Ma bibliothèque afghane (1/2)

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Au carrefour de l’Occident et de l’Orient, du bouddhisme et de la culture grecque, puis de l’islam sous l’influence de la Perse, l’Afghanistan possède un patrimoine culturel richissime. Il suffit de relire les écrivains-voyageurs comme Joseph Kessel ou Ella Maillart pour s’en rendre compte. Extraits

On trouvait la halte de l'autre côté du col, en contrebas, sur le premier palier du versant nord. C'était une vaste table rocheuse, murée à l'ouest par la montagne, coupée à l'est par une gorge où grondait un torrent. En cet endroit prédestiné, faisaient étape tous les convois qui assuraient les échanges entre les deux moitiés de l'Afghanistan, que séparait l'Hindou Kouch. Il y avait toujours là des dizaines de véhicules à l'arrêt, dans chaque sens. Ceux qui venaient du sud étaient rangés le long du torrent, les autres, contre le roc. Sur les deux côtés de la plate-forme s'étirait une très longue file d'auberges rudimentaires. Parce que l'on y consommait principalement du thé, noir ou vert, elles portaient le nom de tchaïkhanas. Les bâtisses en torchis ne contenaient, à l'intérieur, qu'une pièce obscure. Dehors, il y avait une terrasse sous auvent. C'était là que se rassemblaient les voyageurs. Le froid y était plus vif et la bise plus cruelle. Mais quel homme dans son bon sens eût voulu, pour si peu, renoncer à un spectacle comme celui que donnaient l'arrivée des camions, le débarquement des passagers, les retrouvailles des amis qui voyageaient en sens inverse. Où, dans tout l'Afghanistan, sinon à la halte du Chibar, pouvait-on voir réunis dans un espace si restreint des hommes de Kaboul et du Hazaradjat, de Kandahar et de Djalalabad, de Ghazni et de Mazar-e Charif! Et vêtus, selon les provinces et tribus auxquelles ils appartenaient, d'amples chemises ou de tuniques ajustées, ou encore de houppelandes, et coiffés de turbans tantôt flottants et tantôt roulés en couronne, soit de koulas d'astrakan, ou de calots de soie vive, ou de hauts bonnets hirsutes en laine de mouton. Et qui réjouissaient les oreilles attentives d'un concert étonnant et inépuisable de récits, de disputes, de nouvelles et de mensonges? En vérité, c'était un don du sort, une fête que cette étape, et il fallait être bien fou pour en perdre un instant. Aussi, quand le camion sur lequel voyageait le très vieil homme vint se placer du côté du torrent, à la suite des convois qui devaient poursuivre plus tard leur route vers le nord, ses passagers n'eurent pas la patience d'attendre qu'il fût à l'arrêt pour glisser de la bâche et courir aux terrasses des tchaïkhanas. Le forgeron lui-même, après avoir déposé en hâte le vieillard à terre, s'écria:
– Tu n'as plus besoin de moi, grand-père, n'est-il pas vrai?

Et s'éloigna à longues enjambées. Le vieillard rejeta sur son dos une besace légère et demeura immobile. Malgré son âge et la violence des souffles qui assaillaient son corps sans muscle ni chair, il se tenait très droit et laissait pénétrer en lui, lentement, sagement, l'étrange grandeur de cette halte routière perdue au sommet d'un massif gigantesque, au coeur de l'Asie centrale, avec ses véhicules pesants rongés par la poussière et le soleil, meurtris par des chemins terribles, avec ses conducteurs et voyageurs accroupis ou allongés sous les auvents des auberges primitives. Et tout autour, tout de suite, la nudité, la stérilité éternelle des pierres, le grondement éternel de l'eau, l'éternel souffle glacé des sommets du monde. Et Guardi Guedj songeait aux grands flots humains qui avaient été obligés de prendre pour lit cet inévitable passage entre deux morceaux de l'univers: les torrents des conquêtes, les fleuves des religions. Tout cela, il semblait au vieillard qu'il l'avait vu de ses yeux. Il vivait depuis si longtemps. Il avait tant erré sur la terre afghane. Les racines de ses souvenirs étaient si profondes. Il s'achemina pensivement vers la tchaïkhana la plus proche. Quelques-uns de ses compagnons de voyage s'y trouvaient déjà. Le premier, le plus pressé parmi eux avait été un grand palefrenier très maigre, qu'habillait du cou aux chevilles un caftan brun doublé de laine de mouton. Qui portait un vêtement de cette forme n'avait pas besoin de nommer sa province. Le tchapan était l'apanage des cavaliers ouzbeks et turkmènes qui peuplaient les steppes du Nord. Dès qu'il eut atteint la terrasse de la tchaïkhana, cet homme agit d'une façon très singulière. Il avança parmi les chalands avec une impatience qui ne tenait compte de rien. Il piétina les gens accroupis à même la terre battue autour de leurs plateaux à thé, sur des lambeaux de tapis misérables. Il heurta ceux qui occupaient les tabourets boiteux ou les cadres en bois brut garnis de treillages de corde en guise de matelas.Des murmures le suivirent.
– Quel balourd! Disait-on.

