Abbiate père et fils (2/2)

© DR / sept.info

Les enquêteurs vaudois, avec l’aide des Français et des Britanniques, parviennent peu à peu à se faire une idée du commando qui, sur ordre de Staline, a enlevé et tué le militant communiste polonais Ignace Reiss près de Lausanne.

La semaine précédente, le 26 août 1937, Renata Steiner rencontre Abbiate qui se présente à elle sous le nom de François Rossi. C’est lui qui va diriger les opérations en Suisse. Steiner est envoyée à Berne pour préparer le terrain, pendant que la machine criminelle se met en place. Abbiate la rejoint trois jours après. Le reste de l’équipe, Smirensky, Ducomet et Martignat, ne débarquera qu'au dernier moment. Sur place, il y a déjà un certain Vadim Kondratiev, ami du général blanc Nikolaï Skobline passé au NKVD. Le 1er septembre, Renata Steiner rentre en urgence à Paris par avion avec un message d’Abbiate pour un certain Léo, qui lui remet une boîte de chocolats. On ne connaît pas la teneur du message, mais Léo, jamais formellement identifié, pourrait être Spiegelglass ou son principal sicaire, Leonid Eitingon, voire même le général Orlov. En revanche, on sait parfaitement ce que contenait la boîte de chocolats: des pralines fourrées à la strychnine! Destinée à Reiss et sa famille, on la retrouvera oubliée dans la chambre d’Abbiate et de Schildbach à l’hôtel de la Paix. Gertrude Schildbach, au courant de son contenu, n’aurait pas eu le courage de l’offrir. Par contre, elle ne faiblira pas lorsqu’il lui faudra livrer son ami à ses bourreaux le soir du 4 septembre, après avoir soupé ensemble dans un restaurant de la banlieue de Lausanne. Que s’est-il passé ensuite pour que le commando s’égaille aussi vite, abandonnant le véhicule du crime au centre de Genève et des bagages compromettants dans le palace lausannois, et laissant Renata Steiner seule à Montreux à la merci de la police vaudoise? 

La jeune Suissesse n’aura pas de scrupules à rapporter aux inspecteurs tout ce qu’elle sait du commando et de ses commanditaires, dont elle n’a «été qu’un instrument entre leurs mains». Elle donne respectivement les noms de François Rossi, qui se fait également appeler «Docteur Benoit» (rapidement identifié comme Roland Abbiate), Gertrude Schildbach, Dimitri Smirensky, Pierre Louis Ducomet et Charles Martignat, et précise l’hôtel où sont descendus les deux premiers. On connaît la suite. L’interrogatoire des employés de l’hôtel de la Paix, notamment celui d’Albert Favre par la police britannique, livre les détails suivants: Schildbach et Abbiate, arrivés le 3 septembre dans l’après-midi, ont loué deux chambres communicantes, où leur a été servi un repas froid après 20 heures. Ils «ont quitté l’hôtel le lendemain dans la soirée, peu de temps avant le crime. Le même jour, entre 18 et 19 heures une personne, probablement venue de Paris, les a rejoints à l’hôtel et, apparemment, a mangé avec eux dans leur chambre. Ce dernier, qui a très probablement pris une part active au crime, pourrait être l'homme dénommé Etienne Charles Martignat», précise le colonel-chef de la Police de Lausanne Robert Jacquillard dans un courrier adressé à Scotland Yard daté du 15 décembre 1937. Le forfait commis, l’équipe de tueurs ne s’attarde pas en Suisse, elle passe en hâte la frontière française, qui par train, qui par taxi. Les polices suisse et française perdent vite toute trace. Le trio a été immédiatement pris en charge par les services soviétiques. Schildbach est expédiée en Espagne où les hommes du NKVD sont solidement implantés dans le gouvernement républicain. Après quelque temps, un bateau soviétique la rapatriera en URSS. Là-bas, comme beaucoup de pèlerins de la révolution, loin d’être fêtée comme une héroïne, elle finira déportée en Sibérie, pour y mourir. Après une courte halte à Paris, Charles Martignat rejoint rapidement la Finlande, où il passe le 11 septembre 1937 la frontière finno-soviétique à la station ferroviaire de Rajajoki pour se rendre à Leningrad, comme l’atteste une note du major Valentine Vivian, chef du MI6 (contre-espionnage britannique), envoyée le 3 décembre 1939 à l’agent Jane Sissmore du MI5 (Service de renseignement de la sécurité intérieure). 

