Abbiate père et fils (1/2)

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Le 4 septembre 1937, la police vaudoise découvre près de Lausanne un cadavre criblé de balles. Un assassinat qui ressemble à une exécution. Rapidement, l’enquête parvient à déterminer le nom de la victime: Ignace Reiss, un espion soviétique résident aux Pays-Bas puis à Paris, avec un large rayon d’action, dont la Suisse.

Dans la nuit du 4 au 5 septembre 1937, un corps est retrouvé, gisant dans une mare de sang, au bord de la route de Vevey (actuellement avenue du Général Guisan) dans le quartier de Chamblandes à Pully, banlieue est de Lausanne. L’homme est criblé de balles, huit au total, «dans la tête et la poitrine, tirées d’une arme automatique», précise le rapport de police (Archives de la police de Sûreté du canton de Vaud, dossier n°50226). Dans ses poches, les agents découvrent un passeport au nom de Hermann Eberhardt, commerçant tchèque. Le surlendemain, son épouse, qui a découvert dans le quotidien du parti radical vaudois La Revue le meurtre et la photo de son mari, reconnaît quelques heures plus tard le corps… d’Ignace Reiss. Eberhardt était l’un de ses nombreux noms d’emprunt. Tout comme celui de Reiss d’ailleurs. Sa véritable identité est Ignatz Nathan Poretski (ou Porecki selon l’orthographe), né le 1er janvier 1899 à Pidvolotchysk, un village de l’ancienne province de Galicie à dominante polonaise de l’Empire austro-hongrois, situé depuis 1945 en Ukraine. Deux mois plus tôt, Reiss – c’est sous ce nom qu’il est connu comme un membre éminent du Komintern (Internationale communiste) – avait rompu avec Staline pour se rapprocher de son rival Trotski. Dans une lettre adressée le 17 juillet 1937 au Comité central du parti communiste de l’Union soviétique dénonçant la terreur stalinienne qui sévit à Moscou, le militant polonais s’était fait la voix de ceux qui «furent massacrés dans les caves de la Loubianka, sur l’ordre du père des peuples». «Nos chemins divergent, appuie-t-il. Celui qui se tait aujourd’hui se fait complice de Staline et trahit la cause de la classe ouvrière et du socialisme.» Reiss signait là son arrêt de mort. Le révolutionnaire communiste ne pouvait échapper à la vindicte stalinienne, car, pour un pilier du Komintern, aucune défection n’était possible.

Ignatz Poretski a 20 ans au lendemain de la Grande Guerre. Sa génération est marquée par une saignée indélébile et les bouleversements en profondeur qu’elle a engendré: la révolution bolchévique, l’effondrement des empires centraux et la recomposition d’une grande partie de l’Europe. Le conflit a durement affecté les consciences, redistribuant un peu partout les cartes politiques qui s’ouvrent désormais à des radicalités nouvelles. En 1919, le jeune homme rejoint le parti communiste polonais naissant. Rapidement confronté au travail clandestin, c’est à ce moment-là, sans doute, qu’il prend le nom de Reiss. Pour l’organisation illégale et ses amis, il est aussi «Ludwig», le nom que lui donne Elisabeth K. Poretski, sa compagne, dans le livre qu’elle lui consacrera en 1985, Les nôtres. Quand en 1923, Moscou donne l’ordre de préparer des soulèvements populaires en Allemagne, Reiss, affecté au 4e Bureau de l’état-major général (les Services de renseignement de l’Armée rouge), se mue en agitateur efficace. Il est tout à la fois membre du Komintern, agent du GRU (direction générale du renseignement militaire soviétique) et du NKVD (Commissariat du peuple aux Affaires intérieures). Ce qui va souvent de pair à l’époque. Dans le marigot du communisme révolutionnaire, il côtoie quelques-unes des plus fameuses figures de sa «geste» clandestine, comme Richard Sorge, maître-espion de la Seconde Guerre mondiale, infiltré dans l’Abwehr, le renseignement militaire nazi. Souvent présenté comme «l’espion du siècle», Sorge s’est installé au Japon au milieu des années trente. Il alertera, en vain, Staline de l’invasion allemande de juin 1941. Il informera aussi Moscou, dès le mois d’octobre, de la neutralité des Japonais, trop occupés par la préparation d’une attaque contre l’Amérique. Sorge et Reiss se sont connus en Allemagne au cours de la tentative d’insurrection ratée du parti communiste allemand (KPD) et du Komintern de l’automne 1923, se sont ensuite retrouvés et appréciés lors de séjours moscovites. Les deux hommes partageaient le même romantisme glacé. Parmi les autres «illégaux» (agents russes qui étaient ou se faisaient passer pour des ressortissants étrangers et vivaient sous couverture, nda) célèbres, il fréquente son ami d’enfance Samuel Ginsberg, plus connu sous le nom de Walter Krivitsky, général de l’Armée rouge et chef de l’espionnage soviétique en Europe de l’Ouest jusqu’à sa défection, quelques semaines après l’assassinat de Reiss; Théodore Maly, un autre ami, prêtre catholique défroqué devenu l’officier traitant des Magnificent Five, les Cinq de Cambridge, un groupe d’étudiants convertis au communisme dont fit partie Kim Philby, le célèbre agent du MI6 (Services de renseignement extérieurs du Royaume-Uni); ou encore Alexandre Orlov, autre général soviétique officiant durant la guerre d’Espagne, boucher du POUM (Parti ouvrier d'unification marxiste), qu’Hemingway croquera sous les traits de Varlov dans son roman Pour qui sonne le glas. Rappelé à Moscou, Orlov pressentant un piège, embarque clandestinement pour les Etats-Unis avec sa famille, non sans avoir concomitamment prévenu Staline que si des membres de sa famille restés en URSS subissaient des représailles, il livrerait les noms des agents soviétiques opérant sur sol américain! Les défections de Reiss, de Krivitsky, puis d’Orlov déclenchèrent à Moscou une purge des taupes, dont Théodore Maly fit les frais. On l’accusa d’être un agent nazi, charge consacrée pour qualifier le manque d’ardeur stalinienne ou éliminer ceux qui en savaient trop…