Et encore:
– L'altitude lui a tourné la tête.
– Mon mulet a le pied plus léger que lui.

Mais s'il arrivait que les paroles fussent vives, les voix restaient débonnaires. Pour se fâcher vraiment, il n'y eut qu'un mollah gras et lisse. Il promit le châtiment du Prophète au mauvais croyant qui bousculait son narghilé. L'homme, sans rien entendre, continuait à frayer son chemin, le cou haussé pour donner plus de champ à ses yeux noirs, étroits et brillants, aux aguets entre les hautes pommettes. Enfin, contre la murette qui séparait la terrasse de la route, il trouva ce qu'il cherchait: des tchapans. Il y en avait deux: l'un couleur lie de vin à rayures noires, l'autre couleur de feuille morte à filets verts. Les deux hommes d'âge mûr qui en étaient vêtus – le jeune palefrenier ne les avait jamais vus. Cela ne comptait pas. Ils étaient ses frères par le costume et par la vie des steppes. Dans la foule, autour de lui, qui appartenait à tous les replis de la terre afghane, seuls ils étaient capables de comprendre, de partager ses sentiments. Le tchapan lie-de-vin et le tchapan feuille-morte se rapprochèrent pour faire place au palefrenier. Il ne s'en aperçut point.
– Allez-vous sur Kaboul, ou retournez-vous de là-bas? demanda-t-il aux deux hommes.
– Nous avons quitté hier Mazar-e Charif, dit le plus chenu et le plus gras.
– Alors, alors, vous ne connaissez pas la plus importante des nouvelles! s'écria le palefrenier.

Les deux voyageurs en tchapan tendirent lentement vers lui leurs visages. Une curiosité mêlée d'inquiétude animait leurs yeux bridés. Mais leur âge beaucoup plus vénérable que celui du valet d'écurie, et leur condition bien supérieure à la sienne, leur interdisaient de la montrer. Celui qui avait déjà parlé demanda d'une voix égale et comme endormie:
– Qu'entends-tu, toi si jeune et sans expérience, par la plus importante des nouvelles?
– J'entends qu'il n'y en a pas d'autre qui puisse compter autant, dit le berger.

Et, bien qu'il fût brûlé par le désir de publier ce qu'il savait, il garda le silence pour jouir encore quelques instants du pouvoir de celui qui détient un grand secret. Les deux voyageurs, alors, dirent ensemble:  
– Un nouveau gouverneur général est-il nommé pour nos provinces?

Sans répondre, le berger fit non de la tête.
– Aurait-on élevé les droits sur le tissage? demanda l'homme en tchapan couleur de feuille morte qui possédait, dans la province de Maïmana, une fabrique de tapis.
– Ou sur les peaux d'astrakan? reprit son compagnon en tchapan lie-de-vin car, lui, il élevait des moutons à longue laine dans les steppes de Mazar-e Charif.
– S'il ne s'agissait que de cela! dit le palefrenier.

Et, n'y tenant plus, il cria, il chanta:
– Ecoutez, écoutez bien: pour la première fois à Kaboul, la capitale, je vous l'annonce, on verra bientôt courir un bouzkachi.

Les yeux du palefrenier étaient avidement fixés sur les deux hommes en tchapan. Son espoir ne fut pas déçu. Les marchands, assis jusque-là contre la murette avec tant de dignité et si lents, si mesurés dans chaque geste et dans chaque parole, perdirent tout empire sur eux-mêmes. Ils se soulevèrent d'un seul mouvement et s'écrièrent ensemble d'une voix aiguë:
– Un bouzkachi à Kaboul! Tu as bien dit: A Kaboul, un bouzkachi?
– Et le plus éclatant, le plus mémorable, chanta le palefrenier.
– L'air ici est trop fort pour ta jeune tête, cria le négociant en peaux d'astrakan.
– Ces gens des vallées, où prendront-ils les montures qu'il faut, et les hommes? cria le tisseur de tapis.

Le palefrenier cria à son tour, et plus haut encore:
– Ils viendront de chez nous.

