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Tashqurghan, novembre 1966. Vendeurs dans le Tim, le marché couvert. Les bonnets sont brodés par les femmes à domicile et portés sous le turban par les hommes.  © Pierre Centlivres

Allers-retours au bazar de Tashqurghan

En décidant de consacrer ma thèse de doctorat en ethnologie au dernier marché couvert de briques cuites d’Afghanistan, j’ai non seulement découvert un monument architectural et une structure corporatiste uniques au monde, mais j’ai surtout noué de profondes relations humaines.

Le bruit courait à Kaboul, dans les années 60, qu’il existait dans le nord du pays, non loin de la capitale provinciale de Mazar-e Charif et à quelques encablures de la frontière de l’Ouzbékistan marquée par le fleuve Amou-Daria, une oasis verte plantée de vergers avec, en son centre, un ancien bazar en briques, grouillant de chevaux et de chameaux, d’artisans et de marchands dans d’obscurs ateliers et boutiques: le dernier marché couvert de ce type, datant de la fin du XVIIIe siècle ou du début du siècle suivant, qu’avaient entrevu les agents de l’Inde britannique de la première moitié du XIXe siècle. Conseiller au Musée de Kaboul de 1964 à 1966 à la recherche d’un sujet de thèse, je décidai de faire de ce monument qui évoque immanquablement les fantasmes orientaux des relais de caravanes et l’antique route de la soie mon sujet d’étude. Cela tombait bien; la route et le tunnel du Salang, qui culminent à 3’848 mètres et qui, en franchissant l’Hindou Kouch, relient le sud de l’Afghanistan au Turkestan afghan, venaient de s’ouvrir, raccourcissant l’ancienne route d’une centaine de kilomètres.

Quelques mois auparavant, j’avais failli découvrir ce fameux bazar. Roulant vers Mazar-e Charif à l’occasion de brèves vacances, j’avais passé trop vite le carrefour d’où partent, à l’ouest, la route en direction de Mazar et, à l’est, la piste vers Kunduz; un carrefour alors presque désert, bordé par quelques boutiques de pisé et de planches où les camionneurs pouvaient trouver des bidons d’huile et, en saison, des paniers de fruits. Le vrai bazar, lui, se trouvait à un kilomètre environ, au bord de la rivière Khulm, caché par les arbres. Pendant les vacances suivantes, celles du ramadan, j’ai repris la route de la province de Balkh, accompagné d’une volontaire de l’American Peace Corps enseignant l’anglais dans un lycée de Kaboul. D’origine iranienne, son dari (persan d’Afghanistan) est meilleur que le mien; elle réunit donc à mes yeux l’agrément d’une compagnie féminine et les avantages d’une interprète compétente. Il a neigé la nuit précédente et nous faisons halte dans le petit hôtel pour fonctionnaires en mission à la lisière de Tashqurghan. Le lendemain, temps glacial; je garde le souvenir de la longue promenade dans une petite ville pétrifiée par le froid. Pas de thé au samovar de la gargote du carrefour. Nous avons oublié, ma camarade et moi, que c’est le premier jour du jeûne; les samovars sont éteints et les boutiques fermées en attendant la tombée de la nuit. Heureusement, nous ne sommes que de passage, demain, nous regagnerons Kaboul. Il ne s’agit pas encore de la «vraie» enquête qui ne commencera que dans plusieurs mois, à la fin de mon mandat au musée, et nécessitera une installation durable au cœur de cette localité. Pour l’instant, je ne vois guère comment m’y prendre et nous flânons dans la cité. A l’orée du bazar, la première ruelle qui s’ouvre à notre droite est celle des forgerons. Recouverte d’un toit de pisé et de roseaux reposant sur une charpente en chevrons, il y fait si sombre que c’est à peine si l’on distingue le fond des ateliers. Elle nous conduit à celle des chaudronniers qui, contrairement aux boutiques du carrefour, regorge d’activité et bruisse du martelage du cuivre. De là, nous gagnons la grand-rue, élargie dans les années 50, nous dit-on, pour permettre le passage des camions vers Kunduz. La rue endormie – le ramadan toujours – que nous suivons ensuite est celle des merciers qui mène tout droit à un bâtiment circulaire datant du début du XIXe siècle, le célèbre Tim, ou place du marché. Incarnation probable de l’ambition d’un beg (chef de clan) vassal de l’émir de Boukhara, soucieux de donner à la ville dont il était le maître un éclat et un prestige devant rejaillir sur lui, ce monument de briques cuites coiffé d’une superbe coupole, ornée à l’intérieur d’un décor de stuc à pendentifs serti de 201 soucoupes et bols de porcelaine provenant de Kachgar en Chine – je les ai comptés lors d’un séjour ultérieur –, noircie par le temps, la poussière et la suie des foyers des artisans, constitue le coeur du bazar. Du rond-point central, entouré de deux allées circulaires, rayonnent quatre ruelles vers les points cardinaux. Le long des allées et des ruelles s’alignent, dans une pénombre percée de rares ouvertures de la coupole, les boutiques des commerçants. Vers midi, nous regagnons le carrefour près de l’hôtel où nous avons passé la nuit. Les maisons de thé sont toujours fermées. L’après-midi, dans le quartier des forgerons et des tourneurs sur bois au sud de la grand-rue, le contact s’établit plus facilement qu’avec les rares boutiquiers présents sommeillant dans les allées du Tim. Les artisans manifestent à notre égard une curiosité chaleureuse et un peu goguenarde: ils s’enquièrent du pays d’où nous venons, du prix de nos vêtements et s’amusent de nos questions sur leurs outils et leur travail. Allons-nous ouvrir un atelier de coutellerie en Amérique?

