Abbiate père et fils (1/2)

© DR / sept.info

Le 4 septembre 1937, la police vaudoise découvre près de Lausanne un cadavre criblé de balles. Un assassinat qui ressemble à une exécution. Rapidement, l’enquête parvient à déterminer le nom de la victime: Ignace Reiss, un espion soviétique résident aux Pays-Bas puis à Paris, avec un large rayon d’action, dont la Suisse.

Dans la nuit du 4 au 5 septembre 1937, un corps est retrouvé, gisant dans une mare de sang, au bord de la route de Vevey (actuellement avenue du Général Guisan) dans le quartier de Chamblandes à Pully, banlieue est de Lausanne. L’homme est criblé de balles, huit au total, «dans la tête et la poitrine, tirées d’une arme automatique», précise le rapport de police (Archives de la police de Sûreté du canton de Vaud, dossier n°50226). Dans ses poches, les agents découvrent un passeport au nom de Hermann Eberhardt, commerçant tchèque. Le surlendemain, son épouse, qui a découvert dans le quotidien du parti radical vaudois La Revue le meurtre et la photo de son mari, reconnaît quelques heures plus tard le corps… d’Ignace Reiss. Eberhardt était l’un de ses nombreux noms d’emprunt. Tout comme celui de Reiss d’ailleurs. Sa véritable identité est Ignatz Nathan Poretski (ou Porecki selon l’orthographe), né le 1er janvier 1899 à Pidvolotchysk, un village de l’ancienne province de Galicie à dominante polonaise de l’Empire austro-hongrois, situé depuis 1945 en Ukraine. Deux mois plus tôt, Reiss – c’est sous ce nom qu’il est connu comme un membre éminent du Komintern (Internationale communiste) – avait rompu avec Staline pour se rapprocher de son rival Trotski. Dans une lettre adressée le 17 juillet 1937 au Comité central du parti communiste de l’Union soviétique dénonçant la terreur stalinienne qui sévit à Moscou, le militant polonais s’était fait la voix de ceux qui «furent massacrés dans les caves de la Loubianka, sur l’ordre du père des peuples». «Nos chemins divergent, appuie-t-il. Celui qui se tait aujourd’hui se fait complice de Staline et trahit la cause de la classe ouvrière et du socialisme.» Reiss signait là son arrêt de mort. Le révolutionnaire communiste ne pouvait échapper à la vindicte stalinienne, car, pour un pilier du Komintern, aucune défection n’était possible.

Ignatz Poretski a 20 ans au lendemain de la Grande Guerre. Sa génération est marquée par une saignée indélébile et les bouleversements en profondeur qu’elle a engendré: la révolution bolchévique, l’effondrement des empires centraux et la recomposition d’une grande partie de l’Europe. Le conflit a durement affecté les consciences, redistribuant un peu partout les cartes politiques qui s’ouvrent désormais à des radicalités nouvelles. En 1919, le jeune homme rejoint le parti communiste polonais naissant. Rapidement confronté au travail clandestin, c’est à ce moment-là, sans doute, qu’il prend le nom de Reiss. Pour l’organisation illégale et ses amis, il est aussi «Ludwig», le nom que lui donne Elisabeth K. Poretski, sa compagne, dans le livre qu’elle lui consacrera en 1985, Les nôtres. Quand en 1923, Moscou donne l’ordre de préparer des soulèvements populaires en Allemagne, Reiss, affecté au 4e Bureau de l’état-major général (les Services de renseignement de l’Armée rouge), se mue en agitateur efficace. Il est tout à la fois membre du Komintern, agent du GRU (direction générale du renseignement militaire soviétique) et du NKVD (Commissariat du peuple aux Affaires intérieures). Ce qui va souvent de pair à l’époque. Dans le marigot du communisme révolutionnaire, il côtoie quelques-unes des plus fameuses figures de sa «geste» clandestine, comme Richard Sorge, maître-espion de la Seconde Guerre mondiale, infiltré dans l’Abwehr, le renseignement militaire nazi. Souvent présenté comme «l’espion du siècle», Sorge s’est installé au Japon au milieu des années trente. Il alertera, en vain, Staline de l’invasion allemande de juin 1941. Il informera aussi Moscou, dès le mois d’octobre, de la neutralité des Japonais, trop occupés par la préparation d’une attaque contre l’Amérique. Sorge et Reiss se sont connus en Allemagne au cours de la tentative d’insurrection ratée du parti communiste allemand (KPD) et du Komintern de l’automne 1923, se sont ensuite retrouvés et appréciés lors de séjours moscovites. Les deux hommes partageaient le même romantisme glacé. Parmi les autres «illégaux» (agents russes qui étaient ou se faisaient passer pour des ressortissants étrangers et vivaient sous couverture, nda) célèbres, il fréquente son ami d’enfance Samuel Ginsberg, plus connu sous le nom de Walter Krivitsky, général de l’Armée rouge et chef de l’espionnage soviétique en Europe de l’Ouest jusqu’à sa défection, quelques semaines après l’assassinat de Reiss; Théodore Maly, un autre ami, prêtre catholique défroqué devenu l’officier traitant des Magnificent Five, les Cinq de Cambridge, un groupe d’étudiants convertis au communisme dont fit partie Kim Philby, le célèbre agent du MI6 (Services de renseignement extérieurs du Royaume-Uni); ou encore Alexandre Orlov, autre général soviétique officiant durant la guerre d’Espagne, boucher du POUM (Parti ouvrier d'unification marxiste), qu’Hemingway croquera sous les traits de Varlov dans son roman Pour qui sonne le glas. Rappelé à Moscou, Orlov pressentant un piège, embarque clandestinement pour les Etats-Unis avec sa famille, non sans avoir concomitamment prévenu Staline que si des membres de sa famille restés en URSS subissaient des représailles, il livrerait les noms des agents soviétiques opérant sur sol américain! Les défections de Reiss, de Krivitsky, puis d’Orlov déclenchèrent à Moscou une purge des taupes, dont Théodore Maly fit les frais. On l’accusa d’être un agent nazi, charge consacrée pour qualifier le manque d’ardeur stalinienne ou éliminer ceux qui en savaient trop…

La suite de cette histoire est payante.

Abonnez-vous

Et profitez d'un accès illimité au site pour seulement 7.-/mois.

Je profite → Déjà abonné? Connectez-vous.

Achetez cet article

Nouveau: dès 0.50 CHF, payez votre histoire le prix que vous voulez!

Je me connecte → Paiement rapide et sécurisé avec Stripe