent spécial se rappelle en effet l’avoir vu dans les documents relatifs à l’enquête sur les attentats contre les édifices américains au Kenya et en Tanzanie. Un témoin avait dit de lui qu’il était chargé d’organiser un attentat contre un navire, à Aden. Soufan vient d’établir qu’Al-Qaïda est bien responsable de l’attaque contre l’USS Cole. Quelques jours plus tard, les hommes du général Ghalib al-Qamish arrêtent deux hommes qu’ils soupçonnent d’être proches de l’organisation de ben Laden. Soufan demande à les interroger à son tour, mais les Yéménites refusent, car «ils ont juré sur le Coran qu’ils sont innocents, cela nous suffit». Pas pour Soufan qui, après des semaines de siège, obtient enfin du général la permission de mener les interrogatoires comme il l’entend. Il sait qu’il lui faut jouer très serré: il n’a pas droit à l’erreur et travaille sans filet. Il se prépare à un affrontement qui s’annonce rude: «Ce genre d’interrogatoire, dit-il, c’est comme si vous jouiez aux échecs et au poker en même temps. Il faut soigneusement planifier l’entretien. Vous devez connaître les moindres détails de votre dossier, vous devez être capable de bluffer votre adversaire tout en avançant selon un plan méthodiquement dessiné. C’est un jeu mental complexe, fondé sur l’idéologie, la culture, une connaissance approfondie du sujet…» Des deux hommes, le plus important et le plus redoutable est Fahd Mohammed Ahmed al-Quso. Soufan s’installe face à ce petit homme à la chevelure crépue, à la barbe longue et fine qu’il tortille sans arrêt tout en regardant son interlocuteur d’un air de défi. Avant même que Soufan ait pu prendre la parole, la porte de la salle d’interrogatoire s’ouvre sur un officier de renseignement yéménite qui se dirige vers al-Quso et l’embrasse sur les deux joues avant de repartir. Le message est clair: l’homme d’Al-Qaïda est protégé par les Services secrets yéménites. L’agent américain ne se laisse pas pour autant démonter. Il entame l’interrogatoire par des questions en apparence anodines, mais qui font baisser la garde d’al-Quso. Celui-ci reconnaît avoir combattu en Afghanistan aux côtés d’Oussama ben Laden, il admire le chef d’Al-Qaïda et partage ses idées. Soufan lui demande alors s’il a l’intention de se marier. L’homme sourit, gêné. «Alors, aide-toi à te tirer du mauvais pas où tu t’es mis. Je peux t’aider. Dis-moi quelque chose.» Quelques heures plus tard, al-Quso avoue sa participation à l’attaque de l’USS Cole, Al-Qaïda l’avait chargé de filmer l’action. Sa caméra se trouve encore chez sa sœur. Le matin de l’attentat, il dormait à poings fermés et ne s’est pas réveillé à temps. Al-Quso admet aussi avoir rencontré en Afghanistan un djihadiste unijambiste surnommé «Khallad». Soufan connaît aussi ce nom-là: deux ans auparavant, l’un de ses informateurs lui avait parlé d’un lieutenant de ben Laden du même nom qui a perdu une jambe au cours des combats en Afghanistan. Est-ce la même personne? Pour s’en assurer, l’investigateur a besoin d’une photo de ce Khallad pour l’envoyer à l’un de ses informateurs au Pakistan. Soufan demande à Ghalib al-Qamish des photos des suspects, mais le général se braque et lui fait remarquer que le FBI n’est pas le bienvenu dans l’enquête. Le jeune agent s’obstine et réussit à le convaincre de sorte qu’il lui remet les précieux clichés de Khallad. Quelques jours plus tard, son informateur identifie formellement Khallad comme étant Tawfiq bin Attash, le principal lieutenant de ben Laden. A partir de là, Soufan fait ce que tout bon agent du FBI aurait fait: il remonte la piste de l’argent qui a servi à financer l’attentat et découvre que Khallad a remis les billets qui ont permis d’acheter le bateau employé lors de l’attaque à al-Quso. Il tombe aussi sur des opérations financières anormales: quelques mois avant l’attaque, al-Quso s’est rendu à Bangkok pour remettre 36’000 dollars à Khallad afin, selon lui, de pouvoir acheter une prothèse. L’agent du FBI, qui n’en croit pas un mot, ne comprend toutefois pas pourquoi des terroristes yéménites envoient de l’argent en Thaïlande. Financeraient-ils une opération internationale plus importante que l’attaque contre l’USS Cole? A la demande de Soufan, l’attaché juridique du FBI (Legat) à Bangkok passe en revue les numéros de téléphone composés depuis l’hôtel Washington où est descendu al-Quso. Il trouve la trace de nombreux appels au domicile d’al-Quso à Aden, mais aussi à destination d’une cabine téléphonique de Kuala Lumpur, en Malaisie. Soufan demande alors à la CIA si elle possède des informations sur Khallad et sur la mystérieuse cabine de Kuala Lumpur. Pour lui donner plus de poids, c’est le directeur du FBI, Louis Freeh, qui adresse personnellement sa requête à l’Agence. La CIA répond qu’elle ne peut pas l'aider. En fait, la CIA en sait bien plus long qu’elle ne veut le reconnaître. Elle sait notamment que les hommes d’Al-Qaïda se servent régulièrement de cette cabine pour leurs conversations téléphoniques et que Khallad s’est rendu plusieurs fois à Kuala Lumpur pour participer à des réunions de l’organisation dans un appartement situé juste en face de la fameuse cabine.