Abbiate l’accompagnait-il? Le Monégasque collectionnant les alias, la police finlandaise ne l’a peut-être pas repéré. Quelques mois plus tard, les deux hommes sont localisés à Varsovie ainsi qu’en atteste une réponse apportée par la police française en décembre 1938 à son homologue londonienne concernant Mireille Abbiate: «Nous avons eu connaissance depuis l’assassinat, qu’elle avait correspondu avec son frère, comme l’indiquent certaines informations en provenance de Varsovie où il se trouvait en compagnie de son complice Charles Martignat. Les enquêtes de la police polonaise concernant ces deux hommes n'ont jusqu'à présent donné aucun résultat.» Dans son dossier aux archives britanniques, il est fait mention d’un dernier signalement en 1939 à Mexico. Sans doute poursuivait-il là l’une des missions préparatoires au meurtre de Trotski. Ces mêmes archives soulignent qu’Abbiate et ses complices bénéficient à nouveau de la couverture de la légation de Minorque à Mexico auprès de laquelle ils sont enregistrés, confirmant ainsi que cette «représentation diplomatique» servait de couverture au NKVD! Si la police suisse a mis la main sur Renata Steiner, les policiers français vont arrêter début octobre 1937 à Paris deux complices: Pierre Louis Ducomet et Dimitri Smirensky. Eux aussi vont parler, sans révéler de choses essentielles. Après quelques mois de préventive, les deux hommes obtiennent leur mise en liberté provisoire. Smirensky est expulsé vers la Belgique. Ducomet obtiendra en 1941 un non-lieu et retrouvera l’anonymat. En Suisse, Renata Steiner, après quelques mois passés en prison, sera condamnée en mai 1939 à une peine symbolique.

A Moscou, chez les hiérarques du régime, le meurtre d’Ignace Reiss a aussi fait grand bruit. Un document «ultra secret» daté de 1938, adressé par un certain Guendin, cacique du NKVD, à Georgi Dimitrov et Dmitri Manouilski, dirigeants staliniens du Komintern, précise: «Une source suisse tout à fait sûre nous a fourni des informations sur la liste "des personnes recherchées par la police". Celles-ci sont impliquées dans l’assassinat de Reiss.» L’auteur du rapport propose à ses destinataires «de tenir compte pour le travail à venir» du fait que la police helvétique connaît les signes distinctifs des personnes recherchées et les données les concernant, ainsi sur Abbiate: «Abbiate, Roland, Jacques, Claude, fils de Louis et de Margarita, née Mandelstam (...) se faisait appeler Rossi François et Smith Roland a été jugé pour chantage. Taille: 1,67 m, svelte, cheveux bruns, peignés en arrière, tempes dégagées, yeux marron, l’œil gauche est un œil de verre bien imité, porte des lunettes, visage rasé de près, basané, a visiblement une verrue en haut de la tempe gauche (…) Etabli d’après les documents confidentiels du département de Justice et Police à Berne le 12 mai 1938» (sic). Ce compte-rendu est, en fait, la copie exacte d’un rapport de la police française figurant dans les Archives départementales des Alpes Maritimes dans lequel Marguerite Mandelstamm, la mère de Roland Abbiate, devient Margarita Mandelstam, du nom d’une violoniste germano-américaine d’origine russe qui a vécu à la même époque. Reste que ce document semble toutefois indiquer qu’à Moscou, Abbiate est désormais considéré comme «brulé» sur les théâtres européens, au moins pour un temps. D’autant que ses photos circulent largement auprès des services de renseignement occidentaux...

Malgré l’éclatement de la Seconde Guerre mondiale, en Suisse comme en France, les services de Justice et Police se mobilisent deux années durant pour éclaircir l’affaire Reiss. Roland Abbiate et Gertrude Schildbach déjà connus des services de renseignement occidentaux, l’enquête ne fait que confirmer les soupçons sur leur appartenance au NKVD. Concernant Martignat, elle livre des informations singulières: issu d’une famille rurale, Etienne Charles Maxime Martignat est né le 24 août 1900 dans le village de Culhat, non loin de Clermont-Ferrand. Il entre très vite dans la vie active, occupant divers emplois de manœuvre, puis dans l’hôtellerie comme portier en 1930. C’est alors qu’il aurait connu Abbiate. En 1931, il s’installe en région parisienne et habite 18 avenue Anatole France à Clichy, où il travaille comme ouvrier à l’usine à gaz de la ville. Un emploi qu’il occupera jusqu’en février 1937. Les informations que recueille la police auprès de ses collègues et de son employeur révèlent un homme qui mène grand train, se rendant au travail en taxi et se déplaçant fréquemment à l’étranger. L’analyse de son compte en banque confirmera une circulation financière anormale: un solde de 50’000 anciens francs français (l’équivalent actuel de quelque 30’000 euros ou francs suisses) lorsqu’il quitte son emploi en février 37, et un nouveau solde de 80’000 anciens francs (50’000 francs suisses) au lendemain du meurtre de Reiss. Le compte en banque d’Abbiate présentait lui à cette même date, un solde de 130’000 anciens francs (80’000 francs suisses). Le Monégasque qui, lors de son expérience yougoslave, avait démontré de solides compétences pour mettre en place et diriger un réseau d’espions, s’était-il vu confier par le NKVD une mission particulière, disposant de fonds importants? Martignat était-il l’un de ses freelances avant d’être embauché à plein temps par le NKVD? La dernière manifestation de Martignat sera une courte lettre à son frère, postée à Paris le 23 avril 1938, se terminant ainsi: «Je pense être absent pas mal de temps.» En fait, une absence définitive, puisque les radars policiers ne trouveront plus jamais trace de lui. Au début de la Seconde Guerre mondiale, il est déclaré déserteur et, en 1943, jugé et condamné à mort par contumace par la Cour d’assises de Paris pour l’assassinat d’Ignace Reiss.

