Une journée de fouilles à Balkh, «la mère des cités»

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Dégagement des briques du rempart kouchan sur le chantier 6 de Tepe Zargaran à Balkh. 

Fondée vers 2’500 ans av. J.-C., l’antique Bactres, la ville de Zarathoustra et d’Alexandre le Grand, est avec son oasis de près de 16’000 km2 l’un des ensembles archéologiques les plus importants du nord de l’Afghanistan. Depuis 1923, la Délégation archéologique française en Afghanistan fouille ce patrimoine unique, témoin du brassage des civilisations et des croyances, d’une grande fragilité et menacé.

Mazar-e Charif, 5 h 30 du matin. L’appel du muezzin retentit dans l’obscurité de cette matinée d’octobre 2006. Retentir est d’ailleurs un bien grand mot. C’est plutôt une série de crachotements dont il est difficile de déterminer s’ils sont dus à la vétusté des haut-parleurs ou à la santé vocale défaillante de l’officiant. Mais le message est bien là, et je ne peux m’empêcher de penser que cette voix, aussi chancelante soit-elle, représente une infime partie de cet écho qui, à cet instant, se répercute dans toute la région. La maison commence à s’éveiller avec les inévitables files d’attente devant les salles de bain. A cette heure, les conversations autour de la table du petit déjeuner sont réduites, à l’image du menu: nouilles chinoises relevées de coriandre et de jus de citron pour les plus gros mangeurs, thé noir brulant, très sucré, pain rond ouzbek agrémenté de confitures turques ou de fromage fondu pour tous, de quoi nous permettre d’attendre jusqu’à la pause de 10 h 00. Pendant ce temps, les plus dégourdis chargent les voitures en essayant de ne rien oublier, à commencer par les thermos de thé, indispensables pour réchauffer les énergies fortement sollicitées dans ces matinées fraîches d’automne. Calés dans les voitures bien chauffées, nous parcourons les vingt kilomètres nous séparant du site de fouille dans une semi-torpeur. Mazar-e Charif dort encore; peu de voitures, quelques piétons emmitouflés dans leur tchapan se dirigent vers le centre-ville et son bazar. A la sortie de l’agglomération, le trafic se densifie: des files d’ânes chargés de volumineux sacs de toile rayée noir et blanc, quelques chameaux, des taxis, reconnaissables à leurs couleurs jaune et blanche, des bus... Nous traversons la zone «industrielle» avec ses boutiques vendant toute sorte de matériaux de construction, puis sa gare routière qui dessert le nord-ouest du pays. Autobus, taxis, triporteurs embarquent leurs passagers vers Cheberghan, Akcha, Maïmana ou Badghis, plus à l’ouest, à la frontière du Turkménistan. Dans la campagne environnante, le soleil levant dévoile les contours de constructions en terre disséminées et des épaves de blindés russes qui jalonnent le bord de la route pour nous rappeler que nous sommes dans un pays tout juste sorti de 20 ans d’une guerre cruelle. Arrivé à Balkh, l’antique Bactres, une grosse bourgade agricole, mais aussi l’une des plus anciennes villes d’Asie centrale, à une centaine de kilomètres au sud de l'Oxus – l'Amou-Daria d'aujourd'hui, qui sépare l'ex-Union soviétique de l'Afghanistan –, notre convoi se scinde en deux: une première voiture part en direction de la citadelle, Bala Hissar (fort en hauteur, en persan), tandis que les deux autres prennent la large route non goudronnée qui mène à Tepe Zargaran à la limite est du site antique. Au pied du tepe (colline artificielle), l’un des véhicules se dirige vers la portion de rempart au nord alors que l’autre gravit la pente de la colline pour s’arrêter sur l'autre versant, à la limite d’un champ où nous attendent déjà bon nombre d’ouvriers. La fouille a commencé depuis quelques semaines et, les jours raccourcissant, nous partons de plus en plus tard de Mazar-e Charif de sorte à arriver sur notre lieu de travail quand la lumière est suffisante pour lire la liste de présence et pouvoir écrire. Pratiquement depuis le début des travaux sur ce site, c’est moi qui procède à l’appel. De campagne de fouilles en campagne de fouilles, ce sont presque toujours les mêmes noms qui repassent, les mêmes visages familiers. Que des hommes! Même si les ouvriers que nous employons ne viennent pas d’une région particulièrement isolée, les traditions y sont aussi fortes qu’ailleurs. «Pas de femmes sur les chantiers où travaillent des hommes venus d’autres villages», a décrété le Cheikh Commandant, l’autorité morale du chantier et le garant de son bon fonctionnement. Pour autant, les femmes de notre petite équipe d’étrangers sont bien acceptées et même souvent, invitées dans les maisons de nos ouvriers pour y rencontrer leurs épouses ou leurs filles. Ces invitations pouvaient durer assez longtemps et se terminaient généralement par des séances photo qui furent interdites le jour où les maris découvrirent que nous avions vu ces images, dévoilant ainsi ce qui devait rester, à leurs yeux, réservé au monde des femmes.

