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Au carrefour de l’Occident et de l’Orient, du bouddhisme et de la culture grecque, puis de l’islam sous l’influence de la Perse, l’Afghanistan possède un patrimoine culturel richissime. Il suffit de relire les écrivains-voyageurs comme Nicolas Bouvier, Annemarie Schwarzenbach ou Olivier Weber pour s’en rendre compte. Extraits.

«L’usage du monde» de Nicolas Bouvier

La route de Kaboul

– La passe de Kodjak (Khyber)? ça n’est pas pour vous, ça! C’est très facile. Impraticable avec votre voiture. La piste est excellente. La piste est défoncée. Prenez le détournement, à droite. Ne passez à aucun prix par la droite!

Voilà quelques-unes des opinions que nous avions pu recueillir à Quetta sur le col qui relie la ville à la frontière afghane. Toujours pareil ici: les Européens qui ont fait une route en exagèrent à plaisir les difficultés; quant aux Baloutches, ils ne fourniront jamais de ces renseignements qui dépriment; contrarier n’est pas dans leur nature. Le mieux c’est encore d’y aller voir soi-même en s’attendant au pire. La passe de Kodjak est soigneusement entretenue par l’armée et grimpe dur à travers des pierriers fumants. Au bas de la seconde rampe le moteur s’étouffa. Il n’y a vraiment que les voyages à pied! Cette voiture, nous l’aurions bien donnée… mais à qui? pas une âme à trente kilomètres à la ronde. On nettoya, sans trop y croire, le distributeur et les bougies, on régla l’avance. Le soleil était au zénith. Nous n’avions plus de cigarettes, en outre, la fièvre me rendait si maladroit que j’engageai la main gauche dans le ventilateur qui m’entailla quatre doigts jusqu’à l’os et m’envoya dinguer sur la route, le souffle coupé par la douleur. Thierry m’enveloppa la main dans des serviettes pour arrêter l’hémorragie, et c’est la seule occasion du voyage où la morphine que nous emportions trouva à s’employer. Elle fit merveille: pousser, tirer, poser des cales avec cette main hors d’usage m’apparut comme une plaisanterie. A cinq heures nous étions en haut. Un vent frais nous balayait la figure. Du sommet, on aperçoit la tache lépreuse de la ville de Ghaman et le plateau afghan qui s’étend vers le nord à perte de vue dans une brume de lumière.

Lorsque le voyageur venu du Sud aperçoit Kaboul, sa ceinture de peupliers, ses montagnes mauves où fume une fine couche de neige, et les cerfs-volants qui vibrent dans le ciel d’automne au-dessus du Bazar, il se flatte d’être arrivé au bout du monde. Il vient au contraire d’en atteindre le centre; c’est même un empereur qui l’affirme (Zahir al-Din Muhammad dit «Babur» (le tigre), fondateur de la dynastie mongole de l’Inde): «La principauté de Kaboul fait partie du quatrième climat et se trouve ainsi au centre du monde habité… Les caravanes qui viennent du Khachgar, du Ferghana, du Turkestan, de Samarcande, de Boukhara, de Balkh, du Badakhchan se rendent à Kaboul… Kaboul est le point intermédiaire entre l’Hindoustan (nord et nord-ouest du sous-continent indien) et le Khorassan (nord-est de l’Iran), et offre un marché des plus avantageux. Quand même ses commerçants feraient le voyage du Cathay et du Roum (nord de la Chine et Asie Mineure), ils ne réaliseraient pas plus de profit… il y a beaucoup de marchands qui ne se contentent pas d’un gain de trente à quarante pour dix. Les fruits à Kaboul même et dans les villages environnants sont les raisins, les grenades, les abricots, les pommes, les coings, les poires, les pêches, les prunes, les amandes; les noix y abondent. Les vins y sont très capiteux… Le climat de Kaboul est délicieux et il n’existe pas de pays au monde sous ce rapport qui puisse lui être comparé. Samarcande et Tabriz sont aussi renommées pour leur climat, mais il y fait très froid… La population de la principauté de Kaboul est très variée: dans les vallées et dans les plaines, il y a des Türks, des Aimaks et des Arabes. Dans les villes, ce sont les Sartes qui dominent; dans d’autres villages du district sont établis des Tadjik, des Baraki, des Afghans. On parle, dans la principauté, environ onze à douze langues telles que l’arabe, le persan, le türk, le mongol, l’hindi, l’afghan… en aucun autre pays au monde on ne rencontre pareille diversité de populations et d’idiomes… Pendant qu’il y est, l’empereur Babur dénombre même trente-trois sortes de tulipes sauvages sur les collines qui entourent la ville, et quantité de ruisseaux qu’il estime en termes de «moulin», demi-moulin, quart-de-moulin. Il ne s’en tient pas là, et cet inventaire minutieux se poursuit sur dix pages au moins des Mémoires qu’il rédigea en türkdja-kataï après qu’il se fût réfugié dans le pays de Kaboul (1501) et s’y fût imposé presque sans coup férir. Il n’avait alors pas vingt ans et rien ne lui avait réussi: des parents l’avaient dépouillé de son apanage du Ferghana. Les princes ouzbek de Samarcande lui donnaient la chasse. Il s’usait depuis des années à ourdir des intrigues infructueuses, à rassembler des partisans, à se battre, à fuir sans cesse, à coucher à la belle étoile dans l’haleine des quelques chevaux et dans la compagnie des quelques fidèles qui lui restaient. A Kaboul, pour la première fois, il put dormir tranquille. Il s’en éprit aussitôt. Il répara l’enceinte de la ville, y ménagea des jardins, multiplia les hammam, fit creuser des bassins – cette passion musulmane de l’eau vive – et planter de nouvelles vignes pour suffire à ces beuveries où il payait si bravement de sa personne. Il dut passer bien des journées à chevaucher, faucon au poing, dans ces vergers du Kaboulistan qui sont pleins de perdrix et de grives, et des soirées plus délicieuses encore, installé sous un pommier ou sur le toit plat d’un pigeonnier, à fumer le haschisch en attendant la nuit, à échanger devinettes et épigrammes avec les plus dégourdis de ses compagnons, ou à versifier laborieusement – ce goût du «savoir orné» si particulier aux Timourides – pour ne pas avoir à rougir devant son voisin, le prince d’Herat, dont la Cour était si lettrée «qu’on n’y pouvait allonger le pied qu’il ne touche le derrière d’un poète». Ces souvenirs attachent; et quand Babur se fut taillé dans l’Inde un empire à sa mesure, son revenu de deux milliards cinq cents millions de roupies – les yeux s’arrondissent – ne le consola pas d’avoir quitté Kaboul. Toute son armée, lui le premier, en avait l’ennui. Il s’empressa d’ailleurs d’y envoyer deux cavaliers chargés de mesurer la distance exacte qui la séparait d’Agra et d’établir, tout du long, des chevaux et des chameaux de rechange qui permissent de la franchir plus vite. Pendant des années, il fit ainsi acheminer vers sa nouvelle capitale du vin d’Afghanistan et des melons dont l’odeur le faisait «pleurer pour tout de bon». Mais trop d’affaires le retenaient en Inde pour qu’il pût revoir Kaboul. Il n’y retourna que mort. On trouve sa tombe dans un jardin à l’ouest du Bazar, à l’ombre de platanes gigantesques.