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Le 27 février 1943, la Feuille d'avis de Lausanne relaye l'information sur Charles Martignat condamné par contumace à la peine de mort.  © Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne

En septembre 1937, au moment où Roland organise le guet-apens en Suisse, sa sœur Mireille, agissant en illégale du NKVD, participe à Paris à l’enlèvement du général Ievgueni Miller, l’un des chefs des Russes blancs réfugiés dans la capitale française. Miller, qui dirigeait les Armées blanches du nord de la Russie durant la guerre civile, est le responsable de l’Union générale des combattants russes (ROVS), l’une des principales organisations antibolchéviques en exil. Organisation que la division du Contre-espionnage du NKVD a profondément infiltrée, notamment par l’entremise de Nikolaï Skobline, ancien général lui aussi des Armées blanches et bras droit de Miller. C’est lui qui tendra le piège fatal. Miller croit rencontrer le 22 septembre 1937 deux officiers allemands; en fait, ce sont des agents soviétiques qui le kidnappent, puis l'exfiltrent discrètement grâce au navire russe Maria Oulianova qui relâchait opportunément dans le port du Havre. En URSS, Miller est longuement interrogé sous la torture avant d’être condamné à mort par le Collège militaire de la Cour suprême de l’URSS et exécuté le 11 mai 1939. Mireille Abbiate est de celles et ceux qui ont minutieusement préparé son enlèvement. Pour mieux l’espionner, elle a loué un appartement meublé voisin de celui de sa cible. Elle a même pénétré chez lui, dérobé des papiers et placé des micros. Pour ce «haut fait d’armes», elle sera décorée de l’Etoile rouge le 13 novembre 1937 à Moscou, sous le nom de M. S. Arsenyeva. Après ce succès, le Centre lui confie la préparation d’un autre enlèvement, celui du fils de Léon Trotski. Mais la mission tourne court, Lev Sedov décède en février 1938 des suites d’une péritonite. Les historiens soupçonnèrent longtemps un meurtre déguisé, le NKVD ayant placé l’un de ses agents, Mark Zborowski, dans son entourage le plus proche. Il est toutefois plus vraisemblable que ce fut l’incompétence d’un chirurgien qui eut la peau du fils de Trotski. En revanche, c’est bien le NKVD qui tua quelques mois plus tard Rudolf Klement, un ancien secrétaire de Trotski réfugié en France. Si la police française a connaissance depuis le début des années 1930 de la présence à Paris de Mireille Abbiate, simplement présentée dans ses rapports comme «l’épouse divorcée de Basil Erikalov (ou Erikaloff), citoyen russe», elle ignore tout de son implication dans le renseignement soviétique et de son rôle dans les enlèvements parisiens comme celui de Miller. En revanche, elle s’inquiète d’une éventuelle complicité dans le crime de Chamblandes, comme en atteste cette réponse de décembre 1938 à Scotland Yard: «L'enquête concernant l'assassinat d'Ignace Reiss n'a pas déterminé si cette femme a pris part à cette affaire, mais il ne fait aucun doute que son départ de France vers septembre 1937 était lié à la fuite de son frère Roland.» Le 29 décembre 1938, un courrier du major Vivian du MI6 signale à l’agent Sissmore du MI5 que Mireille Abbiate, munie d’un passeport français en bonne et due forme, a passé la frontière finno-soviétique à Rajajoki le 10 octobre 1938 à destination de Leningrad. Enfin, une note des mêmes services en date de février 1939 précise qu’elle demeure désormais 13 rue Fronze à Moscou chez une cousine, Mme L. A. Kerson. Le renseignement britannique enquêtera sur cette cousine, de même que sur l’ex-époux de Mireille, Basil Erikalov, sans rien trouver. Quant à Mireille, elle ne fera plus jamais parler d’elle, même sous le nom d’Arsenyeva... 

