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Partie d'une aquarelle et or sur papier représentant le fondateur de l’Empire moghol Zahir al-Din Muhammad dit «Babur» (Le tigre). © Musée d’art de Cleveland

La carte-mémoire de l'ancien ambassadeur de France à Kaboul

La diplomatie et la mémoire forment un couple glorieux ou honteux, parfois oublieux, souvent poussiéreux. Pourtant, en cette fin d’été 2005, alors que j’atterris à Kaboul, les mémoires – lues, entendues, imaginées, rêvées – m’attendent de pied ferme sur le tarmac.

Le parcours d’un diplomate n’est qu’une suite de hasards qui font, parfois, bien les choses. Ce 3 septembre 2005, la phrase-boussole de Nicolas Bouvier dans L’usage du monde me conduit dans la capitale afghane: «Lorsque le voyageur venu du sud aperçoit Kaboul, sa ceinture de peupliers, ses montagnes mauves où fume une couche de neige, et les cerfs-volants qui vibrent dans le ciel d’automne au-dessus du bazar, il se flatte d’être arrivé au bout du monde. Il en est au centre. C’est même un empereur qui l'affirme.» Babur (1483-1530), fondateur de la dynastie moghole, considérait en effet Kaboul comme «le centre du monde habité». Posant, enfin, le pied sur le sol afghan, je suis heureux, un peu tendu. Le vrombissement des avions de chasse partant en mission fait monter le taux d’adrénaline.

Kaboul est une ville difficile à décrire. Certains en retiennent les immeubles soviétiques du quartier de Microrayon, d’autres l’habitat sauvage et coloré qui grimpe sur le flanc des collines. La rivière Kaboul serpente en un filet pollué au milieu du bazar et il faut faire un effort pour l’imaginer se mêler à Attock, dans le Pendjab pakistanais, aux flots bleu clair de l’Indus dévalant de l’Himalaya. La beauté du jardin de Babur et de Bala hissar (le château d'en haut) datant du Ve siècle se méritent. Situées en zone rouge, les maisons d’habitation du bazar sont cachées des regards extérieurs par de hauts murs. Chicken street et Flower street ont de beaux restes, sauf que les hippies évanescents ont laissé la place à des humanitaires pressés. En centre-ville, les piétons déambulent avec précaution, les nombreux convois militaires, seigneurs de guerre et autres sociétés privées de sécurité s’octroyant un droit de passage sans ménagement. Pieds nus dans des chaussures en plastique par tous les temps, les gamins des rues nettoient, balayent, charrient, mendient, agitent des fumées d’encens bienfaitrices. Le déficit hydrique guette et la poussière s’introduit partout. Le ciel d’un bleu métallique est livré aux cerfs-volants et aux escadrilles de pigeons que l’on fait voler pour le plaisir. Un peu plus haut, le passage bruyant des hélicoptères rappelle certaines réalités. Plus en altitude, un ballon orwellien scrute les mouvements et les paroles de chacun, à défaut d’en «gagner les cœurs et les esprits» (concept appliqué par les Américains en 2009 en Afghanistan comme le principe de base d’une nouvelle culture opérationnelle destinée à gagner la population afghane à la cause de la coalition, ndlr). André Malraux, venu en 1930, trouvera Kaboul «moche». Joseph Kessel, lui, quand il arrive en 1956 pour le tournage de La passe du diable, est d’entrée émerveillé: «Un soleil de plein été à son zénith, le soleil de l’Asie centrale, brûlait la peau à travers nos vêtements légers. La lumière était une sorte de poudre étincelante. Tout autour, un cirque presque parfait de pics et de monts portait le ciel le plus léger, le plus pur, comme une immense conque dentelée», écrit-il dans Le jeu du roi.

L’ambassade de France est à un gros quart d’heure d’avenues défoncées. L’ouverture motorisée du lourd portail ne fonctionnant pas, un vieil Afghan, enturbanné, pousse manuellement son pesant de fonte à chaque entrée ou sortie. Une petite allée conduit au bâtiment qui abrite bureaux et résidence. L’édifice est dans son jus années soixante revu à la mode sécuritaire, le grand salon éclairé par des néons. Dans ma chambre, sur la table de nuit, trône un casque lourd. L’emplacement de la légation porte toutes les mémoires de l’Afghanistan. En face, de l’autre côté de la rue, la plus récente, le commandement militaire américain installé sur un site rebaptisé Camps Eggers. Le général Karl Winfrid Eikenberry m’y invite pour un dîner de bienvenue, genre fête des voisins. Treillis et plateau de cantine, arrosé au coca. L’ambassade est aussi mitoyenne du siège des Nations Unies et de l’Arg, ainsi que l’on nomme le palais présidentiel. Des voisinages qui ont connu bien des tueries. En 1992, c’est dans les baraquements onusiens qu’avait trouvé refuge le dernier président communiste Mohammad Najibullah. Après le retrait soviétique de 1989, Najibullah avait tenté de se maintenir au pouvoir et lancé une «politique de réconciliation nationale» qui échouera. Le passif du «docteur Najib» étant trop lourd, notamment du fait de sa brutalité à la tête du Khad, les Services secrets du régime communiste, il est renversé, ne peut quitter le territoire et trouve refuge en ce site diplomatique où il séjournera pendant les quatre années de la guerre civile. En 1996, le premier acte des talibans entrant dans Kaboul sera de violer l’immunité dont jouissait l’enceinte, de s’emparer de Najibullah, de l’émasculer, de le torturer à mort et de le pendre sur une place publique proche après avoir bourré ses poches de dollars. Je ne peux regarder l’autre mur mitoyen sans penser au premier coup d’Etat communiste de 1978 au cours duquel sera assassiné le président Mohammad Daoud et décimée sa famille. Il leur aurait suffi de sauter le mur. Je fais un rapide tour du propriétaire dans cette représentation bousculée par la guerre contre l’insurrection talibane, lancée au lendemain des attaques du 11 septembre 2001. Dans la salle des archives, les rayonnages sont totalement vides. Les dossiers ont été rapatriés depuis longtemps. Je suis un ambassadeur privé de mémoire. Il faut sans doute aller chercher celle de l’ambassade dans son parc où de grands arbres tels des vigies dominent le temps et l’espace. Leur préservation quasi mystique sera mise en avant auprès des bureaucrates parisiens pour limiter les effets des «nécessaires» travaux de reconfiguration sécuritaire du site, imposés par le contexte, et qui seront entrepris dès la réouverture de plein exercice de l’ambassade en février 2002. Une roseraie a été plantée par mon prédécesseur, Jean-Pierre Guinhut, fin connaisseur de la culture persane et de ses jardins du désir. «Quand tu seras en compagnie d’un long cyprès à la taille souple / D’une beauté au teint de rose, ne t’éloigne pas du jardin», dit le poète Omar Khayyam (1048-1131). Sous son mandat également, une petite ménagerie s’est installée, on ne sait pas trop comment: un couple de gazelles qui finira par mettre bas et des paons aux cris stridents qui se posent sur les antennes du service de transmission. Dans son adaptation du Cantique des oiseaux de Farid al-Din Attar (c. 1145-1221), l’écrivain et parolier français Jean-Claude Carrière fait parler le paon: «Je ne suis pas un oiseau comme les autres oiseaux. J’ai été chassé de mon royaume et j’attends, dans mon exil, le cœur généreux qui me rendra mon trône. Peu m’importe le Simorg! Voyez mes cent mille couleurs.»