C’est un brevet pour une ville d’envoûter ainsi un homme de cette qualité. Jusqu’à la déraison. Lui, d’ordinaire si circonspect, relève candidement toutes les fables qui la concernent: Caïn l’aurait construite de ses mains, Lemek, père de Noé, y serait enterré, Pharaon l’aurait peuplée de sa descendance... Mais, quant au «centre du monde», il faut bien lui donner raison. Cette prétention, partout formulée, se trouvait pour une fois justifiée. Pendant des siècles, la province de Kaboul, qui commande les cols de l’Hindou Kouch et ceux qui descendent vers la plaine de l’Indus, a fonctionné comme un sas entre les cultures de l’Inde, de l’Iran hellénisé, et par l’Asie centrale, de la Chine. Ce n’est pas par hasard que les diadoques, qui s’y sont si longtemps maintenus, rendaient un culte à l’«Hécate-à-trois-têtes» qui est la déesse des carrefours; et lorsqu’à l’aube de l’ère chrétienne, Hermaïos, dernier roitelet grec d’Afghanistan, frappe l’avers de ses monnaies en écriture indique (indienne) et le revers en chinois, ce carrefour est véritablement devenu celui du «monde habité». D’ailleurs, depuis les Macédoniens d’Alexandre qui crient: «Dionysos» à chaque arpent de vigne et se croient déjà rentrés chez eux, quel mouvement, quel passage! Les cinq cents éléphants que Séleucos Nicator a achetés en Inde pour rosser ses rivaux de l’Ouest; des caravanes chargées d’ivoires sculptés, de verrerie tyrienne, de parfums et de cosmétiques iraniens, de méchantes statuettes de Silène ou de Bacchus sorties en série des ateliers d’Asie Mineure; des changeurs, des usuriers, des tziganes; le Mage Gaspar peut-être – un roi indo-parthe du Pundjab dont les rédacteurs des Actes de saint Thomas ont estropié le nom; des nomades Scythes ou Kouchan, chassés d’Asie centrale, qui arrivent à bride abattue, et chacun d’enterrer éperdument son magot pour le bonheur des numismates et des archéologues. D’autres marchands. Un simple curieux comme il y en aura toujours, suivi d’un domestique qui prend des notes (on les retrouvera peut-être). Pas d’historiens, hélas. Des bouddhistes chinois qui s’en retournent en grommelant de leur dangereux pèlerinage en Inde, leurs bagages bourrés de textes sacrés. D’autres nomades, des Huns cette fois, et ils font l’effet de brutes aux premiers qui entre temps se sont policés... Puis l’islam dur et sans mémoire. Au VIIesiècle. Par la suite, ce carrefour en verra bien d’autres, mais je m’arrête là. Que le voyageur d’aujourd’hui, qui vient après tant de monde, se présente donc avec la modestie qui convient, et n’espère étonner personne. Il sera alors parfaitement reçu par les Afghans qui ont d’ailleurs pour la plupart complètement oublié leur histoire.