Mais à Paris, la police, qui poursuit ses investigations, apprend curieusement qu’en septembre 1937, Marguerite Abbiate, qui s’est installée dans la Ville Lumière peu avant la mort brutale de son époux Louis à Vence en 1933, a reçu un virement postal de 10’000 anciens francs (un peu plus de 5’000 francs suisses) envoyé au nom de son fils par une célèbre modiste parisienne. Marguerite, qui n’a pas de nouvelles de son fils, se déplace chez la modiste en question, laquelle n’est au courant de rien. Elle se rend alors à la police pour faire part de l’affaire. Après enquête, les inspecteurs découvrent que le virement a été effectué par une certaine Vera Aleksandrovna Trail qui admet avoir utilisé le nom de la modiste. La généreuse donatrice est la fille d'Alexandre Goutchkov, ancien ministre de la Guerre et de la Marine du gouvernement provisoire d’Alexandre Kerenski (mai-octobre 1917). Après avoir épousé en premières noces le musicologue russe Pierre Souvtchinsky en 1925, dont elle a divorcé en 1932, Vera s’est ensuite mariée avec Robert Trail, un journaliste communiste britannique mort à la guerre d’Espagne. Les policiers découvrent aussi qu’elle est une amie intime de Mireille et, surtout, qu’elle appartient à cette émigration russe de Paris gagnée aux idées communistes que dirige Sergueï Efron et Piotr Schwarzenberg, vieilles connaissances des services de police suisse et français. C’est précisément à la demande de ce dernier que Vera Trail affirme avoir fait le fameux virement à Marguerite Abbiate. Or, depuis le mois de septembre 1936, Schwarzenberg combat le franquisme en Espagne, où il disparaîtra. Donner son nom brouille un peu plus les pistes...

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Extrait du Journal de Montreux, 18 novembre 1938.  © Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne

La Seconde Guerre mondiale va faire oublier Abbiate, tout comme l’affaire Reiss. Il faudra quelques décennies pour que les historiens s’y intéressent à nouveau. Abbiate ayant disparu sans laisser de trace, son sort éveille alors toutes les suppositions. Longtemps la plus communément admise est qu’il est mort dans les purges staliniennes comme nombre de cadres et d’illégaux du NKVD à l’époque. Ce fut le cas de son supérieur Sergueï Spiegelglass, arrêté le 2 novembre 1938 sur l’ordre du nouveau chef du NKVD, Lavrenti Beria, et exécuté le 29 janvier 1941. Dans L’espionnage soviétique – le cas Rudolf Abel (Fayard, 1981), le transfuge Cyrille Henkine affirme qu’Abbiate l’ayant suivi dans la disgrâce, il aurait été exécuté lors de l’invasion allemande dans les caves de la Loubianka, la sinistre prison du NKVD. L’histoire aurait pu s’arrêter ici. C’est ce que chercheurs et historiens ont cru jusqu’à la chute du communisme et, surtout, à la publication en 2000 des archives d’un autre transfuge, Vassili Mitrokhine. Dans son ouvrage Le KGB contre l'Ouest 1917-1991 (Fayard, 2000) coécrit avec l’historien officiel du MI5 Christopher Andrew, on apprend au détour d’une page qu’Abbiate est devenu citoyen soviétique sous le nom de Vladimir Sergueïevitch Pravdin et qu’en 1945, il occupe le poste de «résident» du NKVD à New York. C’est sous ce patronyme également qu’Abbiate a été décoré de l’ordre de la Bannière rouge le 13 novembre 1937 aux côtés de sa sœur Mireille, sous le nom d’Arsenyev (Arsenyeva), de Spiegelglass décoré de l’ordre de Lénine (ce qui ne lui portera pas chance), d’un certain Boris Afanasyev, de Vassili Zaroubine, de Georgy Kosenko et de Pavel Soudoplatov. Tous ces impétrants ont été distingués pour la réussite des opérations dirigées successivement contre Reiss et le général Miller. Kosenko, alias Kislov, nom de code «Fin», alors «résident» parisien du NKVD qui a participé à ce titre aux manigances, sera exécuté en février 1939. Quant à Soudoplatov, successeur de Spiegelglass au lendemain de sa disgrâce en novembre 1938, c’est lui qui dévoile pour la première fois, en 1994, le nom de Pravdin dans ses mémoires, Missions spéciales (Seuil, 1994). L’ouvrage, arraché à coup de dollars par un éditeur américain, est à prendre avec des pincettes. Cet affidé de Lavrenti Beria, arrêté à sa chute et emprisonné durant quinze ans, soigne surtout sa geste personnelle au service de l’URSS de Staline et prend beaucoup de licence avec la réalité. Prétendant «rétablir la vérité» sur l’élimination de Reiss (qu’il présente comme un escroc), Soudoplatov affirme qu’il a été exécuté par deux «clandestins bulgares à notre solde, Boris Afanasyev et son beau-frère Victor Pravdin». Mêlant le vrai et le faux, l’ancien espion précise qu’«à leur retour, je reçus Afanasyev et Pravdin à Moscou dans un lieu sûr. Spiegelglass, leur mentor, se trouvait avec eux. En réponse, ils reçurent l’ordre du Drapeau rouge (…) Afanasyev fut affecté à un poste subalterne comme officier traitant à la direction du renseignement et Pravdin entra dans une maison d’édition moscovite spécialisée dans les langues étrangères, où il travailla jusqu’à sa mort en 1970.» Il est symptomatique que Soudoplatov, qui réécrit l’histoire, néglige le nom d’Abbiate (qu’il connaît évidemment) et fasse l’impasse sur les activités successives de Vladimir (et non Victor) Pravdin. Quant à Afanasyev (d’origine bulgare), c’est un illégal (code «Gamma») en poste à Paris en 1937 appartenant au groupe de Yakov Serebryansky, patron du service des Missions spéciales du NKVD spécialisé dans les meurtres d’opposants, qui a assurément participé à l’assassinat de Reiss, mais sans laisser de traces, d’où son absence dans les enquêtes policières.