L’appel dure généralement une quinzaine de minutes, mais s’allonge au fil du temps, car plus la campagne de fouilles avance, plus nos besoins en ressources humaines augmentent. D’une vingtaine d'ouvriers à l'ouverture du chantier, nous sommes passés à une soixantaine d’ouvriers, et même à une centaine. A la fin de l’appel, il reste toujours des candidats à l’embauche, des frères, des cousins ou des gens recommandés par le Cheikh Commandant. Selon les besoins, ils sont engagés pour la journée. Nous avons parfois dû refuser tel candidat trop jeune ou trop vieux, car, même si leur âge réel est difficile à déterminer, leur capacité à travailler l’est en revanche facilement. La fin de l’appel est aussi l'instant privilégié pour les demandes particulières, de congé, la plupart du temps, accompagnées systématiquement de propositions de remplacement par un frère ou un cousin pour ne pas perdre une journée de salaire. Nous avons ainsi vu apparaître des gosses d’une douzaine d’années venus remplacer un piocheur, emploi particulièrement physique. Les absences sont particulièrement fréquentes les lundis et les mercredis qui, comme par hasard, sont jours de marché… au point qu’il nous a fallu imposer des quotas afin de disposer d’effectifs suffisants sur le chantier. Avec les premiers froids, ces demandes ont augmenté pour se rendre aux funérailles d’un proche, très souvent un vieillard ou un enfant, victimes des conditions de vie très dures des villageois et de l’absence quasi totale de soins et de suivi médical. L’ordre des noms est alphabétique. Faute de le connaître, les ouvriers repèrent après qui ils sont appelés. Comme certains noms sont identiques, on rajoute au prénom un surnom ou un numéro; nous avons ainsi un «papouy», le petit, et un «pahlavan», le costaud. Une fois l’appel terminé, le travail peut commencer. Les hommes forment des équipes de trois ou quatre que j’assigne aux différents postes du chantier. Les plus forts prennent les pioches; les autres, en fonction de leur force et leur âge, se répartissent les tâches et les outils restants: pelles, brouettes, piochons, truelles, balayettes. Les plus jeunes sont affectés à la collecte du matériel archéologique dégagé qu’ils mettent dans des sacs plastiques, plus ou moins grands selon la taille et la nature des objets concernés, non sans nous les avoir montrés au préalable. Sur chaque sac sont indiqués le nom du site, la date et la localisation précise des découvertes. Avec deux de mes collègues afghans, nous suivons la progression des travaux.