Vis-à-vis de l’Occident et de ses séductions, l’ Afghan conserve une belle indépendance d’esprit. Il le considère avec un peu le même intérêt prudent que nous, l’Afghanistan. Il l’apprécie assez, mais quant à s’en laisser imposer... Il y a à Kaboul un petit musée admirable où l’on expose les trouvailles des archéologues français qui, depuis la proclamation d’indépendance, fouillent en Afghanistan. D’autres objets aussi. Un peu de tout: des fragments de collections, une belette empaillée, des monnaies qu’on retrouve en réparant les égouts, du cristal de roche. Au rez-de-chaussée, dans une vitrine en retrait et consacrée aux costumes, on pouvait voir en 1954, entre une jupe de plumes maori et un manteau de berger du Sin-kiang, un pullover assez commun portant l’indication «Irlande», ou peut-être «Balkans». Rouge aniline, tricoté main sans doute, mais un pullover... mon Dieu! tel qu’on en voit chez nous dans le tram, octobre venu. Mis là par inadvertance? J’espère bien que non! Bref, je l’ai regardé longuement, avec un oeil nouveau et je confesse que d’un point de vue objectif, la civilisation représentée par cette camisole lie-de-vin faisait pauvre figure à côté des plumes de paradisier et de la pelisse kazakh. Décemment, on ne pouvait que s’en désoler. On n’était en tout cas guère tenté d’aller voir le pays où les gens portaient «ça». Cette présentation m’a enchanté: l’impression qu’on m’avait joué l’un de ces bons tours à la Swift qui font battre le coeur et sauter une marche à l’entendement. D’ailleurs, une pincée d’afghano-centrisme était la bienvenue après vingt-quatre ans de cette Europe qui nous fait étudier les Croisés sans nous parler des Mamelouks, trouver le Péché Originel dans des mythologies où il n’a rien à faire, et nous intéresser à l’Inde dès le moment et dans la mesure où des Compagnies marchandes et quelques courageux coquins venus de l’Ouest ont mis la main dessus.

Une semaine après l’arrivée, malades l’un et l’autre. Il fallait bien payer un jour la traversée du Lout, l’usure nerveuse de Quetta et les veillées du Saki Bar. Sans goût pour rien, aucun ressort, éteints. Tentés de tout pousser au noir, avec un oeil pour ce qui cloche. L’idée d’aller, dans cet état, importuner les gens, placer des conférences ou des aquarelles n’a rien pour vous réjouir. Nous n’en menions pas large, quand la chance nous fit tomber sur un médecin suisse, expert aux Nations Unies, qui vivait seul ici et nous offrit de loger chez lui le temps qu’il faudrait – beaucoup – pour nous rétablir. Un homme ouvert à tout, généreux, délicat, attentif malgré un air de distraction perpétuelle, et comme embarrassé de sa propre gentillesse. Tout l’opposé du médecin de Kandahar qui prenait tant de poses. Au contraire: en parlant, une façon de pencher la tête comme s’il s’adressait à sa pochette en doutant fort de ce qu’il avançait. Aimant rire, avec ça, et nous soignant à merveille. Bref, un ami.

Cette providence aidant, je garde de Kaboul un souvenir qui approche le portrait délicieux qu’en a tracé Babur. Une seule réserve: cette odeur de graisse de mouton qui imprègne la ville, insupportable quand le foie tire un peu. Et une seule retouche: le vin. De son temps, il coulait à flots, la Loi était journellement transgressée et les ivrognes endormis sur l’herbette, leur turban défait, ne se comptaient plus. Aujourd’hui, avec l’un des meilleurs raisins du monde, les Afghans sont revenus à l’abstinence. Pas une goutte d’alcool à Kaboul. Seuls les diplomates avaient le permis d’importer; les autres étrangers en étaient réduits à acheter par quintaux le raisin du Bazar et à préparer eux-mêmes leur cuvée. Les Français avaient lancé la mode; quelques Autrichiens avaient suivi. Septembre venu, des géologues, des professeurs, des médecins se transformaient en vignerons. On se donnait entre voisins un coup de main pour fouler les grappes ou pour mettre le moût en jarres. Aux dîners, on voyait apparaître sur les tables des bouteilles d’un vin blanc bouché à la cire, au goût de manzanilla, passable, parfois trop sec, en tout cas – vous glissait-on à l’oreille en remplissant votre verre – supérieur à celui de ce cher Z. ou de ce pauvre B. Mais les meilleures bouteilles, c’étaient encore celles du chapelain de l’Ambassade d’Italie, qui s’était depuis des années fait la main en fabriquant son vin de messe et distribuait aux plus méritants les flacons qu’il avait négligé de bénir.