En août 1966, je reprends la route de Tashqurghan accompagné, cette fois-ci, par un étudiant de l’Université de Kaboul que le ministère des Affaires étrangères, prudent, m’a adjoint comme ange gardien pour faciliter mes premiers contacts avec la population locale et, le cas échéant, rapporter mes faits et gestes aux services compétents. A cette époque, en dehors de la capitale, il était déconseillé, voire interdit, aux «indigènes» d’entrer en contact avec les étrangers. Sur place, mon premier souci est de rendre visite au chef de district et de lui demander son appui pour un logis aussi proche que possible du bazar. «Chez l’habitant? Vous n’y songez pas. Pourquoi ne pas loger à l’hôtel, où vous pourrez vous faire apporter vos repas depuis la maison de thé-restaurant du carrefour?» Je souhaite habiter à proximité immédiate de mon objet d’étude. A force d’insister, il me donne l’autorisation de m’installer au premier étage d’un caravansérail à la porte de Kunduz, juste en dehors du bazar, dont le propriétaire, désireux de faire le pèlerinage de La Mecque l’année suivante, accepte de surmonter l’inconvénient de ma présence et des commentaires du voisinage grâce à un loyer démesuré. Un garçon d’un village des environs viendra nous apporter, à mon accompagnateur et à moi-même, l’eau nécessaire à notre ménage. Mais pas question de rentrée tardive; le bazar est gardé la nuit, et il faut un mot de passe pour le traverser. Peu à peu, grâce à nos interlocuteurs du bazar et aux employés de la municipalité, j’acquiers les connaissances élémentaires nécessaires à mon sujet d’étude: le bazar de Tashqurghan compte près de 1’140 boutiques, dont 360 ateliers d’artisans, 25 barbiers, 43 maisons de thé et 22 caravansérails. C’est beaucoup pour une population d’à peine 50’000 habitants que compte l’oasis. Il faut dire que ce bazar est bien davantage qu’un marché local où l’on peut acheter son pain, des chaussures ou faire ferrer son cheval: il regroupe des entrepôts de blé et de riz, des dépôts pour la récolte du coton, des bains publics, une madrasa et deux mosquées où les bazaris vont faire la prière du milieu du jour. Il abrite également la municipalité, le trésor public, la prison – inoccupée durant mon séjour – et un petit restaurant. Autant de commodités qui attirent les villageois des environs et les marchands des localités voisines. Deux fois par semaine, ils parcourent plusieurs dizaines de kilomètres pour s’y ravitailler et y vendre leurs produits. C’est pour eux, pour leurs montures et leurs bêtes de somme qu’ont été construits les caravansérails aux entrées du bazar, comme celui dans lequel nous logeons.