C’est déjà la troisième campagne que nous menons sur Tepe Zargaran, la colline des orfèvres, dont le nom désigne une zone non cultivée s’élevant quelques mètres au-dessus de la plaine et limitée à son extrémité est par une portion du rempart ceignant autrefois la cité de Bactres sur la route de la soie. A vrai dire, rien ne permet de dire que des orfèvres ont jadis occupé ces lieux, mais la tradition veut que des objets en or y aient été trouvés. Des orpailleurs continuent d’ailleurs à laver dans leurs tamis de toile grossière tendue sur un cadre les alluvions des berges d’un canal d’irrigation qui coupe le tepe à quelques dizaines de mètres de notre chantier. Les meilleurs jours, ils parviennent à recueillir quelques paillettes d’or qu’ils vendent au bijoutier-orfèvre, préteur de Balkh. Au mieux, ils en tirent quelques milliers d’afghanis (quelques fractions de centimes de francs suisses), récompensant bien mal des journées passées dans l’eau le dos courbé à se crever les yeux pour apercevoir les minuscules fragments de métal précieux au milieu de morceaux de céramiques et de gravier. C’est en discutant avec les ouvriers que nous avons appris que cette partie du tepe porte un nom bien particulier: Tepe Bout ou Tchehel Soutoun, la colline aux idoles ou les quarante colonnes. Impossible toutefois de savoir si cette appellation est récente, conséquence des découvertes faites lors de pillages par ceux qui travaillent aujourd’hui pour nous. Nous avons souvent abordé ce sujet avec le Cheikh Commandant qui a pris une part très active dans l’exploration du site... enfin, c’est ce qu’il dit. Bien avant 2001, mes collègues avaient réussi à se procurer des photos prises en 1994 par un travailleur humanitaire actif dans le nord de l’Afghanistan. Sur certains de ses clichés, on distinguait parfaitement des éléments architecturaux typiquement grecs, blocs sculptés et tambours de colonnes. En mai 2002, le directeur de la Délégation archéologique française en Afghanistan (DAFA) Roland Besenval était parti à la recherche de ces éléments architecturaux dont il savait qu’ils avaient été trouvés dans la région de Bactres. En arrivant dans le village de Bagh-e Oraq, à quelques kilomètres de la ville de Balkh, il sut qu’il avait trouvé ce qu’il cherchait. Dans la cour d’une grande ferme jouxtant le Tepe Zargaran étaient entreposés lesdits vestiges. Le propriétaire des lieux, le Cheikh Commandant, n’avait pas fait mystère de leur origine ni du fait qu’il avait été impliqué dans leur «prospection». Après quelques heures de palabres arrosées comme il se doit de litres de thé, le cheikh avait consenti à indiquer l’endroit où les photos avaient été prises. C’est ainsi qu’il fut décidé d’y lancer une campagne de fouilles après avoir parlementé avec les autres personnalités du village, les barbes blanches. Le cheikh avait toutefois posé une condition: la construction d’une école de 600 places pour les garçons et les filles du village, l’établissement scolaire le plus proche se trouvant en effet à plus d’une heure de marche dans une zone où les petits Pachtounes n’étaient pas forcément les bienvenus. Il fallut une bonne année pour trouver les financements et, dès que les bâtiments furent achevés, en avril 2006, l’opération archéologique put démarrer. Une annonce publique à la mosquée du village tint lieu de proclamation officielle et d’adhésion de la communauté au projet.

Celui que tout le monde appelle Cheikh Commandant n’est en fait ni cheikh ni commandant, mais exerce une certaine autorité morale sur la petite communauté vivant là. Ce double titre lui permet d’annoncer qu’il est à la fois un «leader» traditionnel et un moudjahidine qui a combattu les Soviétiques et leurs alliés. Politiquement, il revendique son allégeance à l’alliance du Nord de feu le commandant Massoud, représentée dans la région par le gouverneur de la province Atta Mohammad Noor. Son positionnement à l’égard des talibans est flou et, en bon chef de sa collectivité, il essaie de faire la part des choses. Au cours de nos discussions, nous avons compris que les lignes de fracture se situaient ailleurs: le village est pachtoune depuis peu, alors que la famille du cheikh est originaire de Kandahar, bastion «spirituel» des talibans. A la saison de la récolte du haschich, ses lointains cousins prennent en charge la commercialisation de la production, du moins celle qui n’est pas «vendue» sur place. Pourtant, sur le chantier de fouilles, évoluent des ouvriers appartenant à d’autres groupes ethniques: Ouzbeks, Hazaras, Arabes... Tous recommandés par le cheikh. Un jour, un Turkmène s’est présenté sans passer par le canal «officiel». Il a travaillé une journée et, dûment chapitré par ses collègues, n’est jamais revenu. Parmi nos employés, certains sont propriétaires terriens et cultivent eux-mêmes leurs terres avec l’aide de membres de leur famille moins «fortunés» ou d’ouvriers agricoles à qui ils assurent le gîte et le couvert. Entre les différentes familles, très souvent unies par les liens du mariage, parfois fort anciens, les relations sont loin d’être apaisées. L’origine des litiges remonte aux débuts de l’agriculture: contestation des droits de propriété, de pâturage, de pacage et de bornage. Des différends qui semblent être remisés à chaque nouvelle campagne de fouilles, sans que nous puissions dire si nous en sommes la cause ou la conséquence. De manière générale, les équipes de fouilles se constituent en fonction d’affinités familiales et les journées se passent sans histoires.