Pour avoir abondamment pillé leurs voisins, les Afghans ont longtemps soupçonné l’étranger d’en vouloir faire autant chez eux. Sans se tromper de beaucoup. Les Européens, au XIXe siècle, on leur tirait dessus; ce n’est qu’en 1922 qu’on a entrebâillé la porte pour en laisser passer quelques-uns. Cet éclectisme a ses avantages, parce que là où l’Occident est incapable d’imposer ses mercantis, ses adjudants, sa camelote, il se résigne à envoyer des gens d’esprit – diplomates, orientalistes, médecins – qui ont de la curiosité, du tact, et comprennent très bien comment on peut être Afghan. Aussi la petite colonie occidentale de Kaboul offrait-elle beaucoup de variété, d’agrément, de ressources: des ethnographes danois qui trouvaient à deux jours de la ville des vallées où aucun Occidental n’avait encore mis le pied, des Anglais très à l’aise dans ce rôle d’ancien adversaire qu’en Asie ils savent tenir si bien, quelques experts des Nations Unies, et surtout les Français, qui donnaient à cette société son centre et sa gaîté. Ces Français – une quarantaine peut-être – avaient une sorte de club, au fond d’un jardin de curé, où l’on pouvait aller, une fois la semaine, boire frais, écouter des disques, puiser dans la bibliothèque, rencontrer des hommes singuliers qui connaissaient le pays à merveille et en parlaient sans pédanterie. Un accueil charmant, de l’animation, de la bonne grâce. Après quatorze mois sur les routes, et sans lectures, je redécouvrais le plaisir que c’est d’entendre, par exemple, un archéologue, retour de sa fouille d’Arachosie ou de Bactriane, encore tout chaud de son sujet, le verre à la main, s’emporter en digressions merveilleuses sur la titulature d’une monnaie ou le plâtrage d’une statuette. Plusieurs femmes spirituelles, d’autres jolies que nous allions regarder de fort près, et aussi – la province ne perdant jamais ses droits – de ces dames qu’opposent sourdement, tout comme à Montargis ou à Pont-à-Mousson, d’infimes querelles de préséance, de bobines, de tartelettes. Bref, un monde vif, cocasse, intéressant, dont les personnages avaient pour s’affirmer assez de liberté et d’espace, et paraissaient sortis de Beaumarchais, de Giraudoux, ou de Feydeau. Parfois, un accès de bovarysme, des rumeurs amusées, et une «passion» que les coupables allaient – tant on jasait dans ce microcosme – assouvir à Lahore ou à Peshawar, expiant d’avance leurs égarements sur les trois cents kilomètres de piste abominable qui les séparaient de la frontière.

Ici: les conflits idéologiques comme ramenés au niveau de la province, et les diplomates russes moins boutonnés qu’ailleurs; liés peut-être par cette image de grand voisin agricole et débonnaire qu’ils s’efforçaient de donner sur la frontière de l’Oxus. On pouvait les voir se rendre en troupe chez le coiffeur, en face de l’unique cinéma de la ville, dans une vieille Ziss à filets citron qui bondissait sur la chaussée défoncée en soulevant un nuage de poussière. Là, dans le cliquetis des ciseaux, ils s’abandonnaient un peu, hasardaient quelques lambeaux de conversation, sérieux, têtus (leurs chapeaux de paille posés droit sur les yeux et leur noeud de cravate gros comme le poing), cherchant gauchement une forme de sympathie élémentaire que personne ne songeait à leur refuser. On les rencontrait aussi chez J., le dentiste allemand dont la femme était si ravissante que, malgré sa fraise à pédale et son installation rudimentaire, son cabinet ne désemplissait pas. Mais on les trouvait sur leurs gardes: l’ambiance conciliatrice, le terrain neutre de la boutique afghane leur manquaient. Cette antichambre, c’était déjà l’Occident et ses pièges. Ils lisaient donc sans lever le nez les numéros d’Ogonek disposés pour eux sur la table, ne sautant rien, parcourant soigneusement les réclames, la chronique ménagère, la doctrine, pour atteindre enfin, comme une oasis méritée, les photos en couleur d’un kolkhoze turkmène où un paysan en costume, les bottes comme des miroirs, fait virer son tracteur devant la caméra en souriant de toutes ses dents au lecteur. On attendait longtemps, face à face. Au bout d’un moment, on éprouvait un intérêt compatissant pour ces gens qui avaient désappris le rire et, à cause de cela, paraissaient si démunis. On se voyait donnant à ces femmes puissantes de discrets conseils d’élégance, disant à ces hommes rembrunis «voyons! sautez donc les réclames, ce n’est pas si grave, déridez-vous, prenez une cigarette, causons un peu! A deux mille mètres, dans le pays le plus singulier du monde, cela ne fera de tort à personne». Peut-être ne nous voyaient-ils simplement pas. Peut-être pensaient-ils comme nous, mais nous pouvions chercher le contact, nous et pas eux, et cette différence a son prix.