Ali Soufan appartient à une génération d’agents du Bureau habitués à travailler en bonne intelligence avec la CIA. Il a même l’impression que, à l’heure de la guerre mondiale contre le terrorisme, le Bureau et l’Agence font front commun. Son collègue Dan Coleman ne travaille-t-il pas pour Alec Station, la cellule de la CIA chargée de traquer Al-Qaïda? John O’Neill, son mentor, ne fait-il pas tous les efforts pour aplanir les choses avec l’Agence? Lui-même a été approché par des agents de la CIA qui lui ont proposé de rejoindre la «face obscure de la force», comme ils disent non sans humour. Ce contact s’est déroulé après une mission effectuée en Jordanie en compagnie de son superviseur, Pat D’Amuro, dans le cadre d’une enquête sur une cellule d’Al-Qaïda qui menaçait de s’en prendre aux touristes étrangers. Après avoir discuté avec les Jordaniens, Soufan a réalisé que la CIA fondait ses analyses sur des données erronées et l’a signalé au chef de la station d’Amman. Résultat: le chef d’antenne a détruit douze câbles qu’il devait envoyer au quartier général de l’Agence. Plus grave, au siège de la CIA à Amman, Soufan est tombé sur un carton plein de documents provenant des services jordaniens que personne ne s’était donné la peine d’ouvrir. A l’intérieur, une liste des cibles d’Al-Qaïda et un plan d’attaques détaillé. Ces éléments serviront à faire condamner une vingtaine de terroristes arrêtés par les Jordaniens. On comprend mieux que la CIA n’aime pas trop ce jeune Libanais qui marche sur ses plates-bandes. En 1998, dans le cadre de l’enquête sur les attentats contre les ambassades américaines au Kenya et en Tanzanie, le FBI s’intéresse à un numéro de téléphone situé au Yémen que les terroristes ont appelé avant de passer à l’action. Oussama ben Laden aussi. En se servant de tous les appels entrants et sortants, le FBI arrive à reconstituer une carte détaillée de l’organisation de ben Laden que le Bureau communique à la CIA et à la NSA qui ont pour mission de veiller sur les intérêts américains hors des Etats-Unis. Le FBI, qui s’attend à un retour, va être amèrement déçu. La CIA et la NSA interceptent régulièrement les appels à destination et en provenance du «standard de la terreur». C’est ainsi que la CIA a appris fin 1999 qu’une réunion au sommet d’Al-Qaïda devait avoir lieu en Malaisie, à Kuala Lumpur. L’Agence connaît le nom de deux des participants, Khalid al-Mihdhar et Nawaf al-Hazemi, des Saoudiens membres de l’organisation. La CIA localise al-Mihdhar en transit dans un hôtel de Dubaï. Un agent sur place pénètre dans sa chambre d’hôtel et photographie son passeport. Les clichés sont ensuite envoyés à Alec Station pour y être analysés. Khalid al-Mihdhar possède un visa américain, une information qui aurait normalement dû être transmise au FBI. Mais la CIA ne le fera pas. En revanche, l’Agence alerte son homologue malaisienne et lui demande de surveiller la réunion qui doit se tenir dans la capitale de son pays le 5 janvier 2000. Les Services malaisiens photographient des responsables et des militants d’Al-Qaïda au pied de l’immeuble où elle doit se dérouler, dans des cybercafés ou encore dans la fameuse cabine téléphonique qui intéresse tant Ali Soufan. Non seulement la CIA ne l’informe pas qu’elle a fait surveiller (ou qu’elle surveille toujours) ladite cabine, mais elle se garde bien de lui signaler l’existence du sommet à Kuala Lumpur. Si elle l’avait fait, elle aurait été obligée de fournir à l’agent du FBI les photos des participants sur lesquelles il aurait reconnu deux personnes qui l’intéressaient au plus haut point: Fahd al-Quso et Khallad. D’ailleurs, à Bangkok, la CIA a photographié les deux terroristes en compagnie d’un des membres du commando-suicide dix mois avant l’attentat de l’USS Cole. Soufan aurait alors pu poser les bonnes questions à Fahd al-Quso et aurait ainsi sans doute compris qu’il préparait une action d’envergure en partie financée par les 36’000 dollars remis à Khallad.

Le détective du FBI finit par avoir vent de la réunion au sommet à Kuala Lumpur, dont il ne sait qu’une chose: elle était suffisamment importante pour que des responsables haut placés dans l’organisation d’Al-Qaïda s’y soient rendus. Il comprend que l’attentat contre l’USS Cole y a été planifié, mais il ne peut plus demander d’éclaircissements à Fahd al-Quso auquel il n’a plus accès depuis le départ de John O’Neill du Yémen, fin novembre 2000. En revanche, il a découvert le nom de deux des participants: Khalid al-Mihdhar et Nawaf al-Hazemi. Il demande donc à la CIA des précisions sur ce sommet et les deux suspects. L’Agence lui répond qu’elle n’en sait rien. Or les deux terroristes sont déjà aux Etats-Unis. Ils sont arrivés le 15 janvier 2000, dix jours seulement après la réunion de Kuala Lumpur. Leurs billets d’avion et leur séjour ont été payés par Khallad avec une partie des dollars que lui avait remis Fahd al-Quso. La CIA le sait! Mais, contrairement à ce qu’elle aurait dû faire, elle s’abstient d’en informer le Bureau. Son silence relève de la mission même de l’Agence: le renseignement et la manipulation. Et ses responsables connaissent les méthodes des agents spéciaux du FBI avec les terroristes: ils les surveillent, les manipulent, puis procèdent à des arrestations en vue de les déférer devant la justice. Plus retorse, la CIA n'a que faire des arguties judiciaires et n’a aucun scrupule. A trois reprises, Soufan réclamera à la CIA des renseignements sur Khalid al-Mihdhar et Nawaf al-Hazemi en insistant sur le fait qu’ils sont dangereux. Sans succès. «Je suppose qu’à l’époque ils savaient que des membres d’Al-Qaïda étaient aux Etats-Unis et que nous voulions les interroger à propos de l’attaque de l’USS Cole», affirme l’agent. «Je ne sais pas pourquoi la CIA a gardé pour elle ces informations, s’interroge quant à lui Pat D’Amuro, son supérieur. Je ne sais si c’est parce qu’ils voulaient mener leur propre enquête ou qu’ils pensaient pouvoir en tirer des renseignements. Je n’ai aucune idée des raisons pour lesquelles ces informations ont été cachées au Bureau, mais j’aimerais bien les connaître…» Khalid al-Mihdhar et Nawaf al-Hazemi sont deux des cinq pirates de l’air qui ont détourné le vol 77 d’American Airlines qui s’est écrasé sur le Pentagone, le 11 septembre 2001. On n’ôtera jamais de la tête des agents du FBI que si la CIA leur avait signalé la présence des deux terroristes sur le territoire américain, la tragédie aurait pu être évitée. Entre le mois de juillet 1999 et le 10 septembre 2001, Alec Station fait parvenir au FBI plus de 1’000 rapports spéciaux (Central Intelligence Reports, CIR), c’est-à-dire pratiquement toute la production de la Station, à l’exception notable des rapports concernant la réunion de Kuala Lumpur ainsi que Khalid al-Mihdhar et Nawaf al-Hazemi. Les enquêteurs de l’OGI (Office of the General Inspector), la police des polices du département de la Justice, se procureront ces rapports en 2004 et découvriront qu’ils ont été communiqués pour information à la NSA, mais pas au FBI…

Comment en est-on arrivé là? Pour le comprendre, il faut remonter à l’année 1995 quand le département de Justice a décidé de dissocier formellement les agents du FBI s’occupant d’espionnage et de contre-espionnage des autres agents en érigeant entre eux un «mur» qui leur interdisait de parler de leurs enquêtes avec leurs collègues chargés des affaires criminelles. Par prudence, les responsables du FBI transforment ce «mur» en une véritable muraille menaçant la carrière de tout agent du contre-espionnage qui la franchirait. Un rempart qui va par la suite se dresser aussi entre les agents d’une même équipe. «Il faut vous rappeler ce qui se passait à l’époque, explique Pat D’Amuro. Les juges s’inquiétaient que le FBI utilise dans des procédures criminelles de droit commun des renseignements collectés dans le cadre d’affaires concernant la sécurité nationale et le contre-espionnage. A la demande du département de Justice, le FBI a donc dressé cette "muraille de Chine" pour empêcher tout échange d’informations entre le contre-espionnage et le reste du Bureau. Dans l’équipe I-49 de Dan Coleman à New York, il y avait un agent qui travaillait sur l’aspect "contre-espionnage" des attentats contre les ambassades au Kenya et en Tanzanie. Il a dû signer un affidavit, une déclaration sous serment, certifiant qu’il ne dévoilerait aucune information à ses collègues susceptibles de témoigner dans le cadre de l’enquête sur ces attaques. Ce type était assis juste à côté de Dan Coleman et n’avait pas le droit d’échanger des informations sur ben Laden avec la personne qui, au FBI, avait travaillé depuis le plus longtemps là-dessus. Aussi ridicule qu’aberrant!» Cette idée de «mur» n’était pas pour déplaire à la CIA qui, au nom de la protection «des sources et des méthodes», a bâti une autre forteresse et refusé de communiquer au FBI des informations vitales pour ses propres enquêtes. Ce qui n’empêche pas le Bureau de jouer le jeu et de lui transmettre des éléments essentiels comme l’existence au Yémen d’un véritable «standard de la terreur» dirigé par un responsable d’Al-Qaïda nommé Ahmad Mohammad Ali al-Hada, qui n’est autre que le beau-père de Khalid al-Mihdhar. En juillet 2001, alors qu’il se trouve à San Diego, prêt à passer à l’action, le terroriste appelle huit fois le numéro de son beau-père pour parler à sa femme sur le point d’accoucher. La CIA le sait, mais ne transmet pas l'information au FBI. Pourtant, le Bureau se sert des appels émis ou reçus par le «standard de la terreur» pour dresser la cartographie d’Al-Qaïda à travers le monde. Si l’Agence lui avait passé l’information, le Bureau ne serait certainement pas resté les bras croisés. Lawrence Wright, dont l’enquête sur le 11 septembre a été couronnée par le Prix Pulitzer, a écrit que les agents de l’équipe I-49 du FBI de New York sont partis à l’assaut de la «muraille» de la CIA de manière «agressive et créative». Quand la CIA a refusé de leur fournir les comptes-rendus des téléphones satellitaires de ben Laden, les agents du FBI ont monté leur propre station d’interception en édifiant deux antennes, l’une à Palau dans le Pacifique et l’autre à Diego Garcia dans l’océan Indien. Ils ont aussi installé à Kandahar, non loin de la frontière avec l’Afghanistan, une cabine téléphonique payante avec relais satellite afin d’écouter les conversations des djihadistes. Cerise sur le gâteau, elle était également dotée d’une caméra vidéo qui permettait ainsi aux agents fédéraux d’identifier les usagers. «Des millions de dollars et des centaines d’heures de travail ont été dilapidés pour obtenir des informations que d’autres agences refusaient de partager», s’insurge le journaliste américain.