Autour des éminences de la révolution russe grouillait aussi un grand nombre de «petites mains», facilement manipulables, assignées aux tâches ordinaires et parfois aux basses œuvres. Il en est une qui a joué un rôle central dans le «crime de Chamblandes», ainsi désigné par la presse suisse romande: Gertrude Schildbach, une communiste allemande, étudiante à Leipzig. Bien qu'amis, c’est elle qui livrera Reiss à un commando de tueurs venus de France. Ses assassins vont cependant manquer de discrétion au cours de la nuit du meurtre. Leur voiture, une Chevrolet immatriculée BE 20662, est repérée quittant les lieux où a été découvert le cadavre de Reiss. Le véhicule sera retrouvé peu de temps après Place Cornavin à Genève avec, à l’intérieur, des traces de sang ainsi que des douilles et une matraque. Faisant montre de célérité, la police helvétique découvre qu’il a été loué dans un garage de Berne quelques jours auparavant par une certaine Renata Steiner, institutrice suisse allemande. Rapidement arrêtée, celle-ci ne tarde guère à se mettre à table et donne les noms des spadassins et de leur chef, un certain François Rossi, précisant qu’il séjourne en compagnie de Gertrude Schildbach à l’hôtel de la Paix à Lausanne. Les limiers vaudois s’y précipitent, mais le couple a quitté le palace en hâte, laissant ses bagages et une note impayée de 80 francs. Dans l’une des valises, ils découvrent un pardessus dont l’étiquette mentionne: «Austin Reed - Regent Street», suivi de «R. Abbiate - 17.2.37». Après quelques jours de recherche, les policiers suisses, qui ont sollicité leurs collègues étrangers, apprennent la véritable identité de François Rossi: il s’agit d’un certain Roland Abbiate, sujet monégasque. L’homme est domicilié à Monaco dans le quartier populaire de Fontvieille. Sur les listes électorales du Rocher, ordre alphabétique oblige, il est le premier de la poignée d’électeurs de la Principauté. Bien que théoriquement âgé de plus de cent ans, son nom y figurait encore en 2007, Monaco ignorant tout de son décès! Car s’il avait bien été mentionné dans la presse, il n’avait pas fait les gros titres, sauf dans quelques journaux helvétiques. La radio étant encore balbutiante et la télé dans les limbes, point donc de médiatisation.

Abbiate espion Abbiate espion
C'est une Chevrolet de ce type immatriculée BE 20662 qui est repérée quittant les lieux où a été découvert le cadavre de Reiss. Le véhicule sera retrouvé peu de temps après Place Cornavin à Genève avec, à l’intérieur, des traces de sang ainsi que des douilles et une matraque. © DR