Les plus jeunes venaient parfois boire un verre furtif à la «Maison des Français»: des hommes trapus, le visage musclé, sanglés dans des complets trop petits, qui arrivaient par paires. Ils parlaient un peu de français appris à l’Ecole d’artillerie, à l’Ecole d’aviation ou à celle de déminage, jamais à l’école tout court. Ils étaient bien reçus, interrogés sur tout et sur rien, plus souvent rien, car tous les sujets hormis Gorki, Katchatourian, le Musée de l’Ermitage, sentaient encore le fagot. Toujours est-il qu’ils étaient là, circonspects mais aimables, les flûtes à champagne disparaissant dans leurs mains énormes, pas trop dépaysés puisqu’ils pouvaient lire dans leurs manuels que Diderot était le père de la Réforme agraire, Molière l’ennemi juré des bourgeois, et Thorez, un styliste délicat. En 1868, l’émir Abdur Rahman prenait déjà un ton tartuffe pour parler de «la pauvre chèvre afghane prise entre l’ours russe et le lion britannique». Sous sa gouverne, la chèvre afghane est d’ailleurs souvent parvenue, en jouant un voisin contre l’autre, à les rouler tous les deux, et son habileté politique à ce jeu a fait école. On a, ici, l’habitude de ce voisinage épineux à la nature duquel la Révolution n’a pas changé grand-chose. On n’est pas troublé non plus par les contradictions qu’on relève entre les principes et les faits, parce qu’en bon Oriental on n’avait pas cru aux principes. Personne ne s’étonne lorsque cette République socialiste et laïque offre huit chevaux au souverain de ce royaume où l’Islam est religion d’Etat; on sait que ce présent est l’amorce d’une requête et qu’au besoin les Russes offriraient aussi bien la construction d’une mosquée. Quant aux Américains, on les voyait moins encore. Ils vivaient en marge à leur ordinaire, apprenaient le pays dans les livres, circulaient peu et buvaient leur eau bouillie, crainte de virus et de maladies qui d’ailleurs ne les rataient pas. Elles ne nous ratèrent pas non plus: Thierry eut juste le temps d’exposer et de vendre un peu avant d’attraper une jaunisse dont il mit plusieurs semaines à se remettre. Sans notre ami Claude, le docteur, et sans l’obligeance que nous rencontrions partout, je ne sais comment il s’en serait sorti. Mi-novembre, il prit l’avion pour New Delhi d’où il comptait descendre par train vers Ceylan pour préparer l’arrivée de Flo. Il était trop pressé par cette échéance pour attendre que je sois rétabli, et encore trop faible pour passer les cols en voiture et supporter les fatigues d’une descente de l’Inde par route. J’irais les retrouver là-bas quelques mois plus tard, avec le bagage et la voiture, à temps pour célébrer la noce. L’aviation civile afghane d’alors se composait en tout et pour tout d’une petite entreprise du nom d’Indomer qui transportait les pèlerins vers La Mecque, tirait le plus clair de son revenu de la contrebande des tapis, et dont l’Etat, toujours prudent, gardait en permanence l’un des administrateurs en prison. Quant à l’aéroport, c’était un champ balisé, humblement soumis aux intempéries et fermé dès la première neige, que les bimoteurs d’Air India ou de la KLM desservaient quand la saison s’y prêtait. J’y accompagnai Thierry à l’aube. Il faisait froid et les longues friches brunes qui s’étendent au sud de la ville étaient couvertes d’une gelée blanche qui rappelait les premiers mois de Tabriz. L’appareil indien, piloté par un Sikh barbu, était déjà en piste. Avant de passer la barrière, nous partageâmes l’argent que Thierry avait gagné ici où je n’avais, quant à moi, pas fait un sou. Retour en jeep. Le soleil levant touchait la cime des peupliers, les neiges des Monts Suleiman, et faisait briller l’orge battu sur les toits plats du Bazar. A mi-chemin de la ville, un autobus vert et bleu – avec quel génie ces couleurs sont toujours réconciliées – était renversé dans le fossé. Tout autour, des passagers accroupis tiraient sur leur cigarette; d’autres faisaient placidement les cent pas, l’air de gens qui n’en attendaient pas moins. J’aimais ce pays. Je pensais aussi à Thierry: le temps d’Asie coule plus large que le nôtre, et cette association parfaite me semblait avoir duré dix ans. Quelques jours plus tard, Claude descendit dans le sud afghan où son travail l’appelait. Je partis vers le nord à travers la montagne, pour la Bactriane où les archéologues français m’invitaient à travailler quelque temps.

Soixante kilomètres au nord de Kaboul s’étend le massif de l’Hindou Kouch. A quatre mille mètres d’altitude moyenne, il traverse l’Afghanistan d’Est en Ouest, soulève à six mille les glaciers du Nouristan et sépare deux mondes. Versant sud: un plateau brûlé, coupé de vallées-jardins, qui s’étale jusqu’aux montagnes de la frontière baloutche. Le soleil est fort, les barbes noires, les nez en bec. On parle et on pense pachtoune (la langue des Pathans) ou persan. Versant nord: une lumière filtrée par les brouillards de la steppe, les faces rondes, les regards bleus, les manteaux ouatinés des cavaliers ouzbeks au trot vers leurs villages de yourtes. Des sangliers, des outardes, des cours d’eau éphémères sillonnent cette plaine à joncs qui s’incline en pente douce vers l’Oxus et la mer d’Aral. On est taciturne. On parle sobrement les dialectes türk d’Asie centrale. Ce sont plutôt les chevaux qui pensent. Les soirs de novembre, le vent du nord descend sur Kaboul par bouffées, balaie les relents du Bazar et laisse dans les rues une fine odeur d’altitude. C’est l’Hindou Kouch qui fait signe. On ne le voit pas, mais on le sent derrière les premières chaînes, tendu dans la nuit comme un manteau. Tout le ciel en est occupé. L’esprit aussi: au bout d’une semaine on n’a plus que la montagne en tête, le pays qui s’étend derrière, et à force d’y penser, on y va. Pour traverser l’Hindou Kouch et gagner le Turkménistan afghan – l’ancienne Bactriane – il faut un passeport de la police de Kaboul et une place dans l’autobus de l’Afghan Mail ou sur l’un des camions qui montent vers le nord. Ce permis est souvent refusé; mais lorsqu’on lui fournit une raison simple, évidente et qui lui parle – voir du pays, vagabonder – la police est bonne fille. Tout musulman, même flic, est un nomade potentiel. Dites: djahan (le monde) ou shah rah (la grand-route), il se voit déjà libre de tout, cherchant la Vérité et foulant la poussière sous un mince croissant de lune.