La première partie de la matinée est probablement la période la plus productive. Les piocheurs, après avoir dégagé quelques mètres carrés de terrain, laissent la place aux pelleteurs qui enlèvent les terres ameublies qu’évacuent les brouetteurs, un poste fort apprécié, car, bien que physique, il permet de bénéficier de «pauses» supplémentaires pour peu que le tas de terre soit suffisamment éloigné du chantier et à l’abri des regards. Au fil de la journée, les allers-retours des brouetteurs prennent d’ailleurs de plus en plus de temps, jusqu’à ce que quelqu’un se décide d’aller voir… C’est ainsi que, périodiquement, je retrouve deux ou trois ouvriers ayant reconverti leur instrument de travail en fauteuil en train de se livrer à la consommation de cannabis «récréatif» ou de discuter du beau temps… Généralement, il suffit que j’arrive pour les voir se précipiter sur les mancherons de leur brouette et repartir dare-dare vers le chantier. Parfois, il faut réveiller le fautif en le menaçant des pires sanctions; il repart alors tout penaud, accueilli par les rires peu charitables de ses collègues. Les gros travaux de dégagement sont indispensables pour essayer de déchiffrer le site qui a été très profondément perturbé par les puits et les tunnels creusés lors de fouilles clandestines. Une fois repérées les zones laissées intactes par les pilleurs, le travail se fait plus délicat. La pelle cède la place au piochon, puis à la truelle et à la brosse. Il est alors possible de distinguer les limites des murs de briques d’argile crue, les puits, les fosses, les foyers, les traces des canaux d’irrigation... L’identification des vestiges donne toujours lieu à d’âpres discussions quant à leur fonction et leur datation.
– C’est le mur d’une maison, affirme l’un des ouvriers.
– Mais non, il est beaucoup trop gros, c’est au moins un palais ou un château, réplique un autre.
– Qu’est-ce que t’en sais? Tu n’as jamais vu de château.
– Je le sais parce que je le sais… et puis, si tu veux être sûr demande au sahib ou à l’ingénieur.

Le sahib, en l’occurrence, c’est moi, et l’ingénieur, l’un de nos collègues archéologues afghans. Nous leur expliquons alors à quoi, à notre avis, correspond ce mur et son âge probable. La datation les intrigue au plus haut point. Nombre d’entre eux n’ont jamais quitté leur village et ont l’impression d’en connaître les moindres détails. Là, ils s’aperçoivent qu’ils ont sous les pieds toute une histoire dont ils ne soupçonnaient pas l’existence. Au fil des campagnes de fouilles, les noms des cultures anciennes qui se sont succédé dans la région leur sont devenus, sinon familiers, du moins connus, même s’ils éprouvent parfois des difficultés à les situer dans un enchaînement chronologique, la plupart n’ayant pas été scolarisé, ne sachant ni lire ni écrire. L’invasion russe représente généralement le repère chronologique le plus ancien; viennent ensuite la période des moudjahidines, puis celle des talibans… Ce qui s’est passé avant, du temps du roi Amanullah (1892-1960), est plus flou et représente une sorte d’âge d’or. Quant à la période précédent l’islamisation de l’Afghanistan – qui occupe plus de 200 ans à partir du VIIe siècle –, elle incarne l’anormalité, un temps de légendes et de croyances bizarres, impies comme le bouddhisme ou plus familières comme le zoroastrisme.