Au début du mois de juin 2001, la police yéménite arrête huit militants islamistes accusés d’avoir tenté de faire sauter l’ambassade américaine. Sur suggestion de John O’Neill, le directeur du FBI, Louis Freeh, évacue les agents du FBI restés au Yémen. Ali Soufan rentre à New York pour apprendre une bien triste nouvelle: O’Neill s’en va. Il faut dire qu’il n’avait pas que des amis au sein du Bureau, loin de là. Ses ennemis lui reprochaient de ne pas être stable, d’être un coureur de jupons, d’avoir une vie sentimentale trop agitée; d’autres mettaient en avant les risques qu’il faisait courir au Bureau: «John était souvent comme un éléphant dans un magasin de porcelaine, avoue Pat D’Amuro. Mais il savait ce qui devait être fait, et il le faisait.» En août 2001, le magazine Time tire à boulets rouges sur O’Neill. Citant des sources internes au FBI, l’hebdomadaire révèle qu’il s’est fait voler une mallette bourrée de documents confidentiels alors qu’il participait à une conférence en Floride. La mallette a certes été retrouvée avec les dossiers secrets, mais le mal était fait. Chargé des enquêtes internes au FBI, l’Office of Professional Responsibility (OPR) lance ses limiers aux basques de John O’Neill. La presse annonce qu’un responsable du contre-terrorisme du FBI est sur la sellette. Ecœuré, O’Neill démissionne du FBI. Ali Soufan le retrouve dans son bureau le 22 août 2001, son dernier jour au FBI, alors qu’il fait ses cartons. Les deux hommes vont prendre un sandwich dans un deli, non loin du siège new-yorkais du FBI. Voyant O’Neill mordre à belles dents dans son jambon, Soufan lui dit en riant: «Si tu ne modifies pas tes pratiques d’infidèle, tu iras en enfer!» Avant de quitter le Bureau, O’Neill prend une dernière décision: il renvoie Soufan au Yémen. Le jeune agent sent que quelque chose de terrible se prépare et espère pouvoir rassembler suffisamment d’informations pour l’empêcher. Il sait que la réponse à ses questions se trouve là-bas. En juillet 2001, il a envoyé à la CIA une troisième demande d’informations sur la réunion au sommet de Kuala Lumpur, car il a la certitude que, outre l’attentat contre l’USS Cole, une autre action a été envisagée. Une nouvelle fois, la CIA ne répond pas. Cette même semaine, une analyste du FBI basée à Alec Station tombe sur des câbles concernant la réunion de Kuala Lumpur et réalise que Khalid al-Mihdhar et Nawaf al-Hazemi se trouvent aux Etats-Unis. Elle passe l’information au Quartier général qui alerte le superviseur de l’équipe I-49. Mais, en raison du «mur», seuls les agents de la section du contre-espionnage sont informés. Steve Bongart, l’un des agents spéciaux de l’équipe I-49, prend connaissance de l’information et contacte un responsable à Washington:
- Khalid al-Mihdhar et Nawaf al-Hazemi sont ici.
- J’espère que vous plaisantez!
- S’ils sont là, ce n’est sûrement pas pour aller visiter Disneyland!

Bureaucratie oblige, les agents de l’équipe I-49 n’ont pas le droit de s’occuper de l’affaire. Alors Steve Bongart envoie un mail au Quartier général dans lequel il prévient: «Un jour, il y aura des morts et, mur ou non, l’opinion ne comprendra pas pourquoi on n’a pas été plus efficace.» Le FBI ignore où se trouvent les terroristes et, comble de malheur, en raison des vacances, le seul agent du contre-espionnage disponible est un novice. Malgré tous ses efforts, celui-ci n’arrivera pas à localiser les deux hommes qui ont déjà quitté leur résidence de San Diego pour remonter vers le nord et accomplir leur terrible mission. Il est trop tard, et le seul homme qui pouvait empêcher le drame, Ali Soufan, est retourné au Yémen pour se lancer dans une course contre la montre perdue d’avance. Avant de le quitter, au soir du 22 août 2001, O’Neill lui avait dit: «Dans moins de dix jours, je prends mes nouvelles fonctions, à quelques blocs d’ici, juste au bout de l’avenue. Viens me voir, quand tu passes par New York.» Tragique ironie du sort, à compter du 1er septembre 2001, John O’Neill est le nouveau responsable de la sécurité des tours jumelles du World Trade Center, au bout de l’île de Manhattan!

Barry Mawn est à son bureau, trente-six étages au-dessus de l’Hudson, quand il entend un puissant bruit de moteur d’avion, suivi d’une forte explosion. Il pense qu’un avion vient de se crasher dans le fleuve. Sa secrétaire fait irruption dans son bureau en criant:
- World Trade Center! World Trade Center!