«De monde en monde» d'Annemarie Schwarzenbach

Herat

Herat est une ville très ancienne, à moitié en ruines et oubliée, malgré son passé glorieux. Quelques monuments immortels rappellent l’époque brillante des Timourides. Les autorités nous proposèrent, dans le quartier neuf de la ville, l’un de ces petits hôtels où l’on peut aujourd’hui s’acheter un certain confort et une certaine sécurité, mais dépourvus de tout romantisme. Nous allâmes rendre visite au maire. J’eus à franchir un petit canal, et l’abordai sans méfiance. Ces canaux sont très fréquents en Afghanistan et d’importance vitale pour le pays, mais il faut y faire sans cesse attention. Les ponts de terre qui les enjambent ont l’air solides, mais à peine la Ford se fut-elle engagée sur celui-là que le bord s’effondra sous la roue avant gauche. Quelques jeunes Afghans vigoureux glissèrent tranquillement leurs épaules sous le pare-choc et portèrent la voiture en terrain sûr. Fièrement, ils refusèrent le bakchich – le pourboire – que nous voulions leur offrir. 

A Herat, nous décidâmes d’emprunter l’ancienne route de la soie, celle du nord. Le seul Européen vivant dans cette ville, un jeune Polonais ingénieur des ponts et chaussées, voulut nous en dissuader. Mais nous étions obstinées, et nous n’avions aucune intention de traverser l’Afghanistan à toute allure, munies d’une bouteille Thermos et flanquées d’une escorte masculine et de boys à la façon de ladies anglaises. Cahin-caha, nous partîmes donc vers le nord, franchîmes les montagnes en direction du Turkestan, longeâmes à quelque distance la frontière russe en traversant Meymanek, Andkhvoy, Shibargan, et arrivâmes à Mazar en passant par l’ancienne Balkh. La suite nous força d’admettre que le Polonais avait raison, mais peu nous importait. Nous en avons vu de toutes les couleurs, mais grâce à notre bonne étoile nous sommes arrivées. Tout compte fait, même en Afghanistan on ne peut pas présenter un sentier muletier comme une route carrossable. D’Herat à Meymanek, celle du nord était, par mesure de précaution, officiellement fermée à la circulation. Cela ne nous empêcha pas de la prendre. Après quelques montées et descentes vertigineuses, que nous affrontâmes victorieusement, le gouverneur de Qal’eh-ye Now nous accompagna lui-même avec sa voiture jusqu’à sa seconde résidence de Bala Morghab. Sans lui, nous serions sans doute encore en train d’errer dans ces parages. Le pont enjambant la Morghab avait été emporté au printemps 1939. On en construisait un autre à la hâte, mais cinquante kilomètres plus bas. Trente milles, ce n’est certes pas le bout du monde, chers lecteurs, mais quand les tronçons de route n’existent que sur les plans, on ne sait pas si on arrivera un jour. Des paysans réquisitionnés par le gouverneur nous aidèrent à franchir bancs de sables et escarpements. Après quoi ils filaient devant nous à cheval et nous accueillaient avec des cris de joie un peu plus loin, à un autre passage dangereux. Oui, un chameau passe parfois plus facilement par le fameux chas de l’aiguille…! 

J’ignore la distance exacte entre Herat et Mazar-e Charif, car notre compteur s’était bloqué à Herat. Mais ce que je ne suis pas près d’oublier, c’est que nous avons mis deux semaines pour faire ce trajet. Et les courtes étapes de vingt-cinq ou cinquante kilomètres étaient plus épuisantes que les étapes plus longues. Impossible de trouver un garage avant celui de Mazar. Ce garage est en réalité un ancien caravansérail. Maintenant ce ne sont plus des chameaux qui s’y arrêtent pour la nuit, mais des camions afghans couverts de dessins comiques. A notre arrivée, une horde de chauffeurs à l’allure hallucinante, Turkmènes, Afghans en turban, la tunique flottant au vent, se jeta sur mon moteur dont j’avais imprudemment soulevé le capot. Et pas un boulon ne serait resté à sa place si un digne «masteri» à la barbe blanche ne s’était interposé avec énergie. Il me conseilla de retourner à l’hôtel et vint m’y rejoindre avec son jeune assistant – un garçon couvert de suie, âgé tout au plus de quatorze ans – pour nettoyer les parties du moteur recouvertes de loess. En Afghanistan, garder sa voiture intacte est un vrai tour de force. Et c’est miracle que nous n’ayons cassé aucun ressort. Malgré ces conditions de route, trois mille camions circulent aujourd’hui sur les «routes carrossables» du pays. Je vous ai donné tout à l’heure quelques aperçus de la brutalité avec laquelle on traite les véhicules. Mais il faut rendre justice à ces chauffeurs de camion: rien, absolument rien ne les met dans l’embarras. C’est justement leur flegme et leur absence de préjugés qui leur permet d’entreprendre des réparations que nous, Européens, ne pouvons envisager sans tout un arsenal.