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Le prince timouride de l’Inde et le fondateur de l’Empire moghol Zahir al-Din Muhammad dit «Babur» (Le tigre) rencontre le sultan Ali Mirza près de la rivière Kohik (connue aujourd’hui sous le nom de Zeravchan), non loin de Samarkand, Ouzbékistan, en vue d’une alliance militaire. Aquarelle et or sur papier, réalisé vers 1590 et extrait des Mémoires de Babur.  © Musée d’art de Cleveland

Ma mémoire afghane est née vingt ans plus tôt. A l’issue d’un premier retour à Paris en 1984 après des séjours à Tripoli (Libye) et à Bagdad, j’ai posé ma candidature pour le poste d’adjoint de l’ambassadeur à Islamabad, inspiré par quelques fantasmes du Raj (régime colonial britannique qui s'impose dans le sous-continent indien de 1858 – transfert des possessions de la Compagnie des Indes à la couronne britannique – à 1947, indépendance de l'Inde, ndlr), et sans trop savoir où je mettais les pieds. L’arrivée en période de mousson fut rude. J’ai mis à profit le premier week-end pour découvrir Peshawar. C’est peu de dire que, de tout mon long, je suis tombé dans la marmite afghane, en me glissant dans le bazar de Qissa Khani. Turbans et barbes de toutes les couleurs, du noir charbon au blanc immaculé en passant par les nuances de gris et le rouge oranger flamboyant du henné, me reviennent en mémoire comme si c’était hier. Dans Jours de poussière, le journaliste français Jean-Pierre Perrin a magnifiquement décrit ce festival pileux: «Les barbes qui s’y promènent, épaisses ou courtes, taillées ou sauvages, [sont] de toutes les formes, même si beaucoup les veulent à l’imitation de celle du Prophète. Certaines, celles des Pathans des montagnes, dévorent complètement le visage, grimpant haut sur les pommettes, rejoignant les sourcils, épargnant parfois à peine les yeux. D’autres, celles des peuples turco-mongols, n’ont parfois que deux ou trois poils qui poussent sous le menton et font penser aux pinceaux des miniaturistes.» A Peshawar, ce jour-là, j’ai rencontré mes premiers moudjahidines et suis allé me présenter au professeur Sayd Bahodine Majrouh, directeur du Centre afghan d'information qu’il avait créé en 1981. Tout m’est apparu exaltant, passionnant, gratifiant. Ma «mémoire afghane» n’a, dès lors, plus cessé d’être en éveil.

Plus intéressé par la grande Asie chinoise, mon ambassadeur m’a laissé carte blanche. J’ai pu m’investir dans tous les domaines du dossier afghan vu du Pakistan: relations avec les partis de la résistance, actions humanitaires, réfugiés, demandeurs d’asile. Paris suivait tout cela avec une certaine bienveillance. Ce furent deux grosses années un peu hors du temps. J’allais régulièrement à Peshawar au volant de ma voiture que je garais devant ma chambre au Dean’s. Puis, je faisais le tour des chefs de partis, des commandants, des journalistes, des humanitaires qui montaient leurs missions au Green’s. Ça grouillait de barbouzes et d’indics, mais qu’importe! J’avalais des litres de thé vert et ramenais de quoi noircir des télégrammes de comptes-rendus sur cette guerre, géographiquement aussi proche que lointaine, asymétrique et amorale avec son usage intensif des hélicoptères d’attaque et des mines antipersonnel qui arrachaient les pieds des enfants, un conflit qui ne concernait pas les intérêts français. Les moudjahidines versus les chouravi, les communistes, les soviétiques; les enturbannés versus les cravatés, les durs à cuire des campagnes versus les bourgeois des villes. Une guerre juste, forcément juste. Cette imagerie sans être fausse s’avèrera réductrice. Mais, pendant plus de deux ans, je l’ai pratiquée avec conviction, en cultivant un certain esthétisme, tant de la guerre par procuration que d’une diplomatie aux allures de Grand jeu. Dans les derniers jours de mon affectation à Islamabad, les autorités pakistanaises me proposent de me conduire à la frontière en passant par la «zone tribale» et la passe de Khyber. Du Michini Post, je distingue en contrebas le portail qui délimite la séparation qui n’en est pas une pour les Pachtounes. En face, en extra large, l’Afghanistan, des montagnes bleues, une pétarade étouffée au loin. L’image en Superscope est restée imprimée dans ma mémoire.

En 2005, je pose enfin le pied en terre afghane. A Kaboul, je retrouve ceux que j’avais laissés, à Peshawar ou à Quetta, dans les maisons de l’exil et les bureaux du djihad. A commencer par le président Hamid Karzai à qui je remets mes lettres de créance peu après mon arrivée. J’avais fait sa connaissance au Pakistan, dans la maison familiale à Quetta où son père, chef de la tribu des Popalzaï, sera assassiné le 14 juillet 1999, alors que j’étais chargé de mettre en place un programme de formation en «médias-relations publiques» à l’Ecole supérieure de journalisme de Lille pour une douzaine de moudjahidines désignés par les partis. Nous sommes restés liés durant mon séjour au Pakistan. Le stage à Lille lui a visiblement bien réussi, Karzai est un habile communicant. Passer des ruelles poussiéreuses de Quetta aux bureaux ultrasécurisés de l’Arg, d’un étudiant frais émoulu de ses études en Inde à un président parmi les plus exposés au monde, en toque de caracul et tchapan (long manteau) de soie, a quelque chose de très excitant et, en l’espèce, de réconfortant. Même impression à ma première réception dans la grande salle de l’hôtel Intercontinental: dans un coin devisent des ex-chefs des partis de la résistance comme Burhanuddin Rabbani, sayyid Ahmed Gailani ou Sigbattulah Modjaddedi – mes interlocuteurs à Peshawar. Nous nous regardons et les visages de ces vénérables barbus s’éclairent. Nous nous étreignons. J’ai le sentiment qu’ils n’ont pas changé. Bain de jouvence de leurs nouvelles (et juteuses) responsabilités ou miracle du turban et des barbes cachant les années qui passent? Certains manquent à l’appel, car ces vingt dernières années ont connu une violence presque ininterrompue. Pour d’autres, la tentation de l’exil aura été la plus forte.