Abbiate qui, selon les services britanniques, a effectué une dernière mission à Mexico en 1939, portait déjà le pseudonyme de Vladimir Pravdin (un pied de nez, lorsque l’on sait que «Pravda» en russe veut dire «vérité») et était citoyen soviétique. En 1940, il entre à l’agence de presse russe Tass comme responsable du département de l’Information pour les pays étrangers et épouse Olga Borisovna Mayevsky, née à Tomsk en Sibérie le 10 mai 1915 - ou le 5 octobre 1916 (selon les documents disponibles aux archives nationales britanniques) - elle aussi agent du NKVD. Le 5 octobre 1941, arrivant par bateau de Vladivostok, débarquent à Seattle Vladimir Pravdin et son épouse Olga. Nommé chef du bureau de l’agence Tass à New York, il est à ce titre en relation régulière avec l’ambassade soviétique. Informés de son arrivée, les Services secrets américains soupçonnent qu’il s’agit là d’une fausse identité, mais ignorent le véritable nom de cet agent de Staline. Pravdin, nom de code «Sergueï», est en réalité l’adjoint du «résident» du NKVD aux Etats-Unis, le général Vassili Zaroubine, dit «Zoubiline», l’un des protagonistes du célèbre massacre de Katyn en Pologne au printemps 1940, qui a bien connu Ignace Reiss et, sans doute aussi Abbiate/Pravdin puisqu’ils ont tous deux été décorés le 13 novembre 1937. Désormais intégré à la structure «ouverte» du NKVD, les Services de contre-espionnage américains savent que Pravdin est un agent. Il faut souligner qu’il est rare qu’un illégal au passé criminel gravisse ainsi les marches du «Service». De quelle protection jouissait-il à Moscou pour bénéficier d’une telle promotion? L’assassinat de Reiss avait été certes fort apprécié par Staline. Plus vraisemblablement, Abbiate se serait assuré les faveurs de Lavrenti Beria, devenu grand patron du NKVD en novembre 1938 et l’homme clef du pouvoir stalinien. Sur les papiers d’identité qu’il présente aux Américains, les autorités soviétiques ont maintenu sa date de naissance, mais l’ont fait naître à Leningrad (Saint-Pétersbourg), ville où il a passé son adolescence. Abbiate/Pravdin n’est plus un simple homme de main; il est désormais un «intellectuel», polyglotte et cultivé, maniant parfaitement la rhétorique marxiste-léniniste. A New York et Washington, il s’avère un agent habile et efficace. Le FBI, qui le tient à l’œil, remarque qu’il dispose de beaucoup d’argent et voyage très souvent à travers les Etats-Unis, officiellement pour l’agence. Il rencontre régulièrement les personnels de l’ambassade d’URSS et de ses pseudopodes. Le contre-espionnage américain découvre vite que Pravdin est en contact avec un grand nombre d’individus suspectés d’être des espions soviétiques opérant sur le territoire américain. Dès 1942, il rencontre et se lie à l’homme politique français Pierre Cot, réfugié aux Etats-Unis, favorisant le rapprochement de l’ancien ministre du Front populaire avec les services soviétiques. En juin 44, c’est encore lui qui accueille le diplomate Donald Maclean (l’un des Magnificent Five avec Kim Philby), nom de code «Homer», tout juste nommé attaché de l’Ambassade britannique de Washington, et assure le contact avec lui. L’«agencier» fait merveille auprès de ses confrères américains «amis de l’URSS», comme Richard Lauterbach (correspondant à Moscou pour Time durant la Seconde Guerre mondiale) ou le célèbre critique du maccarthysme Isador Feinstein Stone, déjà propagandistes actifs et thuriféraires du petit père des peuples. Pravdin fréquente un autre journaliste, le germano-néerlandais Johannes Steel, soupçonné par les Britanniques d’être l’un des espions les plus actifs au service de l’Union soviétique. Mais surtout, il recrute pour le NKVD et «traite» quelques-unes des grandes figures du renseignement soviétique en Amérique tels Samuel Krafsur, journaliste américain de l’agence Tass, Judith Coplon (nom de code «Sima»), employée au ministère de la Justice, l’agent Joseph Katz ou encore Nathan Gregory Silvermaster, économiste employé au Trésor américain et lui-même à la tête d’un réseau considérable d’espionnage au sein de l’administration américaine. 