En Perse, on peut acheter de l’essence partout, car il y a quantité de stations-service. En Afghanistan, au contraire, si le téléphone marche bien, les pompes sont rares. La route principale Herat- Kandahar-Ghazni-Kaboul-Khyber, empruntée par les camions, est la seule où on peut être sûr de trouver au moment voulu de l’essence Shell venue de Birmanie. Par exception, nous sommes pourtant tombées en panne sèche à une centaine de kilomètres de Meymanek, dans le charmant village de Qaisar. Pendant que, dans le jardin du maire, nous faisions une longue sieste imposée par la chaleur caniculaire, un cavalier nous apporta deux bidons rouges contenant chacun deux gallons d’essence Shell. Cela nous coûta la bagatelle de trois francs par litre, mais enfin ce type de ravitaillement équestre était un service exceptionnel. Au Turkestan, il fallut utiliser les réservoirs d’appoint, car dans le loess la voiture consommait au minimum vingt litres aux cent kilomètres. La plupart du temps nous trouvions de l’essence russe en bidons métalliques de douze gallons (cinquante litres). Remplir le réservoir était toute une histoire, car un homme à lui seul n’arrivait pas à les soulever. En Iran, les champs pétrolifères du golfe Persique exploités par l’Anglo-Iranian Oil Company nous avaient fourni un carburant de qualité supérieure à des prix très avantageux. En Afghanistan, la Shell de Birmanie était excellente, mais abominablement chère. C’est pourquoi, sur la route du nord, nous prîmes en général de l’essence russe, moins bonne. D’après nos calculs, le carburant nous est revenu en moyenne entre 6,5 et 8 afghanis le gallon, c’est-à-dire environ un franc suisse par litre.»

«Les demeures sans nom» de Spôjmaï Zarîab

Les maisons, blotties dans le sommeil et la torpeur, tombaient en ruine. C’était jour de fête. Ce matin-là, un vieillard solitaire, à bout de souffle, installait, suant sang et eau, son manège de chevaux de bois sur le champ de foire, comme il avait coutume de le faire depuis des lustres à chacune de ces fameuses et radieuses fêtes, les fêtes d’autrefois. Dès que se dressèrent, prêts à tourner, les petits chevaux – le jaune, le rouge, le bleu, le vert, le noir et l’orange – il poussa d’une main forte le jaune et tous s’élancèrent. C’était à croire que chacun voulait rattraper celui qui le précédait. Mais, lassés de cette vaine poursuite, ils ne tardèrent point à s’arrêter progressivement. Satisfait, le vieillard caressa une à une leurs jambes de bois et s’assit ensuite au bord de son manège: il ne lui restait plus qu’à attendre, comme il l’avait toujours fait, depuis les fêtes d’autrefois jusqu’à celles de maintenant… Le soleil se levait avec lenteur et s’efforçait, sans y parvenir, de réchauffer la ville, froide et desséchée. Cette atmosphère troublait le vieillard et le mettait mal à l’aise: quelque chose n’allait pas; la ville n’avait pas son allure des jours de fête. Elle avait changé. Elle était toute retournée. De ses vieilles mains, il fit de l’ombre à ses yeux et jeta un regard circulaire au loin. Les enfants n’étaient pas encore sortis des maisons endormies. Ces maisons paralysées, à moitié détruites, offraient un étrange spectacle. Il enfouit ses mains dans les vastes manches de son manteau, s’assit et commença à attendre avec impatience. Il se rappelait qu’aux fêtes d’autrefois la ville n’était pas ainsi bouleversée, les maisons n’étaient pas endormies et tristes; mais c’étaient les fêtes d’autrefois, c’étaient des fêtes radieuses… 

Dès l’aube, les enfants se précipitaient hors des maisons, se bousculaient dans leurs vêtements neufs et chamarrés et envahissaient par marées le champ de foire. Il venait seulement aux fêtes de cette ville. Le voir arriver avec ses chevaux de bois était pour les enfants le signal de la fête, c’était la fête elle-même. Il se souvenait de ces masses grouillantes de couleurs que formaient les enfants. Ces masses anonymes tachées de bleu, de vert, de rouge, de jaune et d’orange tournoyaient frénétiquement autour de lui, piaillaient, bourdonnaient, se bousculaient et jouaient des coudes et des épaules pour monter sur les chevaux de bois. Il ne voyait même pas leurs visages, il se perdait parmi toutes ces petites mains enduites de henné en signe de fête, qui serraient entre leurs doigts des piécettes et les tendaient vers lui en une brûlante supplication. De petites têtes se penchaient gentiment sur l’épaule pour l’implorer tandis qu’un gazouillis de cris infantiles répétait: «Allons, petit père, encore un tour… sois gentil, encore un tour!» Il cueillait les piécettes dans cette foule de petites mains blanches, de mains rougies de henné, de mains noires, poussiéreuses, gercées, crevassées, toutes sortes de mains garnies de piécettes, de mains qui finissaient par lui donner le tournis. Ses mains à lui ruisselaient de sueur. Son coeur exultait de voir tous ces petits êtres autour de lui. Le poids des piécettes alourdissait tellement ses poches qu’il se courbait peu à peu, sans qu’il cessât pour autant de remplir tout ce que ses vêtements pouvaient receler de poches. Cependant, les chevaux tournaient, tournaient au point qu’on ne comptait plus les tours, et le vieux frémissait de plaisir. Il avait envie de serrer dans ses bras chaque cheval et d’en couvrir le bois de baisers reconnaissants, mais il n’en avait pas le loisir: les essaims grouillants et chamarrés le tiraient par les mains et les manches, et, avec des cris d’oisillons excités, lui assourdissaient les oreilles. Son coeur ravi fourmillait de piaillements d’enfants. Lors des autres fêtes, qui étaient des fêtes radieuses – mais c’étaient les fêtes d’autrefois, n’est-ce pas? – quand ces masses grouillantes et chamarrées s’étaient mises en marche avec le lever du soleil et qu’elles avaient envahi par marées le champ de foire, elles tournaient ensuite jusqu’au soir autour du vieil homme et de ses petits chevaux.