Alors que nos troupes sont engagées sur le terrain, qu’on se réunit en costume cravate au siège de l’ISAF (International Security Assistance Force, Force internationale d'assistance et de sécurité, placée sous l’égide de l’Otan), qu’on met en place des institutions dignes d’une démocratie avancée, l’heure n’est plus à l’imaginaire de Joseph Kessel ni à l’esthétisme des photographies de Roland et Sabrina Michaud. Pourtant, je ressens assez vite la nécessité de donner du sens à notre engagement, de retrouver des éléments fondateurs du temps long et d’une amitié séculaire. La littérature sera le vecteur de cette mise à l’heure. Dans Où est la terre des promesses? consacré à l’Afghanistan, Annemarie Schwarzenbach a, à ce propos, cette belle formule: «La simultanéité du proche et de l’éloigné me déroutait. J’avais le sentiment que passé, présent et avenir devaient peut-être confluer en un lieu pour lui insuffler tout le contenu de la vie.» Afin de motiver un esprit d’équipe, nous concevons, avec les agents de l’ambassade qui le souhaitent, un recueil de textes intitulé Itinéraires afghans des auteurs et des lieux. Une cinquantaine de sites évoqués par une cinquantaine de plumes de langue française, parfois prestigieuses comme André Malraux, Jean-François Deniau ou Nicolas Bouvier. Dans ma préface, je relève que l’Afghanistan, enfermé dans ses montagnes et ses vallées, ouvert sur les mondes qui l’entourent, marqué par une histoire brutale et douloureuse, «appelle l’écriture», celle de l’émotion, du témoignage ou de la révolte: «On raconte un pays créé, rêvé, déroulé où la route de la soie croise celle des french doctors, où l’écho des bombardements n’en finit pas de se répercuter d’une vallée à l’autre, d’une décennie à l’autre.» Plaisir de la lecture sur la beauté et la diversité du pays, rappel de la prééminence qu’occupe la culture dans la relation bilatérale. Je place l’exercice sous la bannière d’Annemarie Schwarzenbach et son «beau visage d’ange inconsolable», ainsi que l’a dépeinte Roger Martin du Gard, me félicitant qu’il soit possible et, en quelque sorte naturel pour la diplomatie française, de faire en Afghanistan, comme dans d’autres zones de conflit, de la culture, du patrimoine et de la création artistique un facteur, ambitieux et mobilisateur, de reconstruction et de paix. Un dialogue de très haute tenue entre deux intellectuels afghans, l’écrivain Atiq Rahimi et le conseiller du ministre de la Culture Nadjib Manalai, est reproduit en postface. J’en retiens cette phrase du premier, futur Prix Goncourt: «L’espoir repose aussi paradoxalement dans ces trente dernières années de guerre et le regard que nous sommes forcés de porter sur notre passé. Nous avons tant d’histoires, tant de choses à raconter: faire des films, écrire des romans et des pièces de théâtre. L’Afghanistan, y compris dans la brutalité de son histoire, est devenu comme une sorte de miroir du monde.» Je récidive avec un Itinéraires afghans 2 intitulé «Une ambassade à Kaboul». Dans ma préface, j’indique que le diplomate est confronté à certaines entraves liées à l’étendue du pays et à son insécurité. Il faut se protéger au risque de s’isoler. La fragmentation des temps et des espaces est extrême. J’en conclus que les difficultés rencontrées par la communauté internationale dans son action de paix et de reconstruction relèvent sans doute de ces contraintes qui ne permettent ni la continuité ni la proximité, nécessaires et attendues. La postface est un bel exercice de mémoire et de transmission: des étudiants du département de Français de l’Université de Kaboul recueillent et mettent en forme les témoignages des anciens agents de droit local de l’ambassade, hadji Djuma Din, chef des gardiens, hadji Gulbuddin, gardien, Mohammad Zaher, jardinier, Abdel Hakim, mécanicien-chauffeur, Kebir (grand) Jan, gardien, et Rassoul, chauffeur. Le recueil laisse le dernier mot à hadji Djuma Din: «Comme le dit le proverbe afghan, "celui qui ne sait pas apprécier la valeur d’une seule fleur, n’en saura rien même si on lui offre tout un jardin". Que puis-je dire d’autre, arrivé à la fin de ma vie et de mon travail. Je suis un homme d’honneur. Jamais je n’ai eu l’idée de quitter ce poste. Je n’ai jamais failli à mon devoir. Les autres chancelleries ont été volées, pillées pendant les années de guerre. Mais l’ambassade française ne l’a jamais été. Au péril de notre vie et de celle de nos êtres chers, nous l’avons gardée et protégée.» Le livre est dédié à trois agents locaux, Rahmudine, Mehradjodine et Nabi, tués le 24 août 1992 par une roquette. Mes pensées vont vers des personnels afghans que j’ai connus et qui, depuis l’évacuation de cet été 2021, assurent, comme leurs valeureux anciens, la protection du site.

Il est des lieux qui possèdent une force particulière, qui combinent avec une grâce mystérieuse et souvent blessée, le spirituel et le temporel, l’histoire et la géographie. J’en ai connu trois: Gizeh, son sphinx et ses pyramides, du haut desquelles tant de «siècles nous contemplent». Une élévation et une profondeur, une fougue bonapartiste et le «désert qui s’affaisse» de Flaubert. «Nous nous arrêtons devant le sphinx – il nous regarde d’une façon terrifiante. Maxime est tout pâle; j’ai peur que la tête ne me tourne, et je tâche de dominer mon émotion», écrit-il dans son Voyage en Orient. On comprend qu’André Malraux ait ressenti en ces lieux, à chaque passage, un trouble presque physique. La dernière fois, en 1965, il qualifiera «d’accident absolu» ce choc émotionnel qui le libèrera d’un mal-être prégnant et ouvrira le chemin de l’écriture des Antimémoires. Le deuxième est Jérusalem. Plus particulièrement, la vue qui englobe le Mur des lamentations, l’esplanade des Mosquées et le mont des Oliviers me bouleverse. Je l’ai pratiquée des centaines de fois. Elle suscite chaque fois en moi une vibration et un appel de mémoire, surtout la nuit quand la lumière crue des projecteurs impose, tranche et inonde. Le troisième lieu est Bamiyan, sa vallée et ses falaises – et désormais ses niches vides. Le site oppose une grâce absolue à la barbarie qui l’agresse de toutes parts: destruction des bouddhas géants, massacres des populations hazara, mines antipersonnel et, désormais, une accumulation anarchique de containers venus de Chine. On peut y suivre le pèlerin chinois Xuanzang, parti au VIIe siècle chercher en Inde les textes sacrés du bouddhisme. Après la très difficile traversée de l’Hindou Kouch, il redescend dans la vallée de Bamiyan et est séduit par la «candeur de la foi» de ses «farouches» habitants. Ou se laisser emporter par le comte de Gobineau (Arthur Joseph de Gobineau, diplomate, écrivain et homme politique français du XIXe siècle), très friand d’un Afghanistan romanesque où il ne s’est jamais rendu. Cela ne l’empêchera pas de situer deux des Nouvelles asiatiques, respectivement à Kandahar avec ses amants et à Bamiyan où se terminent les aventures de Mirza-Kassem dans L’illustre magicien. L’explosion finale de sa grotte a un côté visionnaire. Gobineau imagine «un amoncellement de débris énormes que toutes les forces humaines eussent été impuissantes à soulever à leur place». Etrange prémonition alors que les restes des bouddhas forment au pied des niches vides un amas de pierres. Dans le Guide du visiteur publié en 1934, les archéologues français Ria et Joseph Hackin décrivent une statue monumentale dont «la face a été l’objet d’une mutilation intéressant le front, les yeux, les joues et le nez. La main droite était levée en abhaya-mudra (geste qui rassure) et la main gauche pendant le long du corps. Toutes deux manquent. Les jambes, qui ont servi de cible à l’artillerie de Nader Chah et d’Aurangzeb, sont en fâcheux état.» Chaque visite de Bamiyan me donne l’occasion d’une rencontre avec Habiba Sarabi, première femme gouverneure (2005-2013). Un immense courage, une volonté de fer et une gentillesse extrême. Je ne sais ce que l’avenir lui réserve désormais. Et mes pensées vont aussi vers d’autres femmes fortement engagées comme Fawzia Koofi, vice-présidente du parlement afghan, ou Sima Samar, présidente de la Commission consultative pour les droits de l’homme, deux institutions abolies par les talibans. L’Afghanistan doit tant aux femmes.