Elle ne semble pas pouvoir dire autre chose. Barry Mawn la suit dans son bureau et, de ses fenêtres, voit, à cinq blocs de là, la tour nord du World Trade Center d’où s’échappe un épais nuage noir. Il est 8 h 48, le 11 septembre 2001. Le directeur du bureau de New York n’hésite pas une seconde et ordonne à ses troupes d’intervention (SWAT) et à ses équipes de la police scientifique (Evidence Response Team) de se rendre immédiatement sur les lieux de ce qui lui semble être un accident, afin d’aider la police et les pompiers new-yorkais. Après avoir expédié les affaires urgentes, il se rend à pied vers les tours jumelles. Approchant du World Trade Center, il distingue des silhouettes tomber dans le vide. Quand il retrouve le chef de la police de New York au pied de la tour nord, à l’angle de Vessey et de Church Street, il voit le second avion se fracasser contre la seconde tour. Aussitôt, il pense: «C’est Al-Qaïda.» Il se met à courir et, au bout d’une centaine de mètres, se jette sous une ambulance à l’arrêt. La tour éviscérée fait pleuvoir des débris d’avion, des morceaux de moteurs, des pièces métalliques, des bouts de roues qui s’éparpillent dans les airs au milieu des éclats de verre, des plaques de béton, des poutrelles tordues et des fragments humains, avant d’aller se fracasser au sol et de le joncher sur des centaines de mètres. Puis, c’est le silence. Barry Mawn remonte vers les deux tours et retrouve ses adjoints. Il donne l’ordre de regrouper les quelques centaines d'agents spéciaux qui sont sur les lieux et de se replier vers leur bureau. Face à ce qui apparaît déjà comme une action terroriste, il estime que la mission de ses agents n’est pas d’aider policiers et pompiers. Sans le savoir, il vient de sauver la vie à 200 agents du FBI. Avant de se replier, Barry Mawn tient toutefois à s’entretenir avec le chef de la police de New York. Un jeune agent de police lui dit l’avoir vu à un bloc des tours en remontant vers l’ouest. Il redescend Vessey Street, laissant les tours à sa droite. Peu après, il entend un monstrueux craquement: la tour nord est en train de s’effondrer. Barry Mawn réalise qu’il n’arrivera jamais à s’échapper à temps. Deux pompiers surgissent devant lui et se mettent à courir. Il les suit, pensant qu’ils savent mieux que lui ce qu’il convient de faire. Les trois hommes s’engouffrent dans un bâtiment d’une dizaine d’étages, long comme un bloc d’immeuble. C’est la troisième tour du World Trade Center, le WTC7. Tous trois se réfugient derrière un pilier de béton et l’un des pompiers crie à Barry Mawn:
- Accrochez-vous à votre voisin et ne le lâchez sous aucun prétexte. Avec votre autre main, couvrez votre nez et votre bouche du mieux que vous pourrez!

Au même instant, la tour sud s’écroule. Le souffle fait voler en éclats la baie vitrée du WTC7, des milliers d'éclats de verre tranchants comme des poignards fendent l’air. Derrière son pilier, Barry Mawn entend les rafales de morceaux de verre se briser contre le béton dans un bruit d’arme automatique. Puis tout devient noir; Mawn n’arrive même plus à distinguer les traits du pompier auquel il s’agrippe. Un épais brouillard de poussière d’amiante, accompagné de tornades de débris, s’abat sur le quartier. Mawn ne parvient plus à respirer, il pense: «Je vais mourir.» Soudain, un rai de lumière jaillit des ténèbres; un homme équipé d’une puissante torche émerge d’un nuage de poussière en hurlant: «Y a quelqu’un?» Les pompiers prennent la décision de remonter dans les étages afin d’évacuer les personnes encore présentes sur place. Le directeur du Bureau se précipite, quant à lui, vers l’issue la plus proche. A 17 heures 25, la troisième tour du World Trade Center, le WTC7, s’effondre à son tour. Une destruction qui fera couler beaucoup d’encre et soulèvera beaucoup de questions restées à ce jour sans réponse. C’est en effet dans le WTC7 que se trouvait une partie des archives les plus sensibles de l’administration américaine, ainsi que des locaux de la CIA, ceux de la cellule de crise de la ville de New York.

Au lendemain de l’attentat, Barry Mawn fait le bilan de ses pertes. Le bureau ne compte qu’un mort, Lenny Hatton, resté dans les tours aux côtés des équipes de secours. Le FBI ayant compétence sur cette affaire, c’est donc à lui de diriger ce qui s’annonce déjà comme la plus grande enquête de l’histoire des Etats-Unis. Bientôt, un poste de commandement composé de représentants de cinquante agences fédérales sera mis en place, et des milliers de policiers et d’enquêteurs seront à la disposition du FBI. Mais, pour l’heure, Barry Mawn a conscience qu’il ne peut traiter cette enquête comme les autres. Quand le substitut du procureur de Manhattan, Mary Jo White, lui demande ce qu’il compte faire pour sécuriser la «scène du crime», il l’entraîne à l’extérieur et remonte avec elle les rues recouvertes de débris et recouvertes d’une épaisse couche de poussière en direction des ruines. Des tonnes de ferraille, de béton et de verre s’entassent en lieu et place du World Trade Center. «Maintenant, je comprends ce que vous voulez me dire, lâche Mary Jo White. Ce n’est vraiment pas une scène de crime comme les autres…» Normalement, Barry Mawn aurait dû boucler le quartier pour lancer ses équipes à la recherche d’indices. Il aurait fallu récupérer tous les morceaux des deux avions, les restes des bagages et surtout des cadavres des passagers afin de pouvoir les identifier grâce à leur ADN. Mais comment différencier les restes de leurs corps de ceux des quelque 3’000 victimes de l’effondrement des tours? Pour l’avoir eu au téléphone, Barry Mawn savait que le maire de New York souhaitait déblayer les lieux au plus vite. Voilà pourquoi il décide de ne pas circonscrire la «scène du crime». Il donne néanmoins l’ordre à ses agents et aux secouristes de mettre de côté tout ce qui pourrait ressembler à des indices. Il envoie des agents à la décharge de Staten Island pour fouiller les débris qui y sont déversés par camions pleins, ainsi qu’à la morgue. Au milieu des décombres, à quelques blocs des ruines, parmi les millions de feuilles de papier qui tapissent les rues, un passant ramasse un passeport vert à peu près intact, avec des inscriptions en arabe: il est au nom de Satam al-Suqami, l’un des pirates de l’air qui a foncé dans la tour nord. Le passant remet le passeport à un policier avant de disparaître. Les agents du FBI enregistrent la pièce à conviction sans se poser de question.

11 Septembre FBI 11 Septembre FBI
Retrouvé dans les décombres, le passeport muni du visa d'immigration de Satam al-Suqami, l'un des pirates de l'air du vol 11 American Airlines qui a été détourné et s'est écrasé dans la première tour du World Trade Center dans le cadre des attentats du 11 septembre 2001. © Gouvernement fédéral des Etats-Unis

En ce début de matinée du 11 septembre, peu après l’attentat, Dan Coleman, dit «le Professeur» en raison de sa bonne connaissance du dossier ben Laden, n’est pas loin de la tour nord. Il n’a pas entendu l’ordre de repli des agents spéciaux, car il est trop occupé à établir des liaisons entre les agents et policiers qui se trouvent au Yémen et leurs familles. Il vient juste d’en terminer et de quitter le PC des communications quand, alors qu’il arrive en voiture à hauteur de l’église Saint Paul, à un bloc de la tour nord, celle-ci commence à s’écrouler. Sur Broadway, qu’il descend en direction du World Trade Center, il voit fondre sur lui un énorme nuage de poussière et de débris de toutes sortes. Il pense: «Tiens, une tornade!» Puis il corrige: «Sauf que, à New York, il n’y a pas de tornade.» Le passager qui se trouvait à côté de lui descend de voiture et s'enfuit à toutes jambes. «Un bon agent du FBI préfère être damné plutôt qu’abandonner sa voiture», soupire Dan Coleman. Il est un bon agent. Il braque brusquement, fait faire un demi-tour hasardeux à son véhicule et fonce vers le nord. Sur les trottoirs et dans les rues, c’est la panique, les gens courent en tous sens. Dan Coleman veille à n’écraser personne avant de piler net devant quatre policiers. «Aidez-nous, lui dit l’un d’entre eux, mon collègue fait une crise cardiaque, conduisez-nous à l’hôpital le plus proche!» Les policiers s’engouffrent dans la voiture qui redémarre au milieu du nuage de poussière et de gravats. Coleman continue à remonter Broadway à toute allure, mais il n’y voit plus rien. Autour de lui, tout est gris ou marron, des bouts de métal, des éclats de béton, des papiers et d’autres matériaux pleuvent de partout. Le policier souffrant halète de plus en plus. L’un de ses collègues hurle: 
- Il nous faudrait de l’air conditionné.