Quelques minutes déjà avant la pause de 10 h 00, les attentions se relâchent. A proximité du chantier, à l’abri des arbres, les femmes apportent de quoi manger à leurs époux; quelques enfants les accompagnent et, curieux de savoir ce que leur père fait, se risquent jusqu’au chantier avec une gamelle emballée dans un morceau de tissu. Des ouvriers allument un feu de broussailles sèches et sortent des bouilloires, des bidons d’eau, du thé et du sucre. Ils déballent avec attention ce qu’ils ont apporté ou, pour les plus chanceux, le plat à peine réchauffé à la maison: un peu de riz brun, des épinards, un œuf… jamais de viande. Pour beaucoup cependant, le casse-croute se réduit à un morceau de pain ouzbek arrosé d’un peu de thé très chaud et très sucré. Ce matin d’octobre 2007, nos collègues travaillant sur le rempart nord se sont joints à nous pour partager le thé, le pain et l’inévitable fromage fondu, ersatz de Vache qui rit connu dans toute la région sous les noms les plus divers de Happy Cow, Les bons enfants… Les jours de grand froid, nous sommes conviés à passer la pause repas chez le Cheikh Commandant, dans une pièce réservée à cet effet à l’entrée de sa ferme et dotée d’un poêle à mazout qui contrevient à toutes les règles de sécurité domestique et d’hygiène, mais qui a le mérite de bien chauffer, et d’un poste de télévision branché sur les chaînes afghanes ou pakistanaises. Nous avons ainsi droit aux émissions de jeu franchisées, télé-crochets, émissions de culture générale entrecoupées de séquences de chants et de danse, séries turques, coréennes ou indiennes, dûment censurées pour ne pas choquer le sens de la pudeur des habitants des campagnes afghanes… Il suffit en fait de quelques réglages appropriés pour accéder à des images moins islamiques, ce que son heureux propriétaire est loin d’ignorer. Assis sur les matelas sur lesquels dorment le soir les visiteurs masculins de passage, nous buvons du thé noir servi par l’un des fils de notre hôte. Le pain est fait maison, «avec mon blé», précise le maître de céans. Généreux avec ses invités, il nous propose aussi des œufs de ses poules qu’il fait frire dans de l’huile de sésame, «maison» elle aussi. Généralement, ces en-cas donnent lieu à des discussions sans fin sur la nourriture: «Ah! Vous devriez goûter le kebab fait avec la viande de mes moutons… Et goûtez donc le lait de mes vaches…» Soit dit en passant, lesdites vaches paissant régulièrement dans des champs de chanvre, il y a fort à parier qu’un vétérinaire un peu soupçonneux aurait trouvé qu’elles produisent un lait fortement chargé en tétrahydrocannabinol (THC). De là à imaginer les effets sur les placides bovidés et sur ceux qui en consomment leurs produits…