A une heure de piste de Bamyian, les lacs de Band-e Amir. Dans La voie cruelle, la voyageuse suisse Ella Maillart en fait une description émerveillée: «Je bloquai brusquement les freins: droit devant nous, dans un creux entre deux versants de terre rose, un joyau d’une densité surprenante vivait au cœur du silence et de la solitude. Un court blé alpin poussait à nos pieds, raide et robuste, son épi comme une large lame. Plus loin, un décor inoubliable s’étalait à nos pieds: un chapelet de lacs pris entre des falaises roses. Leurs coloris allaient du vert pomme à la turquoise, de la gentiane et du bleu de Prusse à l’indigo sombre; peu profonds, les deux derniers étaient encastrés dans un cercle d’un calcaire blanc éclatant. Les derniers lacs étaient reliés entre eux par de larges seuils inclinés et ponctués de buissons ronds, seule touche de végétation dans ce monde isolé. "J’aime cet endroit", dit Christina, le visage souriant de surprise.» Christina est, comme l’on sait, Annemarie Schwarzenbach. Je garde un souvenir fort de ma première et de ma dernière visite aux lacs. La première a lieu à l’automne 2005. Il fait déjà très froid en cette fin d’octobre à cette altitude. Le président de la toute jeune Université de Bamiyan m’a invité pour un pique-nique au bord de l’eau au pied de la ziyarat d’Ali (tombe d’un saint lieu de pèlerinage, ndlr). Nous sommes seuls dans cet espace prodigieux. La beauté du lieu, l’espoir que porte la création d’une université, la revanche que cela signifie pour les populations hazara des montagnes centrales longtemps délaissées. Comme une sorte de promesse. Ma dernière visite sera l’occasion d’une baignade dans ce lac que l’on vante sans fond. Le site s’est peuplé en deux ans. On y a acheminé des gros pédalos en plastique multicolore; des cassettes grincent, des brochettes fument. Les hippies, dit-on, s’y baignaient nus. Je garde mon maillot et mon garde du corps ne me lâche pas d’une brassée. Je retournerai à Bamiyan à la fin 2006 au titre de responsable associatif. Les talibans contrôlaient alors toutes les voies d’accès terrestres. Il a fallu se résoudre à gagner par les airs, serrés dans de vénérables hélicoptères de transport russes, ce lieu qu’on aimait auparavant approcher, maison de thé après maison de thé. A l’été 2021, les talibans ont détruit la statue d’Abdul Ali Mazari, érigée près du gouvernorat, tuant symboliquement une deuxième fois ce chef hazara qu’ils avaient exécuté en 1995. Mais comme Annemarie Schwarzenbach, je m’accroche à la vision d’un jardin de paradis. «Ils ont réussi à mettre un terme à l’innocente vie de Bamiyan, devenu un lieu maudit. Celui d’un bouddha sans regard, son visage dévasté tourné vers la lune. Mais le jour se lève, les troupeaux s’ébrouent, les femmes nomades sortent des tentes, les champs ondulent. Contemplez la joie simple de la vallée où règne une paix divine plus forte que la main malfaisante», écrit-elle dans un article publié le 18 mai 1940 dans le Thurgauer Zeitung.

Quand le général Eikenberry, chef de l’opération Enduring freedom (action officielle américaine menée pendant la guerre en Afghanistan après les attentats du 11 septembre 2001, ndlr), m’invite à l’accompagner pour une journée de visite et d’inspection dans la province de Kunar, il ne me faut pas longtemps pour accepter. La circonscription montagneuse et forestière fait partie de ces lieux mythiques dont j’ai tant entendu parler. A l’est de Djalalabad, elle est frontalière du mystérieux Nouristan, l’ancien Kafiristan, et la première à avoir pris les armes contre le régime communiste. C’est par là aussi que nombre de caravanes humanitaires sont entrées en Afghanistan pour gagner les régions du nord au terme d’une longue et périlleuse traversée. Dans Murmures de guerre, Masood Khalili, qui était aux côtés du commandant Massoud lors de l’attentat meurtrier du 9 septembre 2001, y situe une scène «dentaire» d’anthologie dont il a été le témoin, passant la nuit chez un villageois affecté d’une forte rage. Débarque dans l’obscurité tombante un guérisseur ambulant à l’imposante crinière et le poitrail couvert de talismans qui incite le patient à avoir le «courage d’un moudjahidine» et, après avoir raillé les praticiens des villes, invite un parent à chevaucher fermement les épaules du malheureux. Il prononce des paroles divines, se plonge dans la mâchoire en feu et d’un geste précis extrait la dent malade qu’il brandit sanguinolente devant l’assemblée avant de disparaître dans la nuit. Changement de technologie avec l’hélicoptère qui nous transporte depuis Kaboul. Eikenberry est détendu et nous déambulons dans la rue principale d’Assadabad jusqu’à un bâtiment public où une rencontre a été organisée avec un groupe assez nombreux de barbes grises. On échange sur la situation. Le gouverneur plaide pour l’enrôlement de jeunes hommes dans les forces de sécurité. Les doigts glissent sur les chapelets et lustrent les barbes. Tempête sous un turban ou simple façon de passer le temps? Mon tour vient. Devant cette assemblée dont je ne sais pas grand-chose, je leur confie mon émotion d’être dans leur province à laquelle j’ai été initié par deux personnalités culturelles prestigieuses, emblématiques de la relation d’amitié avec la France. Les regards semblent se faire plus attentifs. Le premier, Djamal ad-din al-Afghani se déclare né à Assadabad en 1838, d’autres lui donnent une origine iranienne. Son parcours personnel va le conduire à travers tout l’Orient jusqu’à Paris où son nom est associé à celui de l’écrivain et historien français Ernest Renan (1823-1892) dans un débat de très haute tenue sur l’islam et la science. Considéré comme le promoteur d’une lecture réformatrice de l’islam, articulée avec un panislamisme et un anti-impérialisme, il meurt à Istanbul en 1897. Un mausolée érigé à l’Université de Kaboul contient ses restes transférés en 1944. Le Centre de formation des enseignants en Afghanistan réhabilité par la France que j’inaugure le 9 juillet 2006 porte justement le nom de Djamal ad-din al-Afghani. Considéré comme le plus grand poète afghan, Sayd Bahodine Majrouh est le deuxième enfant du pays dont j’évoque la mémoire. Originaire de cette province dont il a été brièvement gouverneur, il a fait des études de philosophie à Montpellier. Durant mon séjour au Pakistan, j’allais très régulièrement le voir pour recueillir des informations sur la situation en Afghanistan, bien sûr, mais aussi, sinon surtout, par admiration, pour le plaisir de se sentir au contact d’un esprit libre. Il était d’une très grande disponibilité et adorait rire. Bien qu’il se sût menacé, il vivait seul avec un factotum qui assurait les tâches ménagères. Il s’occupait de la rédaction du bulletin du Centre afghan d'information, nourri des indications qu’il recevait «de l’intérieur». Mais son esprit féru de poésie et de soufisme pouvait aussi s’élever vers un Afghanistan des lumières qu’il voyait disparaître sous le poids croissant des obscurantismes. A d’autres moments, dans la nuit de l’écriture et de la solitude, ses pensées s’enfonçaient dans les profondeurs douloureuses de l’exil et de la tyrannie. Il faut aujourd’hui lire son œuvre majeure Ego monstre, incroyablement visionnaire. On peut aussi se régaler des courts poèmes des femmes pachtounes, les landay (petit serpent venimeux), qu’il s’attachait à recueillir et à traduire. Des textes brûlants de sensualité. Bahodine sera assassiné le 11 février 1988 par les talibans. J’avais déjà quitté le Pakistan pour les Pays-Bas, mon poste suivant. Je suis alors retourné à Peshawar pour me recueillir et tendre à nouveau l’oreille vers l’éclat de son rire. Devant cette jirga (assemblée tribale qui vise à prendre des décisions par consensus) rassemblée par les Américains, je ne saurai pas si j’ai fait mouche ou, au contraire, agacé des mémoires désormais enfouies. «L’homme était pressé, il mit un siècle à se venger», dit l’adage afghan. La journée se termine par l’inspection de postes avancés dans la vallée de Pech au contact de l’insurrection. Eikenberry distribue des médailles à ses soldats qui soulèvent de la fonte dans ces fortins dignes du Désert des Tartares. Mais ne sommes-nous pas au cœur du Farghestan, le pays imaginaire de Julien Gracq dans Le rivage des Syrtes?

