Une journée de fouilles à Balkh, «la mère des cités»

© DAFA / DR
Dégagement des briques du rempart kouchan sur le chantier 6 de Tepe Zargaran à Balkh. 

Fondée vers 2’500 ans av. J.-C., l’antique Bactres, la ville de Zarathoustra et d’Alexandre le Grand, est avec son oasis de près de 16’000 km2 l’un des ensembles archéologiques les plus importants du nord de l’Afghanistan. Depuis 1923, la Délégation archéologique française en Afghanistan fouille ce patrimoine unique, témoin du brassage des civilisations et des croyances, d’une grande fragilité et menacé.

Mazar-e Charif, 5 h 30 du matin. L’appel du muezzin retentit dans l’obscurité de cette matinée d’octobre 2006. Retentir est d’ailleurs un bien grand mot. C’est plutôt une série de crachotements dont il est difficile de déterminer s’ils sont dus à la vétusté des haut-parleurs ou à la santé vocale défaillante de l’officiant. Mais le message est bien là, et je ne peux m’empêcher de penser que cette voix, aussi chancelante soit-elle, représente une infime partie de cet écho qui, à cet instant, se répercute dans toute la région. La maison commence à s’éveiller avec les inévitables files d’attente devant les salles de bain. A cette heure, les conversations autour de la table du petit déjeuner sont réduites, à l’image du menu: nouilles chinoises relevées de coriandre et de jus de citron pour les plus gros mangeurs, thé noir brulant, très sucré, pain rond ouzbek agrémenté de confitures turques ou de fromage fondu pour tous, de quoi nous permettre d’attendre jusqu’à la pause de 10 h 00. Pendant ce temps, les plus dégourdis chargent les voitures en essayant de ne rien oublier, à commencer par les thermos de thé, indispensables pour réchauffer les énergies fortement sollicitées dans ces matinées fraîches d’automne. Calés dans les voitures bien chauffées, nous parcourons les vingt kilomètres nous séparant du site de fouille dans une semi-torpeur. Mazar-e Charif dort encore; peu de voitures, quelques piétons emmitouflés dans leur tchapan se dirigent vers le centre-ville et son bazar. A la sortie de l’agglomération, le trafic se densifie: des files d’ânes chargés de volumineux sacs de toile rayée noir et blanc, quelques chameaux, des taxis, reconnaissables à leurs couleurs jaune et blanche, des bus... Nous traversons la zone «industrielle» avec ses boutiques vendant toute sorte de matériaux de construction, puis sa gare routière qui dessert le nord-ouest du pays. Autobus, taxis, triporteurs embarquent leurs passagers vers Cheberghan, Akcha, Maïmana ou Badghis, plus à l’ouest, à la frontière du Turkménistan. Dans la campagne environnante, le soleil levant dévoile les contours de constructions en terre disséminées et des épaves de blindés russes qui jalonnent le bord de la route pour nous rappeler que nous sommes dans un pays tout juste sorti de 20 ans d’une guerre cruelle. Arrivé à Balkh, l’antique Bactres, une grosse bourgade agricole, mais aussi l’une des plus anciennes villes d’Asie centrale, à une centaine de kilomètres au sud de l'Oxus – l'Amou-Daria d'aujourd'hui, qui sépare l'ex-Union soviétique de l'Afghanistan –, notre convoi se scinde en deux: une première voiture part en direction de la citadelle, Bala Hissar (fort en hauteur, en persan), tandis que les deux autres prennent la large route non goudronnée qui mène à Tepe Zargaran à la limite est du site antique. Au pied du tepe (colline artificielle), l’un des véhicules se dirige vers la portion de rempart au nord alors que l’autre gravit la pente de la colline pour s’arrêter sur l'autre versant, à la limite d’un champ où nous attendent déjà bon nombre d’ouvriers. La fouille a commencé depuis quelques semaines et, les jours raccourcissant, nous partons de plus en plus tard de Mazar-e Charif de sorte à arriver sur notre lieu de travail quand la lumière est suffisante pour lire la liste de présence et pouvoir écrire. Pratiquement depuis le début des travaux sur ce site, c’est moi qui procède à l’appel. De campagne de fouilles en campagne de fouilles, ce sont presque toujours les mêmes noms qui repassent, les mêmes visages familiers. Que des hommes! Même si les ouvriers que nous employons ne viennent pas d’une région particulièrement isolée, les traditions y sont aussi fortes qu’ailleurs. «Pas de femmes sur les chantiers où travaillent des hommes venus d’autres villages», a décrété le Cheikh Commandant, l’autorité morale du chantier et le garant de son bon fonctionnement. Pour autant, les femmes de notre petite équipe d’étrangers sont bien acceptées et même souvent, invitées dans les maisons de nos ouvriers pour y rencontrer leurs épouses ou leurs filles. Ces invitations pouvaient durer assez longtemps et se terminaient généralement par des séances photo qui furent interdites le jour où les maris découvrirent que nous avions vu ces images, dévoilant ainsi ce qui devait rester, à leurs yeux, réservé au monde des femmes.