Au bout de quelques jours passés à m’assister dans l’inventaire des commerces et des ateliers, à mesurer les venelles du Tim, à compter, les jours de bazar, les villageois qui y affluent et à noter leur provenance, mon accompagnateur en a assez, lui le citadin, de ce travail monotone et du confort assez rustique de notre habitat, et rentre à Kaboul. Me voici bien obligé d’améliorer mon dari. J’apprends toutefois assez vite que le bazar est structuré selon un plan pragmatique que divise longitudinalement la route qui mène à Kunduz ou à Mazar-e Charif: les mêmes commerces et ateliers occupent les rues qui portent leur nom: rue des merciers, des bijoutiers, des vendeurs de garance, et ainsi de suite. La partie nord, où passent les rares véhicules à moteur, concentre les vendeurs de textiles, de poteries, de chaussures, les merciers, les épiciers et les bijoutiers. Les artisans, eux, occupent la partie sud, à proximité de la rivière. Deux fois par semaine également se tient sur un terrain vague au sud du bazar, au pied d’une ancienne forteresse, le très animé marché au bétail où flottent des odeurs âcres d’urine, d’armoise, de feux et de braseros pour réchauffer, surtout en hiver, les bêtes et les hommes vêtus de lourds caftans doublés de coton et ceints d’un mouchoir rouge. On y trouve le plus souvent des moutons et des chèvres, parfois des ânes et des chevaux. Mais on y vend surtout du combustible, des buissons secs arrachés à la steppe et des sacs de charbon de bois. Dans ce brouhaha animal, les maquignons et les marchands de brochettes doivent donner de la voix pour se faire entendre.

J’aime m’asseoir dans la rue des merciers et des droguistes, en particulier dans la boutique d’Ismaël Araj, dit «Le boiteux». Je mentionne ici son nom parce qu’il m’a amèrement fait remarquer que je n’avais pas publié sa photo dans ma thèse. Ismaël est un herboriste-droguiste expert en teb-e yunâni, médecine grecque ou galénique qui repose sur l’opposition entre le chaud et le froid, le sec et l’humide. Ses affaires sont prospères. J’espère ainsi me familiariser avec la clientèle de cette rue qui est un peu celle des lettrés, des gens qui ont fréquenté l’école, qui savent lire le journal de Mazar-e Charif et, à l’occasion, écrire des poèmes. En dehors des jours de marché, il ne se passe pas grand-chose au bazar. Pourtant, les commerçants sont là, dans leur boutique sans client, car il n’est ni honorable ni plaisant pour eux de rester à leur domicile qui, pendant la journée, est le domaine des activités des femmes de la maison. Nous prenons alors le temps de bavarder; ils répondent à mes questions, même si j’ai l’impression que c’est moi qui joue le rôle d’informateur, leur décrivant cet Occident dont ils entendent parler sur Radio Kaboul. Mes relations avec les artisans sont plus difficiles à établir: il me faut d’abord choisir le moment où ils ne sont pas occupés, puis trouver une place dans l’atelier entre la forge, le tour ou l’enclume. Plus structurés que les commerçants, les artisans sont regroupés en corporations, se réclamant chacune d’un fondateur légendaire qui assoit l’origine sacrée du métier, un prophète de l’Ancien Testament vénéré du Coran, un personnage important dans l’histoire de l’islam ou un maître spirituel appartenant à un ordre mystique. Daoud (David), par exemple, est considéré comme le saint patron des forgerons, Isâ (Jésus) comme celui des teinturiers, Noé, des charpentiers.