Le souvenir de mes missions à Djalalabad, la grande ville de l’est, à proximité du Pakistan est attaché à des figures, notamment à celle du gouverneur Sherzad, sorte d’ogre enturbanné qui s’envoyait des côtelettes nappées de miel au petit déjeuner, distribuait des billets aux écolières sous le regard effaré des institutrices lors de l’inauguration d’une école financée par la France et partait d’un éclat de rire quand j’évoquais l’attentat qui s’était déroulé la veille à proximité du gouvernorat. L’autre visage qui me revient est celui du regretté Alain de Bures, l’un des meilleurs connaisseurs français de cette région et de son développement rural. Avec lui, je suis allé saluer des taureaux reproducteurs, emblématiques, si j’ose l’écrire, de l’amitié franco-afghane. Du temps avait passé depuis nos premières rencontres à Peshawar, quand il s’agissait de faire entrer clandestinement des semences pour les paysans afghans exposés à la répression soviétique. Alain ou plutôt Ali Jan, comme les gens aimaient l’appeler, aura eu une vie assez largement dédiée à la paysannerie et aux éleveurs afghans. Sans oublier la collection de bijoux que l’intéressé constituait patiemment. Des lieux m’ont aussi aimanté dans cette région, comme la passe de Khyber, sur la route du Pakistan. Un portail en ferraille délimite le point de passage. De l’autre côté, des Frontier scouts pakistanais. Un incessant ballet de camions venant de Karachi qui alimentent la vie et la guerre en Afghanistan. Des piétons passent, baluchon sur l’épaule, sans un regard pour les douaniers de part et d’autre. Des bâtiments en construction financés par l’Union européenne semblent indiquer que ce lieu mythique est appelé à rentrer dans le rang. Mais la magie du nom continuera à opérer. Fascinant aussi est le mausolée royal érigé dans un grand parc arboré de Djalalabad, en fait une petite mosquée à coupole turquoise prolongée par un auvent en tôle peinte sous lequel se serrent les tombes de dignitaires à la destinée singulière: l’émir Habibullah Khan tué en février 1919 dans un accident de chasse suspect, plusieurs de ses fils dont Enayatullah et Amanullah, le premier roi d’Afghanistan. Ce dernier, réformateur trop pressé, admirateur d’Atatürk, qui se faisait traduire Jules Verne pour appréhender la modernité, mourra en exil à Zurich, chassé du pouvoir par le rebelle Habibullah Kalakani, dit «Bacha-e Saqao» (le fils du porteur d’eau). Sa veuve Soraya, qui avait défrayé la chronique en apparaissant en cheveux et en robe décolletée durant un voyage en Europe, décèdera à Rome en 1968 et rejoindra son mari à Djalalabad pour un repos désormais éternel. Au milieu des tombes royales a été inhumé, on ne sait trop pourquoi, hadji Abdul Qadir, ancien gouverneur du Nangarhar et éphémère ministre des Travaux publics tué le 6 juillet 2002 dans un attentat. Son frère, Abdul Haq, était une grande figure de la résistance. Commandant de Kaboul, jeune et imposant, je le voyais de temps à autre à Peshawar. Il sera capturé par les talibans et exécuté le 26 octobre 2001.

A une dizaine de kilomètres au sud de Djalalabad, situé dans la plaine fertile de Nangarhar non loin des collines abritant le fameux complexe de grottes de Tora Bora de sinistre mémoire, d’où Oussama ben Laden s’échappera par miracle, s’étend sur 4 à 5 km2 le célèbre site archéologique d’Hadda. Haut lieu de l’art gréco-bouddhique du Gandhara (dans l'Inde ancienne, Gandhara désignait une région située à la frontière de l'Afghanistan et du Pakistan actuels, ndlr), on dénombrait, à son apogée au Ve siècle, cinq cents stupas ainsi que, dit-on, un os du crâne du Bouddha. Le bouddhisme se déplaçant vers l’ouest, les lieux, en dépit de leur grande vénération, furent progressivement abandonnés à la nature et aux envahisseurs. «Presque mille ans de sculpture s’ensevelissent dans cette solitude où passe l’odeur de lavande brûlée des steppes afghanes», écrit André Malraux à propos de Hadda dans Les voix du silence. La Délégation archéologique française en Afghanistan (DAFA) y effectuera, dès les années 20, sous l’impulsion de Jules Barthoux, des fouilles remarquables. L’exercice est périlleux, certaines populations locales agitées par un mollah y voyant un blasphème, mais la «moisson» fut admirable: des centaines de statues en pierre ou en terre crue qui constituent l’un des plus grands ensembles d’art bouddhique des premiers siècles apr. J.-C., dont une bonne partie d’entre elles se trouvent au Musée national des arts asiatiques Guimet à Paris. Lors de sa rénovation en janvier 2001, le président Jacques Chirac n’a pas caché son émotion: «C’est ici qu’il y a longtemps, j’ai rencontré et aimé l’Asie.» Puis, il a évoqué l’Afghanistan et le Gandhara: «Devant les bouddhas à visage d’Aphrodite ou de Ganymède exhumés de Hadda, malheureusement feu Hadda, j’ai rêvé à la prodigieuse rencontre des soldats perdus d’Alexandre avec les cavaliers des steppes et les ascètes de l’Inde.» Depuis, la guerre et les pillages sont en effet passés par là. Du site, il ne reste rien. Le professeur d’archéologie Zemaryalaï Tarzi aura la même année ces mots: «Un site détruit par l’ignorance des hommes, des villageois mécontents, des moudjahidines, des trafiquants pakistanais, des talibans.»