Ces moments ont quelque chose d’intemporel. A des milliers de kilomètres de Paris, difficile de croire que nous sommes dans un pays en guerre, si ce n’est la forte probabilité de trouver une kalachnikov sous un matelas... «Mais, j’ai les papiers!» s’empresse alors de préciser le commandant en nous brandissant une feuille sans âge sur laquelle figure sa photo, sans âge elle aussi… Parfois, il nous parle de sa carrière de tchopendoz (cavalier afghan pratiquant le bouzkachi, jeu consistant à attraper à cheval la tête ou le cadavre d'une chèvre), brutalement interrompue après une mauvaise chute et les deux bras cassés. 10 h 30, le travail reprend petit à petit. Près des lieux abrités où les ouvriers ont fait leur pause se dégage une forte odeur de haschisch… récréatif, bien en entendu. Comment aurait-il pu d’ailleurs en être autrement alors que la culture du chanvre est l’une des premières sources de revenus de la région. Si elle a disparu des alentours de la fouille, elle se poursuit dans des endroits plus discrets. Après l'interruption, le redémarrage est toujours un peu plus lent, pas forcément à cause des substances inhalées. De manière générale, la deuxième partie de la journée est plutôt réservée aux travaux fins, comme la fouille des puits qui n’est envisageable que lorsque la lumière est suffisante. D’un diamètre variant de 70 à 150 cm et descendant généralement jusqu’à la nappe phréatique, soit cinq à six mètres sous la surface, seuls des ouvriers assez agiles, souples et peu corpulents peuvent s’y aventurer. A vrai dire, ce type de travail est loin de faire peur à des paysans habitués à curer leurs propres puits ou à en creuser pour leurs systèmes d’irrigation. Les volontaires pour ce travail ne manquent donc pas, surtout qu’une fois au fond, ils sont assez tranquilles. C’est aussi l’occasion de tomber sur de belles découvertes, et l’idée de trouver des trésors en fait fantasmer plus d’un. Ils nous montrent avec fierté ce qu’ils considèrent comme des trouvailles: des tessons de verre, des céramiques vernissées islamiques, des fragments de métal, etc. Pendant ce temps, à l'air libre, des groupes de trois à quatre ouvriers raclent soigneusement les endroits dégagés quelques heures auparavant pour tenter de mettre à jour des traces de briques crues constituant les murs dont l’identification n’est pas chose aisée, car certains d’entre eux se sont écroulés après l’affaissement des tunnels creusés par les pillards. Alors que les bords d’une construction se dessinent nettement, s’ouvre parfois un trou qu’il faut sonder pour vérifier s’il est bien l’oeuvre de nos concurrents clandestins. Lors de notre première campagne en 2004, nous avons ainsi dégagé une galerie à peine comblée dont les parois étaient en partie constituées de briques de terre crue des murs qu’elle avait traversés. Des bougies et des traces de suie nous ont donné une petite idée des conditions de travail de ces «clandestins», des ouvriers turkmènes, nous a certifié le cheikh, visiblement bien renseigné. Attiré par l’agitation qui s’empare d’une équipe occupée à vider un puits, je décide d’y regarder de plus près. A une profondeur d’un mètre cinquante environ affleurent des pierres. En soi cela n’aurait rien eu d’étonnant, si ce n’est que toutes les constructions de ce site antique sont en briques crues. Ces pierres sont nécessairement des matériaux rapportés. Jusqu’à présent, les fouilles n’ont livré que quelques tessons de céramique islamique, mais nous sommes loin d’avoir atteint la nappe phréatique. La présence de ces blocs est donc particulièrement intrigante et l’excitation monte soudain d’un cran. Dans de tels cas, il est primordial de ne pas laisser les émotions l’emporter sur la raison. La première chose à faire est donc de calmer l’équipe, de disperser la foule attroupée autour de la fouille et de rappeler à chacun ses tâches. Ensuite, il faut bien nettoyer ce qui vient d’être découvert pour s’en faire une idée précise avant de poursuivre les travaux de dégagement. Pour moi, il est évident qu’il ne s’agit pas de blocs isolés, mais d’un véritable aménagement que le puits, creusé ultérieurement, n’a pu traverser. Fort heureusement, la journée tire à sa fin et la fébrilité ambiante commence à retomber. Les ouvriers rassemblent et rangent le matériel archéologique dégagé dans des sacs en plastique. L’un de nos plus jeunes fouilleurs vérifie que chacun porte bien les indications nécessaires à leur identification – tessons, os, monnaie, etc., une mission dont il s’acquitte avec autant de compétence que d’autorité, avant de les charger à l’arrière de nos voitures. «Il reste encore combien de temps?» s’impatientent certains. 

Afghanistan Balkh Afghanistan Balkh
Vue d'ensemble du site achéménide de Cheshm-e Shafa, dans la province de Balkh. L'ancienne cité perse découverte en 2008 par la DAFA est située à une vingtaine de kilomètres au sud des vestiges de Balkh fouillés en 1924-1925. © DAFA / DR