Dan Coleman s’exécute et règle la ventilation sur sa puissance maximale. «Ce n’était pas une bonne idée, commente-t-il aujourd’hui. Les volets de la clim’ se sont ouverts...» Immédiatement, des flots de poussière envahissent la voiture et asphyxient les occupants. Dan Coleman et les policiers se précipitent hors du véhicule en toussant pour se retrouver au coeur des ténèbres. Coleman est secoué de quintes de toux, elles ne le lâcheront plus jamais. Depuis, le «Professeur» se consume de l’intérieur pour avoir inhalé plus de poussière d’amiante et de substances cancérigènes que son corps ne peut en supporter. Il fait partie de ces dizaines de milliers de victimes du 11 septembre qui ne seront jamais comptabilisées. Témoin vivant de l’horreur de l’attaque, il est plus que jamais résolu à traquer jusqu’à son dernier souffle son ennemi mortel, Oussama ben Laden.

Par une tragique ironie du sort, sans le vouloir, Al-Qaïda s’est débarrassée en ce 11 septembre 2001 d’un autre de ses ennemis les plus redoutables: John O’Neill. Ali Soufan apprend la nouvelle de l’attaque des tours jumelles alors qu’il se trouve à l’Ambassade américaine de Sanaa, capitale du Yémen. Désemparé, il compose le numéro de téléphone de son ami O’Neill et tombe sur son répondeur. Soufan craint le pire, il a raison. O’Neill a péri dans l’effondrement de la tour sud, alors qu’il tentait de sauver des vies humaines. L’homme qui avait dédié la fin de sa carrière à la lutte contre Al-Qaïda a finalement été rattrapé par son ennemi. Au matin du 12 septembre 2001, Washington ordonne à Soufan et aux quelques hommes qui sont avec lui de rentrer au pays. Ils se précipitent à l’aéroport de Sanaa où ils retrouvent le chef de l’antenne de la CIA à Aden qui lui aussi est rapatrié. Les deux hommes attendent d’embarquer quand le téléphone de l’agent de la CIA sonne. «C’est pour toi», dit-il à Soufran en lui tendant l’appareil. A l’autre bout du fil, un responsable du bureau de Washington lui ordonne de rester au Yémen.
- Mais je souhaite rentrer pour enquêter sur ce qui s’est passé!
- Tu dois précisément rester au Yémen à cause de ce qui s’est passé. Tu dois interroger une nouvelle fois Fahd al-Quso: c’est notre seule piste.

Soufan récupère ses bagages et retourne à l’ambassade. Là, un fax l’attend. Ce sont ses ordres: il doit trouver des informations sur les terroristes du 11 septembre «par tous les moyens». C’est la première fois que l’agent spécial est confronté à une telle expression dans un ordre officiel du FBI. Puis, toujours par fax, il reçoit les photos des dix-neuf pirates de l’air responsables de l’attaque de la veille. Il a à peine le temps d'y jeter un coup d'oeil qu’un responsable de la CIA à Sanaa lui remet une enveloppe. A l’intérieur, trois photographies de surveillance et le rapport de la CIA sur la réunion de Kuala Lumpur du début de janvier 2000. Le «mur» qui séparait la CIA du FBI vient lui aussi de voler en éclats. Soufan réalise alors que la CIA surveillait depuis près d’un an et demi deux des pirates de l’air, Khalid al-Mihdhar et Nawaf al-Hazemi, présents à Kuala Lumpur. Il comprend aussi que l’Agence a tout fait pour que le Bureau ignore leur présence sur le territoire américain au cours des neuf mois qui ont précédé l’attaque. Soufan se précipite aux toilettes et vomit. Moins d’une heure plus tard, l’agent spécial débarque dans le bureau du chef des Services secrets yéménites, le général Ghalib al-Qamish:
- Je veux interroger une nouvelle fois Fahd al-Quso.
- Pourquoi? Ce qui s’est passé aux Etats-Unis n’a rien à voir avec l’USS Cole

Soufan coupe sèchement le général:
- Je ne parle pas de l’USS Cole. Frère John a disparu…

Il s’arrête brusquement, incapable de poursuivre. Le général a lui aussi les larmes aux yeux. Il prend son téléphone et ordonne à son secrétaire de faire venir al-Quso depuis Aden le soir même. Il appelle ensuite l’aéroport d’Aden et intime au pilote du seul vol du soir pour la capitale: «Je vous interdis de décoller sans mon prisonnier.» Il est un peu plus de minuit quand Ali Soufan entame l’interrogatoire de Fahd al-Quso dans une pièce voisine du bureau du général. «Vous n’allez quand même pas me convoquer à chaque fois qu’il se passe quelque chose à New York ou à Washington!» s'insurge le terroriste. Soufan pose sur la table les trois photos de surveillance de la réunion de Kuala Lumpur remises la veille par la CIA. On y distingue nettement Khalid al-Mihdhar et Nawaf al-Hazemi. «Je les ai peut-être vus dans des camps d’entraînement en Afghanistan ou au Pakistan», avance al-Quso. Le lendemain, la CIA remet à Soufan la quatrième et dernière photo prise à l’occasion de la réunion de Kuala Lumpur, celle où figure le cerveau de l’attaque contre l’USS Cole: Khallad. L’agent spécial réalise que l’attaque du destroyer et celle des deux tours sont liées et que, si la CIA ne lui avait pas dissimulé des informations essentielles, il serait sans doute remonté jusqu’aux terroristes du 11 septembre avant la date fatidique. Soufan interroge al-Quso pendant trois nuits d’affilée. Le jour, il rédige ses rapports et recoupe les informations. Quand il dort deux heures, il est content. Le quatrième soir, il s’effondre, épuisé, et doit être transporté aux urgences de l’ambassade. Ses collègues veulent l’évacuer pour raison sanitaire. No way. Il a conscience de l’importance des informations détenues par al-Quso. Il sait qu’il n’a pas encore tout tiré de lui. Le lendemain, il fait à nouveau face au djihadiste et lui montre une autre série d'images. Sur l’une d’elles, al-Quso identifie Marwan al-Shehhi, le terroriste qui a piloté l’avion du vol 175 de l’United Airlines et l’a fait se fracasser contre la deuxième tour du World Trade Center. Il l’a rencontré chez un responsable d’Al-Qaïda à Kandahar. Il se souvient qu’il était malade et que leur hôte, un émir ami d’Oussama ben Laden, l’a soigné. Détenu par la police yéménite, l’émir en question est interrogé peu après par Soufan. C’est un Saoudien costaud au visage poupin que dissimule une barbe épaisse; il s’appelle Nasser al-Bahri, mais préfère que l’on s’adresse à lui par son nom de guerre Abou Jandal (le Tueur), et connaît Oussama ben Laden mieux que personne puisqu’il a été son garde du corps pendant de longues années. Le chef d’Al-Qaïda lui faisait confiance au point de lui avoir demandé de lui tirer une balle dans la tête plutôt que de le laisser tomber aux mains de l’ennemi. Au fait de tous les secrets de l’organisation, ce n’est pas un client facile. Les gardes yéménites ont si peur de lui qu’ils se montrent uniquement masqués en sa présence et supplient Soufan de ne jamais mentionner leur nom et prénom. En voyant Soufan et un autre agent, Jandal demande en arabe ce que ces «infidèles» font là, puis s’assoit, bras croisés sur la poitrine, en leur tournant ostensiblement le dos. Soufan calme le djihadiste et obtient de lui qu’il se retourne. Sans pour autant le regarder, Jandal se lance dans une violente diatribe antiaméricaine. Commence alors ce qu’Ali Soufan appelle «une partie d’échecs et de poker simultanée». L’agent spécial réalise bien vite que son interlocuteur a été entraîné aux techniques du contre-interrogatoire qui stipulent que l’on ne doit jamais reconnaître plus que ce que sait déjà son adversaire. Jandal admet donc avoir combattu sur les principaux fronts de la guerre sainte: Bosnie, Afghanistan, Somalie. Soir après soir, Soufan revient pour discuter avec lui, parfois de théologie, et lui fait apporter des gâteaux sans sucre, car Jandal est diabétique, mais n’accumule que de menues informations. La cinquième nuit, l’agent spécial jette sur la table un magazine contenant des photos des attentats contre le World Trade Center.
- Ben Laden a fait ça, dit-il.
- Pour moi, ça ressemble à une production hollywoodienne, lui répond Jandal. C’est un coup des Israéliens.