En 1968, je retourne à Tashqurghan pour plusieurs mois. Le bazar est resté le même, si ce n’est les quelques boutiques d’antikforush (antiquités), en réalité des vendeurs d’objets artisanaux susceptibles d’intéresser les rares touristes ou habitants de Kaboul de passage: cuivres étamés, broderies, kilims, objets de bois tourné. Ma femme Micheline m’a rejoint, et cela change bien des choses. En tant qu’espace public, le bazar est en principe strictement réservé aux hommes. A titre d’étrangère, Micheline peut y avoir accès, et sa présence inhabituelle est bien acceptée. Fort utile aussi, car elle peut observer l’envers du décor, les liens discrets entre les activités domestiques et publiques: les éleveuses de volaille qui confient leurs poulets à un vieillard de la famille pour les vendre les jours de marché; les paysannes qui fabriquent du lait caillé que les enfants vendent au carrefour; les brodeuses à domicile... Sans compter que Micheline possède un persan plus châtié que le mien, ainsi qu’un vocabulaire spécifique aux métiers manuels acquis grâce à son étude d’une collectivité de potiers à Meybod, une ville du centre de l’Iran, ce qui lui vaut la considération de nos interlocuteurs. Avant notre départ à la fin de l’été, nous recevons nos amis et un petit nombre de commerçants et d’artisans chargés de menus cadeaux dans notre logis, lui aussi situé à l’étage d’un caravansérail: amandes, figues fraîches, broderie réalisée par l’épouse de l’un d’eux. L’humeur générale est triste. Nos invités essaient de me convaincre de rester, m’assurant que bien des réalités du bazar m’échappent encore, que j’ai donc encore beaucoup à apprendre «pour mon livre», dont l’écriture avait été la raison donnée de mon séjour parmi eux. Certains nous écriront durant plusieurs années, avec mérite, car envoyer une lettre en Suisse depuis Tashqurghan n’était pas une entreprise aisée: il fallait d’abord se procurer papier et enveloppe, puis trouver un étranger de passage qui puisse libeller l’adresse en écriture latine, et enfin confier le courrier à un voisin en partance pour Mazar-e Charif ou Kaboul où se trouvait un bureau de poste à même de l’affranchir correctement et de l’expédier. Parfois, un voyageur européen se chargeait d’acheminer directement le message vers la Suisse. Une fois dans nos mains, encore fallait-il que nos connaissances limitées en dari écrit nous permettent de déchiffrer ces missives écrites à la main, parfois d’un crayon hésitant. Et y répondre nécessitait le recours à un Afghan résidant en Suisse. Entre fin 1968 et 1971, une trentaine de lettres nous sont parvenues dont nous avons confié les réponses à des voyageurs en partance pour l’Afghanistan plutôt qu’à la poste. Ces échanges épistolaires tantôt légers, tantôt plus graves, suppléaient d’une façon bien pauvre et lacunaire aux bruyants échanges du bazar. Au bout de deux ans, cette correspondance se fit plus rare, puis s’interrompit. Ismaël, l’herboriste, s’était pris d’une affection particulière pour nous; à la fois déterminé et sentimental, il multipliait les formules fleuries: «Que Dieu vous revête des habits de la santé», «Que Dieu se souvienne toujours de vous». A l’annonce de notre retour pour quelques jours à Tashqurghan, l’expression de sa joie se traduisit en vers: «Quand le moment du revoir approchera / Le feu du désir deviendra plus ardent». Ou plus simplement: «Les battements de mon cœur se sont arrêtés». Tentant de nous appâter par les charmes de son jardin: «Printemps, fleurs et figues, puis à l’automne, melons et raisins».