Au cours de l’année 1943, Pravdin fait un bref retour au «Centre» à Moscou, laissant sa famille au 125 Riverside Drive, appartement 8-C, au dernier étage d’un immeuble face à l’Hudson, à New York. Le couple Pravdin a deux enfants nés aux Etats-Unis, Victoria (en 1942) et Boris (en 1945). Lors du rappel de Zaroubine à Moscou en 1944, Pravdin est ulcéré de ne pas devenir le «résident» n°1 aux Etats-Unis. Le Centre a nommé un certain Apressian qui s’avère incapable de remplir sa charge. A l’automne 1944, le Centre lui accorde enfin un statut équivalent à celui d’Apressian. Après avoir fait son procès à Moscou, Apressian est rappelé en URSS et Pravdin devient, pour un temps, le n°1 du NKVD aux Etats-Unis. Son efficacité est reconnue, surtout son entregent. A l’occasion de la Conférence de San Francisco du 25 avril au 26 juin 1945 qui devait aboutir à la création de l’Organisation des Nations Unies et à l’établissement de sa charte, le «journaliste» entre en contact avec Harry Dexter White, secrétaire adjoint au Trésor américain et l’un des principaux membres de la délégation américaine. White est aussi l’un des concepteurs des accords de Bretton Woods et fait partie des initiateurs du FMI et de la Banque Mondiale. Bavard et imprudent, White donne à l’espion russe des informations sensibles sur la stratégie américaine en matière de politique économique internationale et, surtout, sur la conduite des négociations avec l’URSS, offrant ainsi aux Soviétiques les moyens de traiter avec les Américains en position de force. Ses imprudences le pousseront à démissionner du Trésor en mars 1947, puis du FMI en juin. Convoqué devant la Commission des activités anti-américaines, il niera toute implication dans l’espionnage soviétique. Dans les heures suivant son témoignage, une crise cardiaque le terrasse. Il décèdera deux jours plus tard, le 16 août 1948. Toutefois, les cryptographes du projet américain Venona (dont le but était de casser les codes des communications des Services de renseignement soviétiques, ndlr) l’identifieront comme une source régulière, sous le nom de code «Jurist»!

La défection en 1945 d’Elizabeth Bentley, communiste américaine au service de l’URSS depuis 1938 connaissant bien des rouages du renseignement soviétique aux Etats-Unis, complique les activités de Pravdin, et le fragilise. Auprès du FBI, Elizabeth Bentley a identifié son épouse, Olga Pravdina, comme agent opérationnel sous ouverture (nom de code «Margaret» et «Lucy»). Laquelle a travaillé quelques mois à la Représentation économique de l’URSS (Amtorg), avant de devenir «mère au foyer». Dès son arrivée aux Etats-Unis, Olga a été mise en relation avec Jacob Golos, membre du parti communiste américain et l’un des principaux agents de renseignement de Moscou. Golos décédé en novembre 1943 à la suite d’une crise cardiaque, Elizabeth Bentley (sa compagne) prend sa succession et rencontre Olga/Margaret à plusieurs reprises. La défection de Bentley désorganise l’espionnage soviétique aux Etats-Unis. Anatoli Gorski, «résident» de Washington, le dernier à l’avoir rencontrée, rentre précipitamment à Moscou. Iskhak Akhmerov, l’un de ses officiers traitants, est également rappelé par précaution tout comme Pravdin. Le 11 mars 1946, avec femme et enfants, il embarque pour l’URSS à bord du Sergueï Kirov dans le port de Bayonne (New Jersey), au sud de New York. Plusieurs raisons sont invoquées pour expliquer ce départ: Pravdin a un ulcère. Malade, il doit rejoindre un établissement médical; son fils doit faire l’objet d’une amygdalectomie. Un départ précipité opportun, le FBI est proche de découvrir la réelle identité de Pravdin. Bientôt, il établira que le correspondant de l’agence Tass et Roland Abbiate, le jeune bootlegger «britannique» arrêté 20 ans plus tôt puis expulsé, ne font qu’un! Une information que le contre-espionnage américain ne rendra pas publique, ni ne partagera avec ses homologues «occidentaux»…