A 14 h 00, je donne le signal de la fin de journée. Tous se dispersent; la plupart partant à pied, d’autres à bicyclette et de rares chanceux à dos d’âne. L’équipe fouillant le rempart nord nous ayant rejoint, c’est pour nous aussi l’heure du départ. En plein jour, il est plus aisé de suivre la piste qui longe le chantier et nous permet de rejoindre la route goudronnée menant vers Mazar-e Charif. A quelques centaines de mètres du chantier s’élèvent les restes, encore imposants, d’un grand stupa bouddhique sculpté au VIe siècle sur un lit rocheux en même temps que les grands bouddhas de Bamiyan, Charkh-e Falak. La route vers Mazar est ponctuée de carrières dont est extrait le limon destiné à fabriquer les briques, de fours dans lesquels elles sont cuites et de petits villages, regroupements de maisons en briques d’argile crue et couvertes d’une coupole basse caractéristique de la région. A une centaine de mètres de l’un d’eux, deux grandes tentes qui, un jour, ont dû être blanches, estampillées des lettres bleues UN, servent de salles de classe. A travers les toiles flottantes, nous devinons une longue natte posée à même le sol et un tableau noir. A cette heure de la journée, l'école est finie, mais quelques gamins jouent encore à proximité. Au milieu des champs de blé ou de coton affleurent ici ou là les ruines d'édifices bouddhiques qui disparaissent d’année en année. Au loin, sur notre droite, les premiers contreforts de l’Hindou Kouch, limite physique de cette plaine du Turkestan afghan dont la fertilité a fait la richesse de la région, et son malheur aussi, attisant les convoitises de ses voisins moins bien lotis par la nature. Les troupeaux de chèvres et de moutons laissés libres encombrent régulièrement la route. Des flots vivants et bêlants que la conduite décidée et les coups de klaxon rageurs de notre chauffeur nous permettent de franchir sans encombre. Quelques mois auparavant, à la tombée de la nuit, l’un de nos chauffeurs à la vue défaillante avait transpercé à pleine vitesse l’un de ces troupeaux, tuant ou estropiant plus d'une dizaine de bêtes. Au lieu de venir en aide aux animaux blessés et d’informer le propriétaire de l’incident, il a préféré le délit de fuite... Plus nous approchons de Mazar, plus les espaces agricoles se réduisent alors que ceux-ci ne suffisent déjà pas à nourrir les populations locales. Au checkpoint marquant la frontière administrative de la ville, les préposés, absents le matin, nous font signe de passer. A cette heure, le trafic est plus dense. Tous les moyens de transport, de la brouette aux camions, débordent de passagers ou de marchandises. Même si le parc automobile a tendance à se «toyotaiser», avec une nette préférence pour la Corolla, la majorité des véhicules à moteur sont encore russes: jeep, tracteur, même des Gaz Volga transformées en taxis, bondés comme il se doit d’hommes et d’animaux, jusqu’au coffre réservé aux femmes pour éviter la promiscuité. Nous enfilons ensuite un chapelet de ronds-points financés par des mécènes locaux qui ont tenu à les personnaliser afin que chaque automobiliste sache à qui il doit ces équipements: une théière et une tasse gigantesques leur rappellent qu’un magnat du thé, originaire de la ville, y a été de son écot. En ce début d’automne, les boutiques vendent surtout des pommes de terre de Bamiyan, des mandarines du Pakistan, des pommes rouges locales et des blocs de sel gemme, entassés comme des briques et formant des murets, de la province de Taloquan au nord-est. Une denrée essentielle qui représente une part importante d’un commerce local probablement plus que millénaire que la concurrence du sel marin, venu de beaucoup plus loin, condamne à plus ou moins brève échéance. A l’approche de notre maison, la circulation devient franchement difficile et, encore une fois, il faut toute la virtuosité de notre pilote et son interprétation toute personnelle du Code de la route pour nous frayer un passage dans cette foule hétéroclite de piétons, d’ânes, de vélos, de motocyclettes chinoises ou iraniennes. Enfin à destination, les chauffeurs déchargent le matériel de fouille et les sacs de tessons. Lavé et rafraîchi, je m’attable alors que le repas est déjà servi. Rien de très fastueux, le cuisinier a fait ses classes comme garagiste... Rapidement englouti et suivi d’une sieste. L’après-midi est ensuite consacrée au travail d’après-fouille: remise en ordre des notes, examen du contenu des sacs afin d’évaluer la possibilité de datation des vestiges découverts, recollage de tessons... La restauratrice est déjà à l’oeuvre sur les objets les plus fragiles afin d’en garantir le bon état jusqu’à ce qu’ils puissent être emmenés à Kaboul.

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Chapiteau de pilastre kouchan décoré d'un taureau assis. © DAFA / DR