Vint ce jour d’hiver 1972 où je pus remettre mon «livre», en fait ma thèse de doctorat, à la bibliothèque de Tashqurghan. Le député, quelques notables et maîtres des corporations d’artisans, ainsi que, bien entendu, Ismaël, assistèrent à la petite cérémonie organisée à l’hôtel du Carrefour de Mazar-e Charif. Laquelle mit fin à l’ambiguïté de ma recherche. Comme il m’avait en effet été difficile, voire impossible, de dire clairement à mes interlocuteurs que j’effectuais une enquête ethnographique, sous peine qu’ils refusent de me répondre, je leur avais expliqué que j’écrivais un livre sur l’histoire et la géographie de Tashqurghan. Ce qui, en soi, n’était pas totalement faux et conférait à mon entreprise apparemment obscure et désordonnée, une interprétation vraisemblable. Ensuite, de 1972 à 2012, nous effectuâmes, Micheline et moi, de nombreux, mais toujours brefs, allers-retours. En toute saison et sous tous les régimes. S’ils nous permettaient d’évoquer notre travail de recherche des années 1960, ces voyages n’en furent pourtant pas le prolongement. L’enquête était finie. Il s’agissait plutôt de renouer des contacts amicaux, de tenir des promesses d’innombrables «au revoir». Ceux qui avaient été nos plus proches interlocuteurs rejouaient les menus rituels de nos relations passées: Ismaël entonnait une chanson grivoise, toujours la même, et me priait de raconter pour la énième fois une anecdote d’un précédent séjour en Afrique noire. Ces visites, de plus en plus espacées, nous ont permis de mesurer les transformations de la ville au gré de l’évolution du conflit afghan; d’une relative modernisation à la destruction catastrophique de son vieux bazar à partir de 1978. Entre deux séjours de recherches sur les relations interethniques dans la province de Takhar, nous avons fait un détour par Tashqurghan le 17 septembre 1973. L’herboristerie d’Ismaël avait été remplacée, comme beaucoup d’autres boutiques, par un antikshop, à en croire la pancarte, écrite par un anglophone de passage, suspendue à la voûte, vendant des bonnets brodés, une robe de nomade pachtoune, des lampes à huile en pierre, une cravache de bouzkachi, une théière ébréchée de la fabrique impériale russe Gardner… Ce matin-là, nous croisons dans les ruelles couvertes du bazar une bonne dizaine de touristes venus de Kaboul. Tashqurghan figure-t-elle désormais dans les guides touristiques? Certains d’entre eux, enseignants à Kaboul ou expatriés onusiens, nous affirment avoir choisi de visiter la localité après avoir lu nos récits et nos écrits. Ils sont fort bien accueillis par les artisans et les commerçants qui apprécient ces hôtes à la curiosité flatteuse et à l’occasion généreuse. A la fin du mois de janvier 1974, nouvelle halte à Tashqurghan. Au bazar, des commerçants nous hèlent pour nous vendre quelques babioles. Pour nombre d’entre eux, nous ne sommes plus des familiers, mais des étrangers de passage. D’autres, cependant, nous reconnaissent et de brefs échanges s’engagent. Micheline note dans son journal: «Tashqurghan aujourd’hui me laisse un goût amer… Ce n’est plus notre terrain…» Dernier passage, avant longtemps, en 1975. J’accompagne une mission de la Coopération suisse pour le développement qui tente d’implanter dans le nord du pays une unité de production fromagère. Tashqurghan figure dans le périmètre prospecté. Or nous traversons la localité à vive allure, à bord de la Land Rover de l’expédition. La bourgade et son bazar ne figureront même pas dans le rapport de la mission... Notre correspondance avec nos anciens compagnons s’est, entre-temps, tarie ou presque. Et durant une bonne quinzaine d’années, le conflit afghan ne nous a plus permis d’y revenir. Lorsque nous reverrons Ismaël et quelques autres en 1990 ou en 1996, ces retrouvailles seront l’occasion de fêtes et de beaucoup d’émotion. Ce ne sera d’ailleurs pas à Tashqurghan, mais à Mazar-e Charif, le chef-lieu voisin.