Dans les années 40, la Principauté est essentiellement connue pour son casino, alors le plus célèbre du monde. Mais elle a perdu sa superbe de la Belle Epoque. Les gazettes ne s’intéressent plus à sa vie mondaine, comme au début du siècle, et pas encore à ses princes et princesses… Le nom d’Abbiate est pourtant populaire. Louis, le père de Roland, violoncelliste à la virtuosité transcendante, a connu la célébrité dès la fin du XIXe siècle. Né à Monaco en 1866 dans une famille de musiciens italiens, le «Paganini du violoncelle» a été naturalisé monégasque le 3 février 1887. Au Conservatoire de Paris, Louis Abbiate a été l’élève du plus illustre professeur de l’époque: Auguste-Joseph Franchomme, intime de Frédéric Chopin qui, quarante ans plus tôt, lui a composé et dédicacé des pièces pour violoncelle, ses rares œuvres qui ne soient pas consacrées au piano. Le virtuose a parcouru l’Europe, puis épousé en 1900 à Paris Marguerite Mandelstamm, née en 1882 à Saint-Pétersbourg et morte en 1975 à Paris, appartenant à une famille juive russe émigrée en France. Sa notoriété est telle que le légendaire chef d’orchestre Arturo Toscanini en a fait le violoncelliste solo de la Scala de Milan. Louis Abbiate est aussi un professeur apprécié, auteur d’une «méthode» d’apprentissage encore utilisée de nos jours. A ce titre, il est nommé en 1911 au Conservatoire de Saint-Pétersbourg par le tsar Nicolas II, en personne. Il s’y installe avec son épouse et leurs deux enfants: Roland né à Londres le 15 août 1905 dans le quartier cossu de Hampstead où a vécu le couple, et sa sœur aînée, Mireille, née le 30 mars 1901 à Maison Lafitte en France. La famille réside sur l'île Vassilievski, secteur de la capitale traditionnellement habité depuis le XVIIIe siècle par des Français. Les premières années à Saint-Pétersbourg sont fastes pour le musicien qui compte de nombreux élèves. Une pépinière de talents qui constituera bientôt la grande école soviétique de violoncelle (le célèbre «Slava» Rostropovitch en est issu, de même que Daniil Chafran dont le professeur Alexandre Yakovlevich Shtrimer était élève de Louis Abbiate, nda). Avec la Première Guerre mondiale, les temps se font plus difficiles. Toutefois, dans la capitale russe qui a changé son nom en Petrograd, les élites gardent leurs privilèges. Le jeune Roland fréquente la prestigieuse école Karl May qui forme le gratin aristocratique du pays. Les archives de l’institut retiennent de l’élève ses dispositions et son excellence. Mireille, elle, se prépare à devenir une «jeune femme du monde». D’un monde qui bientôt vacille le 2 mars 1917 avec l’abdication du tsar Nicolas II et le soulèvement du peuple russe. La ville en perpétuelle agitation politique s’offre aux plus radicaux et voit les bolchéviques s’emparer du pouvoir un certain mois d’octobre. Pour la famille Abbiate, c’est le début des vaches maigres, même si une forme de culture demeure, incarnée par la musique, la danse et le théâtre. «On joue pour les marins, pour les gardes rouges et pour les ouvriers, écrira Louis Abbiate en 1923 dans le grand magazine illustré monégasque Rives d’azur. Dans les théâtres, il n’y a guère d’autre public. On est payé en pain et produits alimentaires que seules les casernes et quelques usines possèdent en abondance…» Le poids de la guerre civile et de la famine pèse sur une vie sociale où tout est contrôlé par les bolchéviques. Dans un conservatoire qui s’est vidé de ses professeurs et de ses élèves, Louis Abbiate ne trouve plus sa place. A la fin du mois d’avril 1920, il est autorisé à quitter la Russie à bord du navire Hantonia affrété par la Croix-Rouge. Il peut emporter son violoncelle et les partitions des œuvres qu’il a composées. Il débarque au Havre le 23 mai 1920 avec son épouse et Roland, âgé de 15 ans. Sa sœur Mireille, qui a épousé un aviateur russe, est restée en URSS. Dans un premier temps, la famille Abbiate passe quelques mois en Angleterre. Mais après quinze ans d’absence, plus personne ne se souvient du virtuose. Louis tire le diable par la queue et le jeune Roland doit même travailler comme ouvrier agricole à Doncaster. Louis retourne alors dans sa Principauté natale, où on lui confie la direction de l’Ecole de musique du pays, nouvellement créée. Au contraire de sa jeunesse où il avait vu la ville se construire à une vitesse folle, le Rocher n’a guère changé. Peut-être quelques bâtisses nouvelles sur les hauteurs.