L’état-major américain du NKVD, devenu entretemps le MGB (ministère de la Sécurité d'Etat de l'URSS), est décapité et «au Centre, peu d’officiers supérieurs possèdent une connaissance de l’Amérique du Nord assez solide pour prendre leur suite», écrivent Christopher Andrew et Vassili Mitrokhine. Le renseignement soviétique devra attendre plusieurs années pour reconstituer un appareil solide. Reste que les équipes de la guerre ont fait merveille, et le Centre pourra un certain temps encore se nourrir de leur héritage. Ce sont elles qui ont mis en place l’espionnage nucléaire qui permettra à l’URSS de faire sa bombe, dont Beria s’octroiera la paternité. De même que Soudoplatov dans son livre... Quand, en 1947, remplaçant Beria, Viatcheslav Molotov prend la direction du Comité pour l’information, qui regroupe tous les services de renseignement soviétiques à l’étranger, Pravdin/Abbiate est écarté. Pour lui, c’est un coup terrible. Selon le transfuge Vassili Mitrokhine, la raison de ce désaveu aurait notamment été motivée par les origines juives de sa mère. L’année suivante, Pravdin est officiellement mis à la retraite anticipée... pour invalidité. Disgrâce? Rien n’est moins sûr. Dans les mois qui suivent, il devient rédacteur en chef d’Inoizdat, une maison d’édition à Moscou créée en 1946 par Staline dont la mission est de publier des ouvrages traduits de langues étrangères, en particulier ceux traitant des avancées scientifiques internationales. En 1949 est inaugurée une section dédiée à la littérature et à l’analyse critique de la réalité soviétique dont le nombre d’exemplaires imprimés est limité. Distribué selon une liste spéciale approuvée par le Comité central, chaque exemplaire est numéroté et porte l’inscription «diffusion spéciale». Placé à la tête de ce groupe qui travaille dans le plus grand secret, Pravdin retrouve l’un de ses vieux complices, le bulgare Afanasyev, en charge de la littérature scientifique. Pravdin dirigera cette singulière maison d’édition jusqu’en 1951, avant de céder sa place à Afanasyev sous la houlette du protégé de Staline, l’idéologue et ancien patron de la Pravda Mikhaïl Souslov, qui sera promu quelques mois plus tard au Politburo (Bureau politique du Comité central du parti communiste soviétique, qui assurait la direction du parti entre les séances plénières du Comité central, ndlr). Cette étrange structure interroge aujourd’hui encore: quels secrets cachait-elle?

Si le conflit mondial a relégué Abbiate au second plan, les Services britanniques reprennent après-guerre le dossier du meurtre d’Ignace Reiss. Hugh Shillito, spécialiste du communisme au MI5 qui doute de l’utilité de porter Abbiate et ses complices sur les listes noires des agents soviétiques, demande conseil à Kim Philby, directeur de la section IX du MI6 chargée de traquer les espions soviétiques. La chose est plutôt cocasse, lorsque l’on sait que Philby est lui-même un agent soviétique! «Nous n’avons plus aucune trace de ces gens, je ne vois pas d’objection à les enlever de la liste noire», répond l’intéressé. A la mort de Staline en 1953, et durant les quelques mois au cours desquels Lavrenti Beria est à la tête de l’URSS, Pravdin est brièvement réintégré dans les Services soviétiques avec le grade de capitaine de la 9e division du ministère de l'Intérieur, avant d’être à nouveau congédié après la mise à l’écart et l’exécution de Beria. Mitrokhine évoque même son suicide à la fin de cette même année 1953. Ainsi, aurait disparu «l’espion monégasque»... jusqu’à ce que l’historiographie postsoviétique établisse son décès en 1970, sans qu’il n’ait apparemment jamais connu les geôles soviétiques contrairement aux autres protégés de Beria (Yakov Serebryansky mourra dans la prison de Butyrskaya lors d’un interrogatoire en 1956; Pavel Soudoplatov sera incarcéré 15 ans dans la prison Vladimir, etc.) Un destin miraculeux pour un espion de l’ère stalinienne... 