A plus de 500 kilomètres de là, marquant frontière entre l’Afghanistan et l’Ouzbékistan, le fleuve Amou-Daria qui dévale du massif du Pamir avant d’atteindre, de plus en plus difficilement, la mer d’Aral semble presque à l’arrêt. Tout est endormi. Quelques bâtiments vides, un chaland amarré. Nous sommes seuls. Sur notre droite, à une centaine de mètres, le pont de l’Amitié par lequel, les chars soviétiques sont entrés en Afghanistan à Noël 1979, dans le vacarme du passage des chenillettes sur son tablier métallique. Ils en sont ressortis, par le même chemin, dix ans plus tard. Entre les deux, une guerre sale qui, dans le silence des familles, a laissé des traces, de part et d’autre. Pour atteindre Termez («endroit chaud», du grec thermos), l’une des principales étapes de l’ancienne route de la soie sur la rive droite de l’ancienne Oxus, il a fallu être prudent depuis l’embranchement de la route de Mazar-e Charif. Un voyageur qui se soulageait sur un bas-côté a été blessé par une mine antipersonnel. Etrange endroit qui semble tourner le dos à sa mémoire. Un paysage de sous-préfecture alors qu’il s’agit d’une plaque tournante de l’histoire du monde qui a vu passer Alexandre le Grand et Marco Polo. André et Clara Malraux, venant de Tachkent, y ont fait escale, à l’été 1930, en vol vers Kaboul. La chaleur était accablante. André s’en souviendra, au seuil de la mort, à l’hôpital Lariboisière: «Je reviens d’une sensation inconnue comme la première sensation sexuelle, comme le goût de l’eau lorsqu’à Tachkent, enragé par la soif, j’ai entendu ma langue cornée frapper mon palais avec le son d’un petit morceau de bois» écrit-il dans Lazare, confondant ou voulant confondre Tachkent et Termez.

Quand le PNUD (Programme des Nations Unies pour le développement) me propose une visite de travail à Maïmana, je saute sur l’occasion. Située au nord de l’Afghanistan, à l’ouest de Balkh, la bourgade porte de multiples mémoires. La première est romanesque, c’est la patrie du vieux Toursène, héros des Cavaliers de Joseph Kessel: «Maïmana, Mazar-e Charif, Kataghan. Dans chacune de ces provinces – dont la première, celle de Toursène, commençait au bord de l’Iran, et dont la dernière s’appuyait aux contreforts du Pamir –, les habitants se vantaient d’avoir les plus beaux moutons de l’Astrakhan, de tisser les tapis les plus précieux, d’élever les coursiers les plus rapides. Mais ils étaient du même sang. Leurs ancêtres, pour conquérir ces steppes, étaient venus de la Haute Asie dans les mêmes hordes.» C’est à Maïmana que Kessel tournera, en 1956, La passe du diable qui servira de trame à son roman d’amour à l’Afghanistan, Les cavaliers, paru en 1967. La deuxième mémoire relève d’une plongée dans une histoire déracinée, celle de la communauté juive d’Afghanistan. Il faut partir de la fameuse «ethnogenèse» et du lien «légendaire» de la tribu errante d’Israël avec les Pachtounes. Cette filiation aurait, selon Sara Koplik, autrice d’une thèse qui fait autorité, été clairement revendiquée par l’émir Habibullah: «Nous, nous savons que nous sommes issus de la famille Muhammad Zai, nous sommes tous issus de Benjamin, de la semence du roi Saul, des fils de Jonathan, Afghan et Pathan.» Les conversions forcées à Meched, en Perse, au XIXe siècle, font fuir des centaines de Juifs vers Herat. Nombre d’entre eux s’installent sur la bordure septentrionale et notamment à Maïmana. L’ère est plutôt à la tolérance assortie de restrictions. Les communautés vivent refermées sur elles-mêmes par peur de l’assimilation. Les colporteurs vont, en revanche, assez profondément au contact des tribus en conflit. Des incidents graves peuvent éclater, comme justement à Maïmana, en 1876, quand une révolte ouzbèke conduira au massacre de treize Juifs, dont des rabbins. Il ne reste plus rien de cette présence juive en Afghanistan. La dernière prière communautaire aura lieu en 1990. Je repense à ces mémoires effacées alors que le gouverneur nous reçoit en fin de journée, sous des photos de Karzai et du seigneur de guerre Abdul Rachid Dostom. Il me regarde un peu bizarrement quand je lui dis que le nom de Maïmana est bien connu en France des lecteurs de Kessel et des admirateurs d’Omar Sharif. C’est avec une troisième mémoire que je vais quitter la cité. Tout au long de la visite, nous aurons vu l’intérêt porté par la Turquie à la région: coopération hospitalière, projets de développement, comme si n’était pas mort le mythe touranien (de Touran, ancien mot iranien pour désigner les pays peuplés de Turcs au nord de l’Iran souvent utilisé par les panturquistes de plusieurs pays turcophones pour qualifier l'idéal d'un grand empire touranien réunissant tous les peuples turciques, ndlr).