A Monaco, le jeune Roland abandonne ses études et fait ses classes dans l’hôtellerie de luxe. En 1922, il est engagé comme groom à l’hôtel Hermitage de Monte-Carlo où il reste deux ans, puis devient comptable à l’hôtel de Paris. Les deux palaces, de renommée mondiale, sont les fleurons de la Société des bains de mer qui, à l’époque, régente la Principauté sous la férule du puissant marchand d’armes grec, ottoman et français Basil Zaharoff. Même s’il n’a pas connu les affres des combats, le petit pays n’est pas sorti indemne de la Grande Guerre. Les aristocraties russes et de la Mitteleuropa, qui participaient grandement à la prospérité de ses grands hôtels et à son économie, ont fait les frais du conflit et ont été remplacées par ceux que la guerre a enrichis, tout particulièrement les Américains. Roland, polyglotte, parle français et italien, langues familiales, russe et allemand appris à l’institut Karl May; il se perfectionne désormais en anglais. Au début de l’année 1925, on lui propose le poste de caissier de l’hôtel Métropole, le plus luxueux palace de Marseille où il fréquente durant quelques mois des fortunes d’outre-Atlantique. A la fin de l’année, il disparaît. Quelques semaines plus tard, on le retrouve aux Etats-Unis, arrivé par bateau le 27 janvier 1926 à New York avec un passeport britannique, délivré le 11 décembre 1925 par le Consulat du Royaume-Uni de Nice. Né à Londres, le jeune Roland, officiellement Monégasque, a fait jouer le droit du sol pour obtenir ce sésame, plus adapté qu’un sauf-conduit du Rocher pour pénétrer au pays de l’Oncle Sam. Il y retrouve son oncle, l’écrivain Valentin Mandelstamm employé par l’ambassade de France comme «conseiller culturel» un peu particulier. Ce centralien, auteur prolixe de poésies puis de romans d’aventures, s’est illustré au lendemain de la guerre comme marchand d’armes auprès des armées blanches des généraux russes Denikine et Wrangel. Associé à des hommes d’affaires américains, il a ainsi réalisé de substantiels bénéfices tout en obtenant au passage une mission de conférences aux Etats-Unis pour le compte des Services français d’information. On dirait aujourd’hui de lui qu’il est un communicant ou un agent d’influence. Installé à Hollywood, il «espionne» le monde du cinéma et, surtout, son personnel d’origine allemande. L’écrivain Paul Claudel, ambassadeur de France, le chargera bientôt de combattre le puissant lobby germanique dans La Mecque du cinéma et de défendre l’image de la France dans les films américains.

S’il avait l’intention de rejoindre son oncle, Roland s’est d’abord arrêté à New York où il décroche immédiatement un emploi de serveur à l’hôtel Waldorf Astoria. Sans attache locale, livré à lui-même, il fréquente la communauté italienne. L’Amérique est en pleine prohibition, les bootleggers (trafiquants d’alcool) gagnent beaucoup d’argent. Le 3 avril 1926, Roland est arrêté par la police près de la frontière canadienne alors qu’il achemine de l’alcool en contrebande en usurpant l’identité d’un agent de l’immigration. A ses amis, il affirmera plus tard qu’il faisait passer la frontière à des anarchistes russes! Condamné à deux ans de prison, il est incarcéré au pénitencier d’Atlanta. Durant sa détention, il perd un œil au cours d’une rixe. Il portera désormais un œil de verre. Le 22 février 1928, il est expulsé vers l’Angleterre, son pays d’origine qui le déchoit de sa nationalité britannique. De retour sur la Côte d’Azur, Roland travaille de nouveau dans l’hôtellerie. Il est un temps administrateur de l’hôtel Alhambra à Nice puis, en 1929, il acquiert un établissement à Juan-les-Pins. Il épouse une pianiste, élève de son père, Marcelle Bousquet qui accomplira une carrière internationale. Celle-ci défendra toute sa vie l’œuvre de Louis Abbiate comme le soulignait déjà le 5 décembre 1929 Le Journal de Monaco en page 3: «Mme Marcelle Bousquet semble jouer le noble rôle de prosélyte des œuvres de Louis Abbiate, de même que le fit l'illustre pianiste Clara Wieck pour les œuvres de Schumann, longtemps ignorées de tous les autres virtuoses.» En 1931, un évènement va bouleverser la vie de Roland Abbiate: sa sœur Mireille est autorisée à quitter l’URSS pour se rendre en Principauté afin de revoir ses parents. En fait, elle a été recrutée par les Services de police et de renseignement soviétiques, l’OGPU (qui fusionnera en 1934 avec le NKVD et deviendra par la suite le fameux KGB, nda). A Monaco, Mireille, nom de code «Aviatorcha» (femme d’aviateur), convainc son jeune frère de la suivre dans son engagement. Roland est à son tour enrôlé par les services soviétiques sous le nom de code «Letchik» (le pilote) dans un réseau que dirige l'espion Yakov Serebryansky, nom de code «Yasha», futur patron du Service des missions spéciales du NKVD spécialisé dans les meurtres d’opposants. 