L’appel dure généralement une quinzaine de minutes, mais s’allonge au fil du temps, car plus la campagne de fouilles avance, plus nos besoins en ressources humaines augmentent. D’une vingtaine d'ouvriers à l'ouverture du chantier, nous sommes passés à une soixantaine d’ouvriers, et même à une centaine. A la fin de l’appel, il reste toujours des candidats à l’embauche, des frères, des cousins ou des gens recommandés par le Cheikh Commandant. Selon les besoins, ils sont engagés pour la journée. Nous avons parfois dû refuser tel candidat trop jeune ou trop vieux, car, même si leur âge réel est difficile à déterminer, leur capacité à travailler l’est en revanche facilement. La fin de l’appel est aussi l'instant privilégié pour les demandes particulières, de congé, la plupart du temps, accompagnées systématiquement de propositions de remplacement par un frère ou un cousin pour ne pas perdre une journée de salaire. Nous avons ainsi vu apparaître des gosses d’une douzaine d’années venus remplacer un piocheur, emploi particulièrement physique. Les absences sont particulièrement fréquentes les lundis et les mercredis qui, comme par hasard, sont jours de marché… au point qu’il nous a fallu imposer des quotas afin de disposer d’effectifs suffisants sur le chantier. Avec les premiers froids, ces demandes ont augmenté pour se rendre aux funérailles d’un proche, très souvent un vieillard ou un enfant, victimes des conditions de vie très dures des villageois et de l’absence quasi totale de soins et de suivi médical. L’ordre des noms est alphabétique. Faute de le connaître, les ouvriers repèrent après qui ils sont appelés. Comme certains noms sont identiques, on rajoute au prénom un surnom ou un numéro; nous avons ainsi un «papouy», le petit, et un «pahlavan», le costaud. Une fois l’appel terminé, le travail peut commencer. Les hommes forment des équipes de trois ou quatre que j’assigne aux différents postes du chantier. Les plus forts prennent les pioches; les autres, en fonction de leur force et leur âge, se répartissent les tâches et les outils restants: pelles, brouettes, piochons, truelles, balayettes. Les plus jeunes sont affectés à la collecte du matériel archéologique dégagé qu’ils mettent dans des sacs plastiques, plus ou moins grands selon la taille et la nature des objets concernés, non sans nous les avoir montrés au préalable. Sur chaque sac sont indiqués le nom du site, la date et la localisation précise des découvertes. Avec deux de mes collègues afghans, nous suivons la progression des travaux.

C’est déjà la troisième campagne que nous menons sur Tepe Zargaran, la colline des orfèvres, dont le nom désigne une zone non cultivée s’élevant quelques mètres au-dessus de la plaine et limitée à son extrémité est par une portion du rempart ceignant autrefois la cité de Bactres sur la route de la soie. A vrai dire, rien ne permet de dire que des orfèvres ont jadis occupé ces lieux, mais la tradition veut que des objets en or y aient été trouvés. Des orpailleurs continuent d’ailleurs à laver dans leurs tamis de toile grossière tendue sur un cadre les alluvions des berges d’un canal d’irrigation qui coupe le tepe à quelques dizaines de mètres de notre chantier. Les meilleurs jours, ils parviennent à recueillir quelques paillettes d’or qu’ils vendent au bijoutier-orfèvre, préteur de Balkh. Au mieux, ils en tirent quelques milliers d’afghanis (quelques fractions de centimes de francs suisses), récompensant bien mal des journées passées dans l’eau le dos courbé à se crever les yeux pour apercevoir les minuscules fragments de métal précieux au milieu de morceaux de céramiques et de gravier. C’est en discutant avec les ouvriers que nous avons appris que cette partie du tepe porte un nom bien particulier: Tepe Bout ou Tchehel Soutoun, la colline aux idoles ou les quarante colonnes. Impossible toutefois de savoir si cette appellation est récente, conséquence des découvertes faites lors de pillages par ceux qui travaillent aujourd’hui pour nous. Nous avons souvent abordé ce sujet avec le Cheikh Commandant qui a pris une part très active dans l’exploration du site... enfin, c’est ce qu’il dit. Bien avant 2001, mes collègues avaient réussi à se procurer des photos prises en 1994 par un travailleur humanitaire actif dans le nord de l’Afghanistan. Sur certains de ses clichés, on distinguait parfaitement des éléments architecturaux typiquement grecs, blocs sculptés et tambours de colonnes. En mai 2002, le directeur de la Délégation archéologique française en Afghanistan (DAFA) Roland Besenval était parti à la recherche de ces éléments architecturaux dont il savait qu’ils avaient été trouvés dans la région de Bactres. En arrivant dans le village de Bagh-e Oraq, à quelques kilomètres de la ville de Balkh, il sut qu’il avait trouvé ce qu’il cherchait. Dans la cour d’une grande ferme jouxtant le Tepe Zargaran étaient entreposés lesdits vestiges. Le propriétaire des lieux, le Cheikh Commandant, n’avait pas fait mystère de leur origine ni du fait qu’il avait été impliqué dans leur «prospection». Après quelques heures de palabres arrosées comme il se doit de litres de thé, le cheikh avait consenti à indiquer l’endroit où les photos avaient été prises. C’est ainsi qu’il fut décidé d’y lancer une campagne de fouilles après avoir parlementé avec les autres personnalités du village, les barbes blanches. Le cheikh avait toutefois posé une condition: la construction d’une école de 600 places pour les garçons et les filles du village, l’établissement scolaire le plus proche se trouvant en effet à plus d’une heure de marche dans une zone où les petits Pachtounes n’étaient pas forcément les bienvenus. Il fallut une bonne année pour trouver les financements et, dès que les bâtiments furent achevés, en avril 2006, l’opération archéologique put démarrer. Une annonce publique à la mosquée du village tint lieu de proclamation officielle et d’adhésion de la communauté au projet.

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