Le djihadiste paraît ébranlé. L’agent spécial lui montre alors la une d’un journal local qui porte le titre: «Deux cents âmes yéménites périssent à New York.» «Dieu ait pitié de nous!» murmure l’émir. Sur sa lancée, Soufan sort un album contenant des photos des membres d’Al-Qaïda et des pirates de l’air du 11 septembre et le lui tend. «Regardez ces photos. Parmi elles, il y a des gens que j’ai arrêtés.» Jandal feuillette l’album et il marque un temps d’arrêt sur la photo de Marwan al-Shehhi. «Celui-là, tu le connais bien, lui lance Soufan. Ramadan 1999, Kandahar. Il était malade, tu es son émir, tu l’as soigné.» Jandal encaisse le coup. «Quand je pose une question, je connais la réponse. Si tu es intelligent, tu me dis la vérité.» Jandal commence alors à identifier ceux des militants d’Al-Qaïda qu’il connaît. Parmi eux, il y a les membres des commandos responsables des attaques du 11 septembre.
- Ben Laden n’a rien à voir avec le 11 septembre, insiste-t-il.
- Et moi je suis convaincu du contraire!
- Qui vous l’a dit?
- Vous!

«Il était complètement sous le choc, me raconte Ali Soufan. A ce moment-là, j’ai vraiment cru qu’il pensait que nous allions lui faire dire ce qu’il n’avait pas dit, qu’on allait lui fourrer des mots dans la bouche…» Soufan saisit alors une dizaine de photos qu’il étale devant lui: «Ce sont les pirates de l’air; ce sont les gens qui ont fait le 11 septembre. Vous venez de les identifier. Alors, maintenant, qui, selon vous, a organisé les attentats: les Israéliens?» L’émir blêmit. Il lâche, parlant de ben Laden: «Le cheik est devenu fou.» Jandal devient intarissable; il abreuve l’agent du FBI de révélations sur Al-Qaïda, sa structure, son commandement, ses membres, son armement, ses moyens de communication. L’information est d’une telle qualité qu’elle est directement transmise au directeur du FBI et à la Maison-Blanche. On dit que le président Bush a retardé l’invasion de l’Afghanistan d’une semaine afin de permettre une meilleure exploitation des confidences d’Abou Jandal. A partir du début décembre 2001, le FBI a envoyé de petits contingents d’agents en Afghanistan afin de recueillir des renseignements dans le cadre de son programme de lutte contre le terrorisme. Principale source d’information: les détenus qui s’entassent dans les prisons de l’armée américaine. Dès janvier 2002, des agents investissent la base navale de la baie de Guantanamo, au sud-est de Cuba, sur la piste des «combattants ennemis irréguliers» transférés là par les militaires. En mars 2003, ils sont aux côtés des troupes américaines qui envahissent l’Irak. Entre 2001 et 2004, plus de 200 fonctionnaires du FBI sont envoyés en Afghanistan, 500 à Guantanamo et 260 en Irak. En mars 2002, à Faisalabad au Pakistan, à l’issue d’une violente fusillade, la CIA s’empare d’un responsable d’Al-Qaïda, Zayn al-Abidin Mohammed Hussein, dit Abou Zoubaydah de son nom de guerre. Gravement blessé, le Palestinien né en Arabie saoudite est transféré dans une prison secrète de la CIA où il reçoit les premiers soins en attendant d’être interrogé. La prise est de taille. Le FBI et la CIA associent – enfin - leurs moyens. Le Bureau envoie Ali Soufan et l’un de ses collègues qui parle couramment l’arabe. Avant leur départ, leur superviseur, Charles Farham, dispense ses instructions: ils doivent épauler la CIA lors des interrogatoires de Zoubaydah et ne doivent en aucun cas lui signifier le moindre avertissement «Miranda», comme le stipule la loi américaine qui définit les modalités à respecter en cas d’arrestation, notamment le droit du prévenu à garder le silence. Dès lors, il est clair que le FBI n’a nulle intention de déférer Zoubaydah devant un tribunal américain. Pourtant, Soufan n’a pas non plus l’intention de changer sa manière d’opérer. Il bénéficie de l’appui logistique d’officiers de la CIA qui se tiennent en retrait, mais le quartier général de l’Agence n’a pas envoyé d’officier d’interrogatoire.

«Puis-je vous appeler Hani?» demande Soufan en guise de préambule. Zoubaydah, qui exigeait que ses interlocuteurs américains l’appellent par son nom de guerre, se fige et le dévisage. Il ne s’attendait pas à ce qu’un Américain demande à l’appeler par le petit nom qu’employait sa mère quand il était enfant. Soufan vient de marquer un point grâce à sa technique d’interrogatoire dite de l’«approche informée». Soufan montre aussi par là qu’il le prend au sérieux. Encore sous le choc de son arrestation, Zoubaydah s’était préparé à un interrogatoire musclé, mais Soufan l'a pris à contrepied. «Vous pouvez m’appeler Hani», lâche le responsable d’Al-Qaïda. Soufan devient dès lors un interlocuteur privilégié de Zoubaydah. «Le détenu a besoin du respect et de l’estime de l’interrogateur, expliquera Soufan devant une commission d’enquête du Sénat américain. L’interrogateur est la seule personne qui parle au détenu et l’écoute. On construit une relation que le détenu ne tient pas à mettre en péril.» Dès la première heure, le détenu accepte de collaborer et livre des informations si importantes qu’elles sont aussitôt communiquées au directeur de la CIA, George Tenet. Visiblement impressionné, celui-ci adresse ses félicitations aux officiers d’interrogatoire. Mais, apprenant que Zoubaydah a été interrogé par des agents du FBI, le directeur de la CIA se ravise et ordonne le départ immédiat d’une équipe d’officiers de la division du contre-terrorisme de l’Agence (CTC). Sur place, la situation du détenu se dégrade. Très affaibli par un premier interrogatoire, Zoubaydah est confié aux médecins de la CIA qui, après avoir constaté la gravité de ses blessures, décident de l’évacuer vers l’hôpital le plus proche, mieux équipé pour s’occuper de lui. Soufan et son collègue suivent le blessé et poursuivent l’interrogatoire quand son état de santé le permet. Mus par un sentiment d’urgence, les deux agents du FBI forcent la main au corps médical. Ils montrent au blessé un jeu de photos de membres d’Al-Qaïda. Zoubaydah s’arrête sur la photo d’un barbu: il ne connaît que son nom de guerre, Moktar, mais il sait qu’il s’agit du cerveau des attentats du 11 septembre. Il s’appelle en fait Khalid Cheikh Mohammed. La révélation est de taille. Pour la première fois, le FBI pénètre dans les arcanes du réseau terroriste du 11 septembre. Khalid Cheikh Mohammed est en effet l’oncle de Ramzi Yousef, l’artificier du premier attentat contre le World Trade Center en 1993, qu’il a financé. Il est aussi l’un des cerveaux de l’opération Bojinka, considérée comme l’ancêtre du 11 septembre, qui aurait dû détruire simultanément en vol douze avions de ligne américains et en propulser d’autres contre des buildings aux Etats-Unis. Il sera arrêté le 1er mars 2003 à Rawalpindi, au Pakistan, lors d’un raid monté par les Services secrets pakistanais (ISI) et la CIA. Torturé à de nombreuses reprises – la CIA lui appliquera 183 fois la torture dite de la noyade simulée (waterboarding) –, il aurait reconnu sa participation aux attentats du 11 septembre, ainsi qu’à l’enlèvement et à la décapitation du journaliste américain Daniel Pearl.