En 1976, le monument du Tim a été endommagé par un grave tremblement de terre; la voûte a été ébranlée, certaines des porcelaines qui l'ornaient se sont brisées, les pendentifs de stuc se sont par endroits effrités. Le séisme a causé de nombreuses victimes et provoqué un éboulement dans le défilé du Tangi, empêchant toute circulation automobile pendant plusieurs jours. Le gros des dégâts au bazar a cependant pu être vite réparé, et les commerçants du Tim ont à peine interrompu leurs activités. C'est à la suite du coup d'Etat du 27 avril 1978 (l’armée afghane, acquise aux thèses communistes, renverse le président Daoud avec le soutien de l'armée soviétique, ndlr) que commence pour Tashqurghan et son bazar une longue période de détresse et de destructions. En 1979-1980 se forment les premiers groupes de résistants contre les décrets pris par le nouveau gouvernement, en particulier contre la réforme agraire, à l'appel de l'ouléma de la madrasa. Les escarmouches entre moudjahidines et troupes gouvernementales sont réprimées par l’armée de l’air et les blindés soviétiques. A plusieurs reprises, en 1982, en 1984 et en 1986 surtout, l'artillerie lourde et l'aviation bombardent le centre de Tashqurghan. Lorsque nous retournons en Afghanistan, en octobre 1990, un gouvernement de «réconciliation nationale», dominé par les communistes, siège à Kaboul et contrôle les centres-villes du pays. Sous la protection d’une agence onusienne, nous effectuons un court séjour à Mazar-e Charif, avec une escapade d’un jour à Tashqurghan, toujours aux mains des moudjahidines. Pour ces quelques heures de visite, il faut franchir une ligne imaginaire à l’entrée de la localité, séparant les deux camps: milices gouvernementales d’un côté, Jamiat-e-Islami (société islamique), le parti du commandant Massoud, de l’autre… De l’ancien bazar, il ne reste qu’un terrain vague. Quelques boutiques se sont déplacées un peu plus à l’est, de chaque côté de la route qui mène à Kunduz. Je ne reconnais que peu de personnes parmi celles qui déambulent dans les rues; nombre d’artisans et de commerçants se sont repliés sur Mazar. L’allure des hommes a changé: ils sont plus jeunes, avec quelque chose de guerrier et de religieux à la fois. Certains portent une arme. Les pakols, ce béret dont Ahmed Chah Massoud a lancé la mode, ainsi que la calotte blanche des islamistes ont remplacé la calotte brodée des artisans. En discutant avec le commandant, je découvre avec surprise que les adversaires – soldats de l’islam versus partisans du gouvernement – sont liés par mille et une complicités. Mais aussi les divisions au sein des groupes rebelles, comme celle entre le Jamiat-e-Islami et le Hezb-e-Islami (parti de l’Islam), fondé en 1977 par Gulbuddin Hekmatyar, plus fondamentaliste, recrutant parmi la minorité pachtoune de l’oasis. Tashqurghan est désormais une ville militante, dont nous n’avions guère idée auparavant, avec ses lignes de fracture, ses nouveaux hommes de pouvoir et ses structures politiques supplantant, momentanément du moins, l’influence des gros propriétaires et l’autorité de l’Etat afghan. A Mazar, nous retrouvons certains de nos anciens interlocuteurs du bazar, dont Ismaël. Leurs boutiques de Tashqurghan ayant été détruites, ils ont loué des espaces dans la capitale provinciale. Appauvris, ils dépendent financièrement des hautains marchands de Mazar qui les approvisionnent. Certains s’en sortent, comme notre ancien gardien et porteur d’eau devenu voiturier, ou le maître de la corporation des forgerons qui, après avoir reçu une révélation en songe, s’est reconverti en prospère guérisseur.

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Tashqurghan, octobre 1966. La ruelle des tissus importés. © Pierre Centlivres