Entretemps, Abbiate a refait parler de lui en Occident. En 1958, selon un document archivé au sommier de la police monégasque, Andrija Kondic, journaliste berlinois d’origine yougoslave, écrit aux autorités de la Principauté afin obtenir des informations sur «son ami Roland Abbiate, dont il n’a plus de nouvelles depuis la fin des années 30», rappelant qu’entre 1930 et 1935, Roland Abbiate possédait un restaurant à Juan-les-Pins, puis un autre établissement à Belgrade où Kondic l’a connu. La police monégasque lui répond qu’elle ne dispose d’aucune information sur son ressortissant. Quelques mois plus tard, alors que la guerre froide bat son plein, la maison d’édition berlinoise Heinrich Bär Verlag, notoirement liée aux Services de renseignement de l’Allemagne de l’Ouest et à leurs alliés occidentaux, publie en quatre langues (allemand, anglais, français et espagnol) Meurtre à Marseille, qui traite de l’assassinat du roi Alexandre de Yougoslavie et du ministre français des Affaires étrangères Louis Barthou en octobre 1934 dans la cité phocéenne par un nationaliste macédonien. Dans un long développement, le livre suggère que cet assassinat politique a été initié par les Services secrets soviétiques, puis piloté par son représentant à Belgrade, Roland Abbiate, secondé par la baronne suédoise Britta de Collas! Selon Kondic, qui signe cet ouvrage sous le pseudonyme de Themistokles Papasissis, celle-ci aurait été la fameuse complice blonde du tueur qui fit la une des journaux français de l’époque. Alors activement recherchée, c’est elle qui aurait disparu dans un mystérieux accident de voiture près de Bayonne à la frontière espagnole à la fin du mois d’octobre 1934, rapporte encore l’auteur berlinois qui reprend la litanie selon laquelle Roland Abbiate serait mort à la veille de la Seconde Guerre mondiale, «son cadavre mutilé (…) identifié en Italie septentrionale». Au pic de l’affrontement Est-Ouest, tous les coups étaient permis. Ce d’autant qu’en 1959, année de la publication de Meurtre à Marseille, personne en Occident ne sait qu’Abbiate et Pravdin ne font qu’un depuis 1937... sauf le FBI depuis la fin des années 40, sans toutefois en informer les autres services intéressés! Sur Kondic, on sait seulement qu’il a été rédacteur en chef en 1954/55 de la revue cinématographique Film World publiée par l’éditeur NIP Duga à Belgrade, avant de passer à l’Ouest. Dans son livre, il s’appuie sur un certain nombre de témoignages d’employés du Petit Paris, vrais ou faux, mais troublants, pour impliquer Abbiate dans la préparation du meurtre d’Alexandre Ier. Le pic de sa démonstration consistant à présenter Britta de Collas comme «cette jeune femme très élégante, ayant une belle chevelure blonde, disant se nommer Maria Voudracek» qui, selon la police française, a acheminé en France les armes (achetées à Trieste) pour l’assassinat du monarque yougoslave. Or, après une longue enquête, Antoine Mondanel, directeur de la police judiciaire française, établira formellement dans son rapport «qu'il s'agissait d’une Croate habitant Chicago, Stana Godina» qui, avec son époux, Autun Godina, s’étaient «mis à la disposition d’Ante Pavelic pour accomplir divers actes terroristes». Britta de Collas ne serait donc pas impliquée dans cet assassinat et il semble qu’il en soit de même pour Roland Abbiate. Toutefois, il n’est pas impossible que les Services secrets soviétiques – et leurs agents à Belgrade – aient été au parfum de ce qui se tramait contre Alexandre Ier. Et qu’ils se soient mis au balcon pour regarder! Si, dans son livre, Kondic a tendance à mêler au vrai certaines imprécisions qui servent sa démonstration, il est néanmoins bien informé sur son pays d’origine. Il avance ainsi qu’en novembre 1944, lors des premiers échanges entre la mission diplomatique de l’URSS et le nouveau gouvernement yougoslave qui se déroulèrent à l’hôtel Bristol de Belgrade, la remise du dossier de police concernant Roland Abbiate fut une demande insistante du colonel Salomon Kogan représentant les services soviétiques.

En 1995, l’hebdomadaire Les nouvelles de Moscou publie une biographie de Vladimir Pravdin, présenté comme un maître-espion au service de l’Union soviétique, qui s’arrête en 1954. Rien concernant la période courant jusqu’en 1970, date de son décès. Pourtant, en 1962, le célèbre transfuge soviétique Anatoli Golitsyne avait livré des informations sur Pravdin au cours de ses débriefings par les Américains. Selon lui, il était toujours un agent actif du KGB, opérant alors en Autriche sous couverture d’un honorable citoyen Français. L’hebdomadaire moscovite a également fait l’impasse sur l’origine monégasque de Pravdin, le présentant comme un Russe né à Londres de parents musiciens, ayant, dans ses pérégrinations secrètes, utilisé l’alias de… Roland Abbiate.