Au bout de quelques jours, l’équipe du CTC arrive de Washington. Pour une raison que l’on ignore, elle est alors placée sous l’autorité d’un agent contractuel d’une société de sécurité privée qui travaille régulièrement pour l’Agence. Et il a des idées très précises sur la manière de conduire un interrogatoire. Il commence par écarter les deux agents du FBI. Soufan proteste, Zoubaydah a commencé à parler. Le contractuel balaie ses arguments d’un revers de main; pour lui, tout ce qu’a dit le responsable d’Al-Qaïda est à mettre à la poubelle, il convient de briser d’abord sa résistance. L’interrogatoire reprend sous la direction de la CIA, cette fois en plus musclé. Zoubaydah n’a plus le droit de porter des vêtements, on l’empêche de dormir. Soufan, qui assiste en tant qu’observateur, s’insurge: les limites de la torture sont atteintes. Zoubaydah se ferme et interrompt toute collaboration. Washington s’inquiète et demande pourquoi Zoubaydah a brusquement cessé de parler. Washington ordonne alors à Soufan et à son collègue de reprendre l’interrogatoire. Quelques heures plus tard, Zoubaydah se remet à parler. Cette fois, il révèle que la prochaine attaque d’Al-Qaïda vise une grande métropole américaine où l’organisation a décidé de faire exploser une bombe radioactive. Surnommé «bombe sale», ce type d’engin est le cauchemar des forces antiterroristes occidentales. Zoubaydah fournit suffisamment d’éléments pour permettre, le 8 mai 2002, l’arrestation à Chicago de José Padilla, un citoyen américain. Une information que le procureur général John Ashcroft, en voyage à Moscou, rendra publique à l’occasion d’une conférence de presse. 

Mais la CIA n’entend pas rester les bras croisés. Quelques jours plus tard, les officiers d’instruction du CTC reviennent dans le jeu. Ils veulent s’assurer que Zoubaydah dit toute la vérité. La torture reprend et le détenu passe des jours entiers dans une pièce où de puissants haut-parleurs diffusent à plein volume une musique assourdissante. Quand il ne baigne pas dans une chaleur insoutenable, il est plongé dans un froid intense. Soufan n’est pas le seul à protester. L’un des officiers de la CIA aussi. Mais leurs protestations sont vaines, et les sévices se poursuivent. Outré, un psychologue de la CIA quitte les lieux en signe de désaccord. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, Zoubaydah interrompt toute collaboration. «On nous a alors ordonné à nouveau de reprendre l’interrogatoire, m’explique Ali Soufan. Cette fois, il nous a été plus difficile de rétablir le contact avec Abou en raison des techniques spéciales qui lui avaient été appliquées. Une nouvelle fois, le contractuel de la CIA est intervenu et a demandé à sa hiérarchie l’autorisation de le placer dans une boîte de confinement.» Furieux, Soufan en réfère alors à son supérieur, le directeur adjoint du FBI chargé du contre-terrorisme, Pat D’Amuro. Pur produit du FBI, Pat D’Amuro, entré au Bureau en 1979, a tout connu: les grandes enquêtes criminelles, la traque des délinquants financiers, des parrains de la mafia, et, pour finir, l’antiterrorisme. Chargé de coordonner l’enquête du Bureau sur les attentats du 11 septembre, il a été nommé, fin 2001, directeur adjoint en charge du contre-espionnage et du contre-terrorisme. A ce titre, il rencontre régulièrement le président George W. Bush et le vice-président Dick Cheney pour les tenir informés des affaires en cours. Il est l’un des hommes les plus importants de la guerre contre l’axe du Mal lancée par le président américain. Informé de la situation, Pat D’Amuro n’hésite pas un instant: il donne l’ordre à Soufan de ne plus participer à aucun interrogatoire et de rentrer à Washington. Soufan s’exécute. Mais pas son collègue, qui reste encore quelque temps et prend part à divers interrogatoires musclés. Beaucoup plus proche de la CIA que Soufan, cet agent a suivi des stages de torture afin de mesurer ses propres limites et de comprendre ce que les prisonniers enduraient. Les officiers de la CIA qui s’occupent de Zoubaydah lui ont de plus assuré que tout ce qu’ils faisaient était cautionné par la Maison-Blanche, et qu’il ne risquait rien. De retour à Washington, il expliquera à Pat D’Amuro qu’il n’avait aucune objection morale à participer aux séances, les officiers de la CIA agissant de manière «professionnelle». 

Le directeur adjoint n’entend cependant pas laisser passer l’incident sans réagir. Il sait qu’il doit faire vite, et pousser le département de Justice et le Bureau à prendre position. L’affaire Zoubaydah risque en effet de se reproduire... Des dizaines d’agents étant susceptibles de se retrouver dans la même situation qu’Ali Soufan, le FBI juge indispensable de pouvoir interroger tous les terroristes d’Al-Qaïda détenus dans les prisons secrètes de la CIA ou dans les camps de détention, comme celui de Guantanamo. Fin juillet, Pat D’Amuro discute de cette question avec de hauts fonctionnaires de la Justice, dont Michael Chertoff, alors procureur général adjoint de la section criminelle, et le directeur du FBI, Robert Swan Mueller. A tous, D’Amuro explique que la torture est inutile, les militants d’Al-Qaïda étant entraînés à résister aux interrogatoires des policiers de leurs pays respectifs, autrement plus brutaux et cruels que les gens de la CIA. Ils s’attendent à ce que les Américains les torturent, pas à ce qu’ils les traitent en êtres humains. Le Bureau a déjà obtenu pas mal d’informations sans recourir à des techniques sauvages. D’Amuro souligne que, quand l’agent spécial connaît parfaitement son dossier, il peut amener un prisonnier à dire la vérité. A l’inverse, si on le torture assez longtemps, on peut tout au plus l’amener à dire ce qu’on souhaite entendre. «Un jour, le FBI va être appelé à témoigner, et je veux pouvoir dire que nous n’avons pas participé à ce type d’activités», ajoute-t-il à l’intention du directeur du FBI avant de conclure avec fermeté: «Nous ne faisons pas ce genre de choses.» Robert Mueller approuve et décrète que «désormais, plus aucun agent du FBI ne prendra part à des interrogatoires où ce type de techniques est employé». Quelque temps plus tard, Robert Mueller, George Tenet, Pat D’Amuro et son homologue au sein de l’Agence se réunissent dans le but d’apporter une solution au problème. Le FBI n’a pas renoncé à l’idée d’interroger les terroristes détenus par la CIA et D’Amuro demande que ses agents soient autorisés à les questionner avant que la CIA ne recoure à ses «techniques spéciales» pour des raisons de scrupule moral. Le FBI et la CIA ne trouveront pas d’accord, et les agents spéciaux n’assisteront plus à des scènes de torture… 