Séparé de sa femme, qui obtiendra le divorce le 20 mars 1939, Roland met son établissement juanais en gérance et disparaît quelques mois. Selon toute vraisemblance, il effectue secrètement un séjour à Moscou. Puis, d’après plusieurs sources, on retrouve sa trace à Paris et, à la fin de l’été 1932, à Belgrade avec beaucoup d’argent. L’homme qui l’a introduit dans les Balkans s’appelle Ermano Bachmann (les Services secrets britanniques l’orthographient Hermann Bachmann, né à Corfou en 1901 et décédé le 24 avril 1951, sans autre information, nda). Etabli en Yougoslavie, cet Italien est le représentant du célèbre fabricant de vermouth de Turin, Martini & Rossi. Un compatriote lui aurait chaudement recommandé le Monégasque qui a l’intention d’ouvrir un restaurant de luxe dans la capitale yougoslave et, par la suite, un autre à Sofia. Belgrade est au début des années 30 une ville plutôt contrainte et ennuyeuse, dénuée de vie nocturne. Les autorités locales voient d’un bon œil la création d’un établissement de classe européenne. Dans le quartier des ambassades, au 17 rue Bircaninova, Abbiate reprend le Drina, qu’il rénove à grands frais et baptise astucieusement «Le Petit Paris» (le restaurant existe toujours sous ce nom, nda), dénomination prometteuse pour des autochtones désireux de rompre avec le provincialisme local et surtout, comme tout ce qui touche à la France, chère à l’inconscient collectif du pays depuis la Grande Guerre. Abbiate n’est pas arrivé seul à Belgrade. L’accompagne une certaine Britta de Collas, «baronne suédoise» qu’il présente comme son associée et sa compagne. Cette grande et belle femme blonde qui débarque avec plus de 60 malles et valises de différents calibres éveille une grande curiosité. Abbiate l’a connue quelques mois plus tôt à Paris où elle tenait un institut Mensendieck, établissement de physiothérapie et gymnastique fonctionnelle pour les femmes en vogue à l’époque. Britta Weisel, de son nom d’origine, est née à Stockholm le 24 août 1909. Selon un rapport du 4 avril 1938 de la police suédoise qui reprend le témoignage – parfois confus – de sa mère Nanny Weisel, «elle a épousé en 1930 Hans von Collas, sujet hollandais, dont elle divorce peu après. Britta se retrouve en possession d’une fortune et de bijoux de valeur […] Elle rencontre alors Roland Abbiate, qui se présente comme un marquis italien, dont elle s’éprend. Elle fait également la connaissance de sa sœur Mireille ainsi que d’un Russe du nom de Mandelstamm», sans doute l’oncle Valentin revenu d’Amérique. Elle affirme également que sa fille lui a rendu visite en Suède durant l’été 1933 alors qu’il s’agit plus vraisemblablement de l’été 1932. Roland qui la rejoint ensuite, lui fait, dit-elle, une impression défavorable: «Il avait beaucoup d’argent, mais il était bizarre et mystérieux.» Précisant que Britta était très «inquiète», mais qu’elle ne pouvait rien lui dire «parce qu’alors Abbiate serait tué», Mme Weisel pensait qu’ils étaient «mêlés à une histoire politique». Le rapport conclut: «Après un séjour de quelques semaines, tous les deux seraient retournés à Paris. Plus tard, pendant la même année, Mme Weisel reçut une lettre de sa fille disant qu’elle et Abbiate avaient déménagé pour Belgrade, où ils avaient ouvert un restaurant.»

Le Petit Paris devient vite l’adresse incontournable de la bonne société de la capitale yougoslave. Situé à quelques encablures du ministère de la Guerre et de celui des Affaires étrangères, il est régulièrement fréquenté par les officiers d’état-major et les diplomates. A son restaurant gastronomique, Abbiate a accolé un établissement de nuit où se produisent des artistes venus des principales capitales européennes. Le cabaret aimante une faune nocturne qu’attire également une brigade d’entraîneuses, «toutes étonnement jeunes et fraîches, assez cultivées et polyglottes» et «fréquemment renouvelées», peut-on lire dans Meurtre à Marseille, un ouvrage consacré à l’assassinat du roi Alexandre Ier de Yougoslavie par un nationaliste macédonien en octobre 1934. L’établissement a aussi sa vedette maison sous le nom de scène de «Dis France». Remarquablement belle, une voix d’opéra, cette Reine de la nuit fait facilement tourner les têtes et suscite les indiscrétions. L’arrivée de la belle baronne Britta est le clou des soirées du Petit Paris. «Vêtue à la dernière mode de Paris, coiffée d’une manière extravagante et constellée de bijoux d’une grande valeur […] elle suscite des passions enflammées dans tous les cœurs masculins.» Le couple Abbiate/Collas est désormais sur toutes les lèvres de la ville. On se bat pour le recevoir. Fort de cet entregent, Abbiate obtient des autorités locales l’autorisation d’ouvrir, dans ses murs, une maison de jeu. En quelques mois, le Monégasque a tissé le réseau de l’espionnage soviétique en Yougoslavie; Le Petit Paris en est le repaire. Abbiate recrute dans sa clientèle selon les besoins: le monde des affaires, les politiques, les militaires, les diplomates, tout ce que Belgrade compte d’huiles. Abbiate puise aussi dans les ambassades étrangères, géographiquement proches, comme cette employée de la légation suisse qu’il a séduite, Marguerite Planck. Laquelle sera impliquée quelques années plus tard dans une affaire d’espionnage pour le compte des Soviétiques en Suisse. De son côté, Britta de Collas voyage régulièrement, prospecte pour ouvrir de nouveaux établissements dans les Balkans. Elle visite souvent Sofia où Abbiate avance dans l’ouverture d’un restaurant huppé sur le modèle du Petit Paris. Fin septembre 1934, elle se rend à Paris où elle réside chez Mireille, au 3bis avenue Jean-Baptiste Clément à Boulogne-sur-Seine, dans un appartement loué par son frère. 