La stupeur força pour une seconde les marchands au silence. Quand ils voulurent parler de nouveau, il n'était plus temps. D'autres voix couvraient leurs voix. Les éclats d'une conversation qui ressemblaient à ceux d'une dispute, le changement brusque et comme indécent de l'attitude chez deux hommes au poil gris, avaient fait passer le frisson bienheureux de la curiosité parmi les voyageurs rassemblés dans ce coin. Ils s'étaient attroupés autour des trois tchapans. Et les buveurs de thé accroupis plus loin délaissaient leurs plateaux pour savoir ce qui intriguait les premiers. Et déjà, dans les tchaïkhanas voisines, on se levait, on courait aux nouvelles. Un mot se faisait entendre dans ce tumulte: «Bouzkachi... bouzkachi.» Venu du fond de la terrasse, transmis de bouche à bouche, il se répandait à travers la foule. Mais la plupart des voyageurs ignoraient ce qu'il signifiait: ils n'avaient jamais dépassé les vallées de l'Hindou Kouch ou encore les villes de Kunduz et de Baghlan. Et ils demandaient à grande clameur qu'on leur dît de quoi il s'agissait. L'explication passa de rangée en rangée: «Un jeu, oui un jeu, paraît-il, là-bas, dans les steppes.» Quand le message les eut atteints, beaucoup de ceux qui composaient cette foule aux vêtements fouettés par l'âpre vent des cimes connurent une déception amère. Quitter de bonnes places, patiemment réchauffées par leurs corps, parmi des voisins aimables, laisser froidir un thé bouillant! Pour entendre parler de quoi? D'un jeu qui se pratiquait dans les lointaines régions du Nord, desséchées, inconnues. Un jeu, par le Prophète! Comme s'il n'y en avait pas suffisamment, et dans leurs hautes villes et dans leurs vertes vallées! Et les meilleurs! Et, s'interpellant les uns les autres, les hommes de Ghazni et de Kaboul, et du pays de Kandahar et de celui de l'Hazaradjat s'écriaient:
– Ce bouzkachi dont nous avons les oreilles assourdies est-il aussi savant que les joutes au bâton?
– Plus brutal que les assauts de béliers?
– Sauvage autant que les combats entre chiens et loups?
– Terrible comme la lutte à mort de deux chameaux en rut?
– Fin comme les coups des cailles dressées à s'égorger?

Ainsi protestaient les habitants des montagnes. Et les trois hommes en tchapan, auxquels s'étaient joints quelques autres voyageurs issus du Nord, hurlaient pour couvrir le tumulte:
– Comment pourriez-vous comprendre les beautés du bouzkachi?
– Vous ne savez pas distinguer une haridelle d'un coursier éclatant.
– En selle, vous semblez toujours chevaucher un âne!

Le ton montait. Les répliques devenaient insultes. Au-delà du jeu même, la dispute intéressait l'honneur des tribus, des provinces. Le patron de la tchaïkhana vit les tasses piétinées voler en éclats et l'eau bouillante gicler des samovars ébranlés. Encore quelques instants, et tout serait rompu, saccagé par ces furieux. Le patron serra les mâchoires. C'était un homme à face plate et dure, de torse massif, muni de longs bras puissants. Mais que pouvait-il seul, malgré sa force et sa résolution? Et aucun de ses trois batchas (jeune serviteur) n'avait plus de quinze ans! Il se fit brutalement un chemin à travers la cohue qui s'agitait sur sa terrasse et atteignit le bord de la route, afin de demander aux patrons des autres auberges et aux chauffeurs routiers qu'il avait pour amis de lui prêter main-forte. Dans cet instant, il aperçut le très vieil homme à la mince besace qu'un forgeron avait aidé à quitter le dernier camion arrivé de Kaboul.
– Allah lui-même nous l'envoie, s'écria le propriétaire de la tchaïkhana.

Il revint au milieu de la foule furieuse. Mais il comprit tout de suite qu'il ne pourrait s'y faire écouter. Il était de taille courte et, parce qu'il vivait depuis longtemps à si grande altitude, sa voix avait pris un timbre exténué. Que faire? Le plus jeune de ses batchas, un garçon de treize ans, se glissa jusqu'à lui pour demander:
– Faut-il rentrer la vaisselle et les samovars?
– Attends! dit le propriétaire de la tchaïkhana.

Il saisit l'enfant, le hissa debout sur ses épaules carrées. Puis ordonna:
– Tu vas répéter de toutes tes forces, de toutes tes forces, ce que je dirai.

Le batcha arrondit ses mains en porte-voix autour de sa bouche et entreprit de crier à tue-tête les paroles qui lui venaient de son maître.
– Arrêtez! Arrêtez! Entendez! Entendez!

Cette tête puérile dressée au-dessus de toutes les autres, cette voix fraîche et perçante forcèrent l'attention. Le tumulte s'atténua pour un instant. Les visages, même les plus enragés, se tournèrent vers le batcha. Il poursuivit:
– Pourquoi vous disputer encore? Je vois venir celui-là qui, seul, peut vous départager... Guardi Guedj.

Le batcha se tut un instant et, employant les ressources extrêmes de sa gorge et de ses poumons, cria:
– L'Aïeul de Tout le Monde!

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