A quelques kilomètres d’Herat, la grande ville de l’Ouest afghan, se trouve un lieu de pèlerinage d’une puissance spirituelle exceptionnelle, Gazergah, où est enterré le poète mystique du XIe siècle Khwadja Abdullah Ansari (1006-1089), dit «al-Harawi», c’est-à-dire originaire d’Herat. Je ne saurais expliquer cette force rayonnante. Sans doute naît-elle du site cerné de pins maritimes, de l’ensemble architectural construit dans la splendeur timouride (de Timour Lang, ou Tamerlan, qui gouverna la Perse orientale et une partie de l’Asie centrale de 1405 à 1507, ndlr), enfin de l’hommage à l’auteur des Munajat (Cris du coeur) qui y repose sur une plate-forme recouverte de plaques de marbre. Je vois en ces lieux de méditation une sorte de condensé de l’Afghanistan, entre briques, marbre, faïences, bois ajouré et tôle ondulée. Solidité et harmonies, enclos et ouverture, élévation et enracinement. Ce qui domine, cependant, c’est la prière. Le grand islamologue français Louis Massignon viendra s’y recueillir longuement lors de la visite qu’il fera en Afghanistan en 1945, après la Seconde Guerre mondiale. D’une manière significative, il évoquera alors un peuple «énergique, courageux et d’une forte mysticité». Devant le mausolée de Gazergah, deux noms viennent immédiatement à l’esprit: celui, évidemment, d’Abdullah Ansari et celui de Serge de Beaurecueil, père dominicain passionné de Dieu et de l’Afghanistan, l’un des plus grands exégètes d’Ansari. Il fut un temps, en Afghanistan, où un religieux français pouvait en effet être un spécialiste reconnu et écouté du soufisme. Un autre dominicain, Jean Jacques Pérennès, a très justement intitulé Passion Kaboul la biographie qu’il lui a consacrée. L’histoire se terminera mal entre chars russes, dépression et alcool. C’est un homme brisé qui rentre le 1er septembre 1983 à Paris. «Le Padar», comme on appelait Beaurecueil, avait tout naturellement prolongé son engagement spirituel par l’accueil des enfants des rues. Je ne l’ai pas connu, en revanche, j’ai apprécié et admiré l’action de certains des enfants dont il s’est occupé et qui ont souhaité «rendre» ce qui leur avait été donné en promouvant une action en faveur des plus démunis à Kaboul. Ehsan Mehrangais, fondateur en 2001 de l’ONG Afghanistan Demain, est de ceux-là. Son association intervient dans les quartiers les plus pauvres pour offrir un repas chaud, quelques facilités d’hygiène et les conditions d’un «rattrapage» scolaire. Sur le même registre, j’ai été très marqué par l’engagement de deux de nos deux compatriotes, Ariane et Jacques Hiriart, qui, à la mort de leur petit Frantz, ont souhaité renaître à la vie avec les enfants hazara du quartier pauvre de Dasht-e barchi. En 2002, ils ont créé une ONG, Le Pélican, qui accompagne, aide et scolarise plusieurs centaines d’enfants. Jacques a, depuis, été emporté par la maladie. Ariane tient bon et on lira avec émotion son livre De Colmar à Kaboul, quand la souffrance débouche sur un chemin de vie. Alors que la crise humanitaire enfle en Afghanistan, que les enfants en sont les premières victimes, il faut s’inquiéter de l’indifférence croissante de la communauté internationale qui laisse bien seuls ces passionnés de la vie. Affirmer les mémoires afghanes, c’est aussi refuser la fatalité de l’oubli.

La relation entre la France et l’Afghanistan est centenaire en 2022, portée par une composante culturelle et une certaine forme d’amitié. Hamid Karzai qualifiera devant Jacques Chirac cette relation de «romantique», voulant souligner par là la part qui revenait à la culture et à l’empathie. Un autre pays a développé avec l’Afghanistan un attachement tout aussi énigmatique, nourri par l’écriture, c’est la Suisse. On ne peut qu’être sensible au tir groupé des écrivains voyageurs suisses à l’égard de l’Afghanistan. Ella Maillart, Annemarie Schwarzenbach, Nicolas Bouvier et son compère Thierry Vernet, enfin, plus récemment, Jean-Marc Lovay ont écrit, photographié, dessiné, raconté leur perception de ce pays. Chacun avec son époque, son style et sa personnalité. Et pourtant, je suis frappé par une sorte de dénominateur commun fait de qualité, de curiosité, de sérénité et de sensibilité. Je ne peux que le constater et m’en réjouir, associant à cette «légion francophone», les Luxembourgeois, Joseph et Ria Hackin, et les Belges, Jean et Danielle Bourgeois, auteurs des Seigneurs d’Aryana: nomades et contrebandiers d’Afghanistan. Cette belle tradition helvétique se poursuit. J’ai eu la chance de rencontrer durant mon parcours diplomatique Pierre Centlivres et son épouse Micheline Centlivres-Demont, tous deux ethnologues de haut niveau. Pierre, auteur d’une thèse de référence sur le bazar de Tashqurghan, a été conseiller au Musée national afghan de Kaboul, puis a dirigé l’Institut d’ethnologie de l’Université de Neuchâtel. Micheline a travaillé sur l’art populaire afghan. On relèvera leurs livres écrits à quatre mains, notamment Revoir Kaboul: chemins d’été, chemins d’hiver entre l’Oxus et l’Indus 1972-2005 qui témoigne de leur exceptionnelle connaissance et souci de proximité. Paru en 2007, on relira avec émotion le dernier paragraphe du prologue: «L’Afghanistan était et est toujours un lieu de retrouvailles entre nos interlocuteurs et nous. Il fut aussi, il est encore pour l’Occident un immense récit qui prend forme au moment où s’approchent l’un de l’autre, au centre de l’Asie et dès le début du XIXe siècle, la Russie impériale et l’Inde britannique. Ainsi, plutôt que d’adopter un synchronisme ethnographique, plutôt que de décrire un éternel présent, les lignes qui suivent racontent dans les marges de la grande Histoire, celle de notre rencontre avec un Afghanistan glissant vers l’abîme, avec ses habitants essaimant malgré eux peu à peu hors de leur territoire, puis avec une nation en exil.» C’est vers Micheline et Pierre que je me suis tout naturellement tourné en premier pour recueillir commentaires et conseils sur mon manuscrit relatif à Malraux et l’Afghanistan. Avec la discrétion et le grand professionnalisme qu’on lui connaît, le CICR sera mon autre partenaire «suisse» à des moments très sensibles. Si ma première visite à Peshawar a été celle de l’émerveillement, la deuxième est celle de l’horreur. Un couple de coopérants français venait de faire l’objet d’une double tentative d’assassinat. Le jeune homme n’en réchappera pas, son épouse sera sauvée grâce aux premiers soins prodigués par le petit hôpital de la Croix-Rouge. Je me souviens de la grande hospitalité de son chef de délégation François Zen Ruffinen, me laissant profiter de son bureau, jour et nuit, pour m’occuper de cette dramatique affaire. Je trouverai la même compréhension du CICR lors d’une délicate prise d’otages en Afghanistan à l’heureuse résolution de laquelle nos collègues ont contribué.

En Afghanistan, l’histoire et les mémoires se livrent une guerre millénaire dont chacun mesure le caractère destructeur, mais dont il paraît impossible de se dégager. Pourtant au printemps 2019, à Paris, avec les amis du Centre d’études et de recherches documentaires sur l’Afghanistan (CEREDAF), nous avons eu le sentiment que la mise en place progressive pendant près de vingt ans d’un pouvoir et d’institutions à vocation représentative et inclusive permettait aux Afghans d’affronter de manière scientifique et avec l’aide de la communauté internationale la «construction de l'histoire» de leur pays et la «conservation de la mémoire». Dans mon introduction au séminaire organisé le 2 mars 2019 à cet effet, j’ai indiqué que l’Afghanistan était à un tournant de sa riche et douloureuse histoire: on enseignait et on apprenait dans les écoles et les universités; on débattait au parlement et dans les assemblées villageoises; les médias racontaient l’histoire. On savait, pour autant, que demeuraient des souffrances identitaires, et que les mémoires étaient à vif. La jeunesse qui n’avait connu que les blessures de l’esprit et la violence des corps était en quête de sens. Il était temps de remonter le temps avec curiosité et confiance. La nuit talibane qui s’est abattue le 15 août 2021 sur Kaboul a balayé ces illusions, renvoyant loin en arrière cet effort et affirmant, dans les faits, un ethnonationalisme pachtoune aux antipodes d’une identité inclusive et appropriée.