Plusieurs évènements imprévus vont alors venir gripper les agencements affinés par le Monégasque! Le 9 octobre à Marseille, le roi Alexandre Ier de Yougoslavie est tué par balles lors d’une visite officielle. Avec lui, Louis Barthou, ministre français des Affaires étrangères qui l’avait accueilli quelques heures plus tôt. Le meurtrier est un Macédonien du nom de Vlado Tchernozemski. L’assassinat du souverain yougoslave bouleverse le pays, déjà en proie aux revendications des séparatistes croates, les Oustachis. A Belgrade, les rumeurs les plus diverses courent sur les commanditaires de l’attentat. La capitale vit dans le soupçon. Abbiate doit redoubler de prudence et met un frein à ses activités, tempère notamment les frivolités du Petit Paris à l’unisson du deuil qui frappe le pays.

C’est alors que survient un second «malheur». A la veille de Noël 1934, selon une communication du consul de Suède à Paris, Britta, en compagnie du nommé Mandelstamm, est mortellement blessée dans un accident de voiture près de Bayonne au cours d’un voyage en Espagne. Mandelstamm (l’oncle revenu d’Amérique?) qui conduit est plus légèrement blessé (fracture). Selon une autre source, l’accident se serait déroulé plus tôt, à la fin du mois d’octobre. Mme Weisel, lors de ses déclarations à la police suédoise, prétendra que «le voyage a été prémédité pour tuer sa fille, parce qu’elle en savait trop sur Abbiate et ses activités». Soulignant par ailleurs que, lors de l’inventaire des biens de sa fille décédée, «sa fortune et ses bijoux avaient disparu, tout comme son passeport suédois». A Belgrade, des témoins affirment qu’Abbiate est désemparé par la mort de Britta. Son réseau de renseignement étant sur le point d’être découvert, le Monégasque quitte alors en hâte la capitale yougoslave pour la France. Usant des charmes de son personnel féminin et du chantage, Abbiate avait en effet réussi à pénétrer les milieux yougoslaves les plus variés, tissant une toile d’une rare efficacité. En perquisitionnant son bureau, les enquêteurs yougoslaves trouveront de nombreux reçus de fonds et reconnaissances de dettes de jeu concernant près de 120 officiers du ministère des Armées et de l'état-major, des fonctionnaires du ministère des Affaires étrangères et de l’administration de la Cour. Tous, par leurs fonctions, avaient connaissance d'importants secrets d'Etat. L’affaire qui éclate sera en partie étouffée, les autorités du pays ne pouvant souffrir un scandale d’une telle ampleur. Au cours de l’année 1935, l'administration, l'armée et la diplomatie yougoslaves comptèrent un nombre inhabituel de démissions et de renvois. Une étrange épidémie de suicides, dont l’origine ne fut jamais éclaircie, sévit également. 

De retour à Paris, Roland Abbiate se fait discret, son nom court désormais parmi les services occidentaux. Il voyage beaucoup, passe du temps à Moscou. De temps à autre, il se manifeste à Monaco comme à la fin du mois de novembre 1935 où il vient renouveler son passeport officiel monégasque. Le 18 février 1937, deux mois après Léon Trotski, l’homme de la révolution d’Octobre et fondateur de l’Armée rouge que Staline a expulsé d’URSS, Abbiate embarque sur le SS Oropesa à Liverpool pour Mexico via La Havane. Aux autorités britanniques, il a donné comme adresse 31, rue de Chazelles à Paris. «Avant le départ d’Abbiate pour Mexico, son compte en banque (parisien, ndlr) est crédité de 100’000 francs d’une origine inconnue», révèle le rapport de synthèse de 118 pages du commissaire Roger Borel sur le meurtre d’Ignace Reiss daté du 31 janvier 1938 et déposé aux archives de la police française à Paris. Sur le bateau, Abbiate dérobe les papiers d'identité d'un passager américain, C. G. Quinn, sous le nom duquel il va opérer au Mexique en compagnie d’un compatriote, Charles Martignat, lui aussi enrôlé par le NKVD, et surtout de Sergueï Mikhaïlovich Spiegelglass, chef adjoint de la section étrangère du NKVD. Spiegelglass est un vieux de la vieille. Né dans une famille juive polonaise aisée, il entre, au lendemain de la révolution russe de 1917, dans la Tcheka, la police politique des bolchéviques. Polyglotte, il intègre ensuite le service étranger de la Guépéou (ou GPU) qui a remplacé la Tcheka à partir de 1922. En 1930, il réside à Paris en tant que tenancier d’une poissonnerie de Montmartre, nom de code «Douglas», avec la tâche de surveiller les Russes blancs et les trotskistes. C’est à ce moment qu’il rencontre Abbiate dont il devient l’officier traitant.