L’affaire Abou Zoubaydah n’en restera pourtant pas là. A partir de 2009, un vif débat va secouer les Etats-Unis à propos de l’autorisation de torturer donnée par la Maison-Blanche. La CIA et la Maison-Blanche n’hésiteront pas à mentir, affirmant qu’Abou Zoubaydah a parlé sous la torture du rôle de Khalid Cheikh Mohammed dans les attentats du 11 septembre, et a fourni les informations sur José Padilla après une séance de noyade simulée. Faux! s’insurge Ali Soufan qui, pour se faire entendre, va jusqu’à témoigner devant une commission du Sénat en mai 2009. L’affaire marque un tournant dans les relations entre le FBI et la CIA dans le cadre de la lutte contre l’axe du Mal. Les rapports entre le FBI et l’armée vont eux aussi être mis à mal. Là encore, Ali Soufan jouera un rôle important. Le 15 décembre 2001, l’armée pakistanaise arrête un citoyen saoudien en provenance d’Afghanistan qui s’apprête à entrer clandestinement au Pakistan. L’homme, qui use de faux papiers, est remis à l’armée américaine, laquelle le transfère au camp de Guantanamo en avril 2002. Interrogé cinq fois par des agents du FBI, il se contente de répéter qu’il se trouvait en Afghanistan pour acheter des faucons. Il refuse d’en dire plus et se montre «obtus», voire «agressif». Les agents spéciaux sont loin de se douter qu’ils ont entre leurs mains l’un des hommes du 11 septembre. Au mois de juillet, ils relèvent ses empreintes et l’identifient alors immédiatement: il s’appelle Mohammed al-Khatani. Et pourrait être le vingtième homme des commandos d’Al-Qaïda. Al-Khatani aurait dû se trouver à bord du vol 93 qui s’est écrasé dans un champ près de Shanksville, dans le comté de Somerset (Pennsylvanie), après que ses passagers et son équipage ont tenté de reprendre le contrôle de l’avion détourné sur Washington. Mais un concours de circonstances l’en a empêché. Le 4 août 2001, al-Khatani débarque à l’aéroport d’Orlando en Floride en provenance de Dubaï. Le responsable de l’immigration qui a vérifié son passeport lui a refusé l’entrée, car il n’a pas de billet de retour, pas réservé de chambre dans un hôtel et parle à peine l’anglais. Avant de rembarquer pour l’Arabie saoudite, il proteste en affirmant qu’il est attendu. Au même moment, les caméras de sécurité de l’aéroport d’Orlando enregistrent l’image d’un homme qui pourrait être Mohamed Atta, chef présumé des pirates de l’air du 11 septembre. Sa carte téléphonique a été employée pour passer un coup de fil depuis une cabine de l’aéroport d’Orlando et le numéro composé est celui d’un homme qui sera accusé par la suite d’être l’un des financiers des attentats du 11 septembre. La nouvelle de l’arrestation de Mohammed al-Khatani au Pakistan est communiquée au président Bush et au procureur général John Ashcroft en juillet 2002. Les agents du FBI détachés à Guantanamo obtiennent de pouvoir conduire les interrogatoires, après avoir fait remarquer que le Bureau est chargé de mener l’enquête sur les attentats du 11 septembre. Mohammed al-Khatani est transféré à Guantanamo, au camp Delta, un complexe créé début 2002 de 612 cellules gardées par la police militaire américaine et divisé en six sections dans lesquelles sont répartis les détenus en fonction de leur degré de coopération. Al-Khatani est interrogé pendant une semaine. Il commence par nier s’être rendu aux Etats-Unis, puis, devant les preuves exhibées par les agents spéciaux, affirme être allé à Orlando dans l’intention d’acheter des voitures d’occasion. Le 27 juillet, il est transféré dans le quartier de haute sécurité du camp Delta, où il est placé à l’isolement. L’agent spécial chargé du dossier sent qu’il n’arrivera à rien avec lui et demande au Bureau de lui envoyer le seul susceptible de venir à bout du Saoudien, Ali Soufan, dont ce n’est pas la première mission à Guantanamo. Il a déjà fait «craquer» certains des irréductibles détenus du camp, et le major général Michael E. Dunlavey, responsable des interrogatoires des détenus de l’armée (Joint Task Force 170), reprenant l’expression de John O’Neill, parle de lui comme d’un «trésor national». Après avoir rencontré al-Khatani, Soufan recommande son transfert dans la zone de sécurité maximale de Guantanamo, Navy Brig, un camp spécial séparé de ceux où sont enfermés les autres détenus. Précédemment, le FBI a fait équiper l’endroit d’un circuit de télévision intérieure, une méthode que l’organisme répugne généralement à utiliser de crainte de compromettre la sincérité des aveux. Mais les agents basés à Guantanamo savent que la mise à l’isolement peut constituer une «technique efficace». Son transfert est organisé le 8 août 2002 à bord d’une ambulance. Les gardes qui le réceptionnent ont le visage masqué et ne lui adressent pas la parole. Désormais, Soufan est son seul interlocuteur. De tous les endroits où Mohammed al-Khatani a été détenu, le camp Navy Brig est sans aucun doute le pire. Les fenêtres étant aveugles, il ne peut prier, car il ne peut trouver la direction de La Mecque; il ne voit jamais le soleil et vit dans la semi-obscurité, entouré d’ombres silencieuses et masquées. Dans sa cellule, il fait froid, très froid. Tantôt, il a droit à un matelas. Tantôt, non. Le lendemain, il est interrogé par Soufan qui lui fait comprendre qu’il sera détenu dans ce camp tant qu’il n’aura pas modifié ses déclarations. Il le met également en garde: s’il ne lui parle pas maintenant, il sera contraint de parler plus tard, et ce ne sera pas très agréable. A l’intention de ce client coriace, Soufan met au point une stratégie d’interrogatoire à long terme en s’appuyant sur des spécialistes de l’Unité des sciences du comportement (BSU) du FBI venus en renfort. Il a aussi recours à d’autres collègues, car il sait qu’il lui faudrait beaucoup de temps pour venir à bout d’al-Khatani. Or du temps, il n’en a pas. Au bout d’un mois, l’armée lui donne l’ordre de se retirer, les militaires prennent les commandes. Pour al-Khatani, des mois de tortures commencent, et pour le FBI, plus rien ne sera comme avant. En avril 2005, à l’occasion d’une cérémonie, un journaliste demande au directeur du FBI comment il voit l’avenir du Bureau. Du haut de son mètre huitante-cinq, Robert Mueller réfléchit, puis son visage carré s’illumine et son regard devient pétillant: «L’avenir du Bureau? dit-il en pointant le doigt. Vous voyez cet agent-là? C’est lui, l’avenir du FBI!» Le journaliste s’informe, c’est Ali Soufan. Un mois plus tard, le 28 mai, il présente sa démission. Quand on lui demande la raison, il répond par une pirouette: «J’ignorais que j’étais l’avenir du Bureau. Si on me l’avait dit…»