Je ne peux terminer cette évocation de mes mémoires afghanes sans parler de l’écrivain Atiq Rahimi. Durant mon affectation à Islamabad, je consacrais du temps à l’accueil de jeunes Afghans qui fuyaient la conscription. La France se montrait généreuse à l’égard des élèves du lycée franco-afghan Esteqlal de Kaboul. Il s’agissait de s’assurer de la véracité de leur scolarité et de mesurer leur niveau d’études et de francophonie. Puis, encore adolescents, ils étaient envoyés aux quatre coins de la France. J’en croise encore ici ou là. Si j’ai oublié des visages, eux n’ont jamais effacé de leur mémoire ces moments où, sur un formulaire jaune, leur vie a basculé. Un jour de l’hiver 1984, sayyid Ahmed Gailani, guide spirituel (pir) de la Qadiriyya (confrérie soufie), dont le père était venu de Bagdad au siècle dernier, me demande de passer le voir à sa résidence du quartier E7. Gailani, réputé proche de l’ancien roi Zaher, était également le chef d’un parti de la résistance, le Mahaz-e Milli-ye Islami (Front national islamique d’Afghanistan). Les commandants du Mahaz, du moins certains d’entre eux, étaient brocardés comme des «Gucci-moudj» du fait de leurs bottes cirées et leurs tenues bien coupées. Gailani lui-même était traité de «pir américain» par le commandant du djihad antisoviétique, Gulbuddin Hekmatyar. Le thé servi, mon hôte fait entrer deux jeunes gens, un garçon et une fille, dont il me demande, comme un service, de traiter personnellement leur demande de visa. Tous deux parlent bien français. Je rassure Gailani et les deux requérants qui forment un couple inhabituel par leur jeunesse et les regards affectueux qu’ils se portaient. Juste de la patience. Une histoire de quelques mois. Se fichent dans ma mémoire, comme un flash, le regard pénétrant, attentif et chaud du garçon et le visage doux, serein, mais un peu égaré, de la fille. Je n’en saurais guère plus. Le 31 mars 1985, ils décollent pour la France, visas en poche. Atiq Rahimi mangera dans l’avion une portion de Babybel sans enlever son enveloppe de cire rouge qu’il voyait pour la première fois. Une quinzaine d’années a passé. En 2000, les journaux parlent d’un jeune afghan qui vient de publier un livre très réussi Terre et cendres. La photo de l’auteur me rappelle le jeune couple de chez Gailani. Justement, il dédicace son livre à la librairie Compagnies rue des Ecoles. J’y vais. Bon calligraphe, l’auteur signe avec application. Je me mets dans la queue; mon tour arrive; je tends mon exemplaire; il lève les yeux. Nos regards se croisent et nous tombons dans les bras l’un de l’autre. Les fils sont renoués et le resteront, réguliers, émus et pudiques. Je ne pourrais jamais les dissocier du salon de Gailani dans la villa clinquante d’E7. Pendant ma mission à Kaboul comme ambassadeur, je verrais à plusieurs reprises Atiq Rahimi, venu en visite ou en tournage. La suite, c’est Atiq qui l’écrit: deux livres magnifiques sur l’exil, cette «longue insomnie» comme le qualifie Victor Hugo. Le premier, La ballade du calame, publié en 2015, évoque «l’étendue blanche» de la séparation. «Retournez-vous, regardez l’Afghanistan» avait enjoint le passeur. La neige immaculée a laissé place à la feuille blanche. Il faut retrouver le tracé de l’écriture, «se retourner» à nouveau pour affronter la peur des mots, la prégnance des maux liés à l’errance et l’absence. Se saisir du calame, fin et précis «comme la main d’une mère» et former l’alef, la clef identitaire, «celle qui relie un insaisissable présent à un passé inachevé». Atiq Rahimi souligne, à cette occasion, la subtilité de la construction identitaire. Il dit se sentir «né en Inde, incarné en Afghanistan et réincarné en France». Il appelle à mieux comprendre l’Afghanistan «qui fut jadis le carrefour de différentes civilisations, zoroastrienne, bouddhique et grecque, dont les vestiges existent toujours miraculeusement dans notre inconscience collective».

Le deuxième livre est coécrit avec sa fille, Alice. Dans le RER C qui me conduit à une audience de la Cour nationale du droit d’asile, je termine la lecture de Si seulement une nuit. Une correspondance échangée pendant les mois de confinement dus à la pandémie, une séquence où, ensemble, chacun à leur manière, ils vont franchir une nouvelle étape de l’exil, l’Afghanistan restant une blessure, trop cicatrisée pour la fille, trop béante pour le père. Une injonction finale: le doigt de l’émerveillement, l’index sur les lèvres. Malraux a écrit La tentation de l’Occident comme un premier bilan intime de l’écrivain et d’un «ami chinois», quelque part entre Orient et Occident. Le livre d’Atiq et Alice suit le même procédé, comme une «Tentation de l’Afghanistan»? A la fin du livre, Atiq brouille les pistes de la mémoire ou plutôt en souligne les tracés compliqués et élégants. Dans ma correspondance politique, je m’attachais à rappeler ce que je ressentais comme la «dualité» fondatrice de l’Afghanistan, Le Royaume de l’insolence, cher à Michael Barry: Etat faible et sociétés fortes, élégance et violence, ouverture et secret, hospitalité et cruauté. Malraux va plus loin dans la «complexité» et les faux-semblants, évoquant, dans Les noyers de l’Altenburg, un pays «fantomatique et absurde» et une Asie centrale «menteuse, idiote, se refusant à son propre destin». Je me doutais que mes précautions d’écriture et mes références littéraires agaçaient à Paris où certains devaient y voir de l’indécision ou de «l’orientalisme» de pacotille au moment où nos forces se battaient pour la liberté. Cette dualité afghane est, en fait, intime. Et, pour l’approcher, Atiq Rahimi invite Farid al-Din Attar, l’auteur du sublime Cantique des oiseaux. Le récit pertinent concerne l’avant-dernière vallée, la sixième, celle de Hayrat traduite par Leili Anvar par la vallée de la Perplexité. La traductrice se fonde, en effet, sur la proximité dans le persan d’Afghanistan de deux mots, issus d’une même racine: hayran, qui signifie perplexe et hayrat, émerveillement. Si l’Afghanistan appelle l’émerveillement, il appelle aussi, de façon consubstantielle, la perplexité. «Vallée de la douleur et de l’inassouvi», écrit Attar, qui conclut: «Je ne sais vraiment rien, vraiment, de l’amour qui me tient / Mon coeur est plein d’amour et pourtant il est vide / Etait-ce un rêve?»