17 h 00, le dernier moment pour aller faire quelques courses pour les fouilles du lendemain. Les volontaires sont légion pour musarder et surtout humer cette ambiance si particulière des bazars d’Afghanistan… A Mazar, la sécurité est moins pesante qu’à Kaboul, même si la ville n’est pas à l’abri des attentats ou des violences. En quelques minutes, nous sommes au centre-ville où se concentre l’essentiel des commerces, organisés autour du tombeau d’Ali (c. 600-661), quatrième calife de l’islam particulièrement vénéré par les chiites, cousin et gendre de Mahomet, qui a donné son nom à la ville de Mazar-e Charif, Le noble tombeau («mazar», tombeau et «charif», prince ou seigneur). A l’est, les marchands de tapis et autres antiquaires; au nord, les vêtements; à l’ouest, les changeurs, les vendeurs de téléphones et les quincailliers; et, au sud, les papetiers, les gargotes diverses et les épiciers. Cette topographie fonctionnelle est loin d’être stricte, mais elle a l’avantage de permettre de se retrouver dans ce qui, de l’extérieur, offre l’apparence d’une perpétuelle confusion. Une foule nombreuse se presse sur les trottoirs: quelques femmes en burqa et des enfants au milieu d’une masse d’hommes, apparemment affairés, prêtent une attention très distraite à notre petit groupe pourtant assez visible. Si nous avons l’impression de faire tache, nous ne ressentons cependant aucune agressivité de la part des nombreux mendiants et ne sommes pas davantage importunés par les commerçants attendant le chaland en fumant le narguilé. Dans certains commerces, bien que vides, nous devons même faire preuve de patience avant que le propriétaire des lieux daigne se montrer.

La voiture nous dépose face au mausolée d’Ali, devant les boutiques de vêtements dont l’essentiel des marchandises provient de Chine, comme les tissus, par ailleurs tous synthétiques. Pas de quoi rêver aux soieries, cotonnades et autres mousselines d'un temps plus que révolu. Après nous être faufilés dans les étroites venelles du quartier, nous nous baladons dans un pittoresque dédale de cours intérieures où s’entassent des ballots solidement ficelés. Dans l’une d’elles, des marchands spécialisés dans le commerce de tenues traditionnelles habituellement portées par les hommes: des tchapans de soie verte et grise, parfois doublés de fourrure de lapin, des jilaks (caftans) de coton brun plus légers pour l’été, des longhis (simple pan de tissu qui couvre le bas du corps à partir de la taille) de soie blanche ou noire du Pakistan, et ceux en coton de Marmol, un gros bourg dans les montagnes au sud de Mazar-e Charif. Le dos calé entre des piles de vêtements, les boutiquiers nous font l’article, mettant en valeur le brillant de la soie ou la finesse des cotonnades, remplissant sans cesse les inévitables tasses de thé qui semblent être autant que les paroles et les gestes les instruments de la transaction commerciale. Difficile de ne pas céder à la tentation et de ne pas repartir équipés comme un vrai Mazari avec des habits toutefois un peu trop neufs pour que nous puissions passer pour des autochtones. Une fois sortis de cette caverne d’Ali Baba, nous retrouvons les ruelles encombrées de vendeurs ambulants proposant des vêtements bon marché et même des sous-vêtements féminins. De respectables vieillards à la barbe blanche leur expliquent les besoins de leurs épouses ou de leurs filles en mimant avec des gestes gênés et maladroits les rondeurs à couvrir. Au demeurant, le choix peu étendu et les articles fabriqués en Chine privilégiant la robustesse à l’élégance incitent les clients à conclure rapidement leur transaction pour rejoindre leurs femmes qui de loin ont suivi leurs péripéties.

La nuit tombe vite en octobre et, dès la prière du soir, les boutiques ferment. Seuls restent ouverts les restaurants et les gargotes à kebabs, pakoras (pommes de terre frites) ou samosas. Pour nous, c’est le signal du retour. Avant d’aller se coucher, reste encore à faire le point sur le travail à effectuer le lendemain, à organiser les tâches de chacun, à évaluer les besoins en matériel et en ressources humaines. Après 17 h 00, l’électricité est bien faible et il faut mettre en route le générateur pour l’éclairage, les ordinateurs et les chauffe-eau. Nous sommes déjà à la moitié du temps de notre mission, et nous savons que la météo peut très vite se dégrader. Les pluies ou la neige rendant quasi impossible le travail de terrain, il faut donc rapidement décider des zones de fouilles à investiguer en priorité. La soirée file vite: nous recueillons quelques informations sur ce qui se passe en France, et envoyons quelques mails… Internet fonctionne de façon satisfaisante ce soir. Pas de grand excès de table pour le repas du soir, nous réchauffons ce qui a été préparé par le cuisinier à midi… Il est à peine 21 h 00; dehors, il fait très sombre, la ville est calme, en train de s’endormir.