A notre retour en Afghanistan en 1996, le régime de Kaboul est tombé depuis quatre ans; les partis de la résistance islamique sont au pouvoir. Un portrait en pied du général Rachid Dostom, maître de Mazar et ancien communiste dont la défection et l’alliance avec Massoud en 1992 ont précipité la chute du régime afghan procommuniste, domine le carrefour à l’entrée de Tashqurghan. Les quartiers intra-muros et le bazar sont, en revanche, sous le contrôle du Hezb-e-Islami, dont le quartier général occupe l’annexe du caravansérail de feu son propriétaire Tagha Nurullah que nous louions en 1968. Plaisamment, le commandant en chef de la faction islamique radicale nous propose de nous louer les lieux au prix fort, au cas où nous souhaiterions nous réinstaller à Tashqurghan. Lors de ce séjour post-conflit, ce ne sont pas seulement les profondes transformations des gens et des choses qui me frappent; mon propre vieillissement m’interpelle aussi. Ma présence n’effarouche en effet plus les femmes, du moins leurs gardiens masculins, lorsque je rends visite, à leur domicile, aux survivants du bazar. A passé soixante ans, le genre s’efface devant l’âge. Le parda (tenture de séparation) n’est plus exigé, et l’homme d’âge mûr que je suis peut enfin s’entretenir avec les épouses et les filles d’Ismaël et du forgeron devenu guérisseur. Les veuves, appauvries, survivent grâce à l’aide de leurs garçons et de leurs gendres. Hors de question cependant pour ces derniers comme pour les autres de retourner à Tashqurghan où ils n’ont aucune chance de trouver un emploi et où règne une faction hostile à leurs familles. Pour notre part, nous n’y connaissons encore qu’un petit nombre de vieillards.

Intégrés pour une courte période à une ONG, nous voilà, Micheline et moi, arpentant à nouveau les rues de Tashqurghan en mai 2005, après une brève incursion en 2002. Active dans le développement rural, l’ONG souhaite recueillir nos impressions sur les changements intervenus ces dernières années. Dans la localité, je ne repère plus aucun visage familier. Nous faisons partie de ces nombreux étrangers présents sur la scène afghane à l’heure du président Karzai: militaires de l’OTAN, humanitaires, experts dans l’encadrement des conseils de villages nés du programme national de solidarité financé par l’Union européenne et la Banque mondiale. Lesquels veillent en outre sur la bonne gouvernance, la mobilisation de la société civile, le développement intégré. A la sortie est de la localité où nous sommes allés nous recueillir sur la tombe de Tagha, un homme d’âge mûr se souvient encore de nous; en 1966 ou 1968, le gamin d’alors, fils d’un gérant de caravansérail, nous voyait passer en proie à notre manie questionneuse. Pour notre part, nous ne gardons aucun souvenir de lui. Nouveau séjour en 2012. Le palais construit par l’émir Abdur Rahman en 1892 à l’ouest de Tashqurghan a été restauré avec l’aide d’une fondation hollandaise. Il est prévu d’en faire un musée archéologique ou ethnographique, à moins qu’il ne devienne un hôtel de luxe pour touristes étrangers. Plus à l’est, près de la rivière et à proximité du bazar, l’ancien hammam du premier tiers du XIXe siècle, que j’avais décrit dans ma thèse, gravement endommagé par une crue de la Khulm en 2010, a été reconstruit grâce notamment à mes anciens croquis par une équipe afghano-indienne sous la supervision d’un architecte hollandais. Trois nouveaux portraits grand format ornent le carrefour ouest: ceux du commandant Massoud, du gouverneur de la province de Balkh et du président Karzai. Une iconographie monumentale qui reflète l’influence des puissants du moment et l’héritage du Jamiat, toujours présent à Tashqurghan.

Vu d’avion, Tashqurghan est toujours cette petite ville entourée de vergers, un ensemble de maisons en pisé coiffées de dômes de briques crues avec, en son centre, les toits plats d’un nouveau bazar. De loin, et à première vue, peu de choses semblent avoir changé: quelques bâtiments en dur, une route asphaltée traversant la localité qu’empruntent de rares véhicules. Pratiquement deux générations séparent mon premier séjour de recherche de notre dernier passage. Ma relation avec les habitants n’est plus animée par la familiarité des visages et par les bavardages interminables qui étaient de règle quarante ans auparavant. Ismaël, l’herboriste, est mort à Mazar-e Charif en 2010. Des autres habitués de Tashqurghan, je n’ai plus eu de nouvelles.