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Compte-rendu du 28 avril 1938 dans La Tribune de Lausanne. © Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne

A son arrivée dans la capitale mexicaine, le 9 janvier 1937, Trotski s’installe dans la Casa Azul, la maison du célèbre peintre mexicain Diego Rivera. L’élimination du «Prophète armé», ainsi que l’avait surnommé l'historien anglo-polonais Isaac Deutscher dans la biographie en trois volumes qu’il lui a consacrée, était programmée depuis longtemps par Staline. S’y attaquer en France, puis en Norvège où Trotski s’était réfugié, posait problème au regard des timides relations que l’Union soviétique tentait d’instaurer avec l’Occident. Mais au Mexique la situation est différente, les enjeux diplomatiques ne sont pas les mêmes. Trotski et ses amis le savent, prenant dès lors de très importantes mesures de protection. La Casa Azul, tout comme la maison de la calle Viena où Trotski et sa famille s’établirent à partir de 1939, sont de véritables fortins. Néanmoins, le 24 mai 1940, un commando d’environ 25 hommes aux ordres du NKVD réussit à franchir les murs élevés entourant la bâtisse et mitraille le lit où dort Trotski, qui échappe miraculeusement à la mort. Ce n’est que partie remise pour les hommes de Staline. Le 20 août 1940, Trotski est assassiné par un tueur du NKVD, Ramon Mercader qui, par divers stratagèmes, a réussi à infiltrer son entourage.

Abbiate, Spiegelglass et Martignat n’en sont pas encore à supprimer Trotski lorsqu’ils arrivent à Mexico au début du mois de mars 1937. Le trio n'est là qu'en repérages et s’intéresse tout particulièrement à la Casa Azul, dont on retrouvera, quelques mois plus tard, les plans et diverses spécifications dans... les bagages de François Rossi abandonnés dans une chambre de l’hôtel de la Paix à Lausanne. Comme ce manteau que Scotland Yard a fait «parler» en enquêtant auprès du magasin d’Austin Reed à Londres où Abbiate a fait un crochet avant d’embarquer pour le Mexique. Un manteau particulièrement bavard, car, dans ses poches, ils trouvent un chèque signé d’un certain Salvador I Giribar, Mexicain important et ami proche d’un banquier du nom de Ligarette, lui-même officier ministériel de la légation de Minorque à Mexico. Or la guerre d’Espagne bat son plein et Minorque est un fief républicain tenu par les communistes espagnols tout dévoués à Staline. Abbiate et ses complices restent plusieurs semaines au Mexique, le temps de mettre en place toute l’intendance nécessaire à une surveillance étroite de Trotski en vue de son élimination future. Que font les trois hommes lorsqu’ils quittent le pays avant de revenir dans la lumière, en Suisse, mêlés au crime de Chamblandes en septembre 1937? Selon un rapport de police français, le passeport d’Abbiate contenait des visas pour Cuba et le Mexique, mais également pour le Chili et les Indes! Le trio constitue le coeur de l’équipe d'assassins chargés d'éliminer Ignace Reiss: Spiegelglass en donneur d’ordre, Abbiate en organisateur et Martignat en tueur. A Moscou, on tient Reiss à l’œil depuis quelques mois déjà, on le soupçonne d’apostasie. Le NKVD a en effet appris grâce à l’un de ses agents, Mark Zborowski, placé dans l’entourage du fils de Léon Trotski, Lev Sedov, réfugié à Paris à la pointe du combat de son père contre Staline, qu’un haut dignitaire du Komintern était prêt à faire défection… Une confidence de Reiss à un ami hollandais antistalinien, Henk Sneevliet, qui a fuité... Le 17 juillet 1937, le militant polonais fait porter sa lettre de rupture avec Moscou à l’Ambassade d’URSS à Paris. Spiegelglass, opportunément dans la capitale française, l’apprend le jour même. Une note des Archives britanniques rapporte qu’«à Paris, dans les heures qui suivent, une réunion à laquelle participent certains officiels du NKVD, décidait que Reiss devait être éliminé. Il apparaît que la réunion a été présidée par le célèbre Paul Hardt alias Théodore Maly»... un vieil ami de Reiss. La note précise encore que, pour monter le forfait, il est décidé de faire appel à Gertrude Schildback et Roland Abbiate. Schildback, amie de Reiss et de son épouse, a été enrôlée depuis des années par le NKVD et est basée à Rome. Une autre note des Services secrets britanniques du 18 avril 1938, signée par le chef du MI5, sir Vernon Kell, au colonel S. T. Wood, précise que la réunion s’est déroulée le 18 juillet. Les interrogatoires des polices suisse et française de Renata Steiner, l’institutrice suisse allemande qui a loué la Chevrolet repérée quittant le lieu du meurtre, et d’autres de ses comparses arrêtés, nous apprennent comment l’agression a été préparée et comment elle s’est déroulée. Steiner, prototype de ces petites mains de la révolution corvéables à merci, est la plus loquace, enfin consciente d’avoir été jouée par ses amis. La Suissesse fait partie de ces jeunes intellectuels de l’entre-deux-guerres fascinés par le mirage communiste. Elle a fait deux voyages touristiques en URSS et depuis, rêve d’y vivre. Fragile psychologiquement, elle est une proie facile pour le NKVD qui la recrute en 1936 à Paris où elle étudiait à la Sorbonne. La jeune femme qui souhaite retourner en URSS a pris contact avec l’ambassade soviétique qui l’a dirigée vers l’Union pour le rapatriement des Russes, afin d’obtenir un visa. A la suite de la révolution bolchévique, plus de deux millions de Russes ont émigré en Occident et pour près d’un quart en France. Si cette émigration n’a pas été mal accueillie, son intégration n’a pas été simple. Le monde capitaliste ne s’est pas avéré un eldorado, particulièrement au lendemain de la crise économique de 1929. A tel point que se développe au sein de l’émigration un courant favorable à un rapprochement avec l’URSS. Une opportunité pour Moscou qui a ainsi retourné bon nombre de Russes blancs. Les Soviétiques financent donc l’Union pour le rapatriement des Russes que dirige un ancien officier blanc, Sergueï Efron, accolé d’un certain Piotr Schwarzenberg. C’est ce dernier, devenu l’amant de Renata Steiner, qui a recruté la jeune femme. On lui confie vite de petits travaux d’espionnage pour lesquels elle est rétribuée: surveillance et filatures des «ennemis de la patrie du socialisme», surtout les trotskistes et tout particulièrement le fils de Léon Trotski. Elle travaille alors sous les ordres d’un certain Marcel Rollin, de son vrai nom Dimitri Smirensky, ancien de l’armée des volontaires d’Anton Ivanovitch Denekine, et de Pierre Louis Ducomet dit «Bob», un «photographe» membre du Parti communiste français. Tous les trois vont bientôt se retrouver dans le vaste commando impliqué dans le crime de Chamblandes. Car, pour le service étranger du NKVD, l’élimination de son ancien agent est une priorité. A Moscou, son état-major est mobilisé: Abram Aronovich Sloutski, chef du Service de renseignements extérieurs soviétiques, Spiegelglass, Leonid Aleksandrovich Eitingon, futur agent traitant de Ramon Mercader, l’assassin de Trostki, etc. Reiss, qui se sait traqué, a envoyé son épouse Elisabeth et son fils Roman se cacher en Suisse dans le petit village valaisan de Finhaut, au-dessus de Martigny. Lui, à Paris, multiplie les contacts avec les dissidents communistes et les trotskistes, et prépare une réunion au sommet pour le 5 septembre à Reims avec son ami Henk Sneevliet et le fils de Leon Trotski, Lev Sedov. Dans la capitale française, il est pisté par le trio Smirensky, Ducomet, Steiner qu’a rejoint Martignat, qui perd sa trace le 17 juillet. Son repaire suisse a toutefois été localisé. Gertrude Schildbach, qui doit servir d’appât, arrive en avion à Paris le 17 août en provenance de Rome. Elle a fait l’objet de fortes pressions, sans doute même de menaces, car elle seule possède les contacts qui peuvent permettre de retrouver Reiss et de le «loger». C’est par l’entremise de Berthold Bartosch, cinéaste vivant avec sa famille à Paris à qui Reiss a laissé les moyens de le joindre en cas d’urgence, que Schildbach va obtenir le rendez-vous fatal, faisant croire qu’elle souhaite aussi faire défection. Reiss est en confiance; la dernière fois qu’ils s’étaient vus, elle lui avait fait part de ses doutes face à la terreur régnant à Moscou. La rencontre est fixée au 3 septembre 1937.