Quand tombait l’obscurité et qu’il commençait à s’appuyer péniblement sur ses jambes vieillies, un dernier enfant venait alors l’implorer avec ferveur, la tête inclinée sur l’épaule: «Encore une fois… encore un tour! sois gentil, un dernier tour!» Et il tendait de tout son coeur la piécette au vieillard. Lui, ému par la petite main où brillait la piécette, faisait tourner, tourner encore les petits chevaux éreintés mais toujours animés du vain espoir de rattraper le précédent… Quand l’obscurité avait reconduit chez elles les masses grouillantes et multicolores, le vieux versait ses piécettes dans des sachets de toile que sa femme lui avait cousus pour les soirs de fête. Et ce n’était pas mince affaire pour le vieux que de soustraire à la pesanteur les sacs prêts à éclater! Il y parvenait péniblement mais ressentait en même temps un picotement de plaisir d’avoir à traîner pareil butin. Une fois ses recettes en lieu sûr, il se levait tranquillement, sans se presser, et caressait le dos de ses chevaux. Et ils se mettaient à tourner, le jaune, le rouge, le bleu, le vert, l’orange et le noir… les yeux fixés droit devant eux, ils tournaient encore, lentement cette fois et sans parvenir à se rattraper… Le vieux regardait alors autour de lui: quand, poussé par la tombée du soir, le dernier enfant avait repris, contraint et forcé, le chemin du bercail, non sans s’être retourné pour jeter un dernier regard plein de regret sur les chevaux de bois, le vieux, satisfait, se hâtait de démonter le manège. Puis, fort de la fierté momentanée que lui conférait le poids des sachets de piécettes, il croisait les mains derrière son dos, et, immobile, contemplait les environs d’un regard empli de plaisir et d’orgueil. Il cherchait un porteur. Du haut de sa fierté éphémère, il faisait d’abord semblant, un instant, de ne pas le voir tout en l’interrogeant secrètement du regard. Il l’appelait ensuite et lui montrait les chevaux, mais restait lui-même à l’écart, se vengeant ainsi des jours passés où il les avait tirés lui-même sur son épaule et, suant et soufflant, les avait portés jusque chez lui. Le portefaix, homme de métier, empilait les petits chevaux de bois les uns sur les autres, le jaune, le rouge, le bleu, le vert, l’orange, le noir… Il passait des brides autour de leurs pieds et de leurs encolures et les hissait enfin sur son dos. Les petits chevaux, comme s’ils s’étaient offusqués du manque de reconnaissance du vieux, fixaient de leurs yeux de bois ses épaules frêles et creuses. Lui, toujours aussi fier et comblé pour le moment, se mettait alors en marche et le portefaix suivait en se traînant. Le vieux s’arrêtait parfois devant un étal de fruits ou une boutique et achetait ici un fruit, là une sucrerie, serrait les sachets sous son bras et reprenait son chemin. Le papier des sachets pleins à craquer se froissait en un doux bruissement qu’il aurait souhaité entendre pendant toute sa vie. Mais dans ces moments-là, un regret lui perçait aussi le coeur, celui de ne pas avoir d’enfants qui se seraient jetés, les soirs de fête, sur ces sachets de papier remplis de bonbons et de fruits qui leur auraient fondu dans la bouche en s’écrasant doucement; le vieux entendait mastiquer leurs petites bouches roses. Les soirs de fête, ce regret le torturait. Bien des fois, des larmes étaient tombées, goutte à goutte, sur les sachets de papier. Il lui semblait même que tout le monde les entendait tomber; les hommes d’ici et ceux d’ailleurs, ceux du lointain et ceux de cette ville, les hommes du monde entier le regardaient avec commisération. Il sentait comme une fermentation en lui, qui s’accentuait avec le temps, une sorte d’abcès auquel personne ne pouvait rien, pas même sa femme. C’était un sentiment d’une nature si particulière que seuls une petite tête, des petites mains, des petits pieds et le petit corps d’un enfant auraient pu résorber, avec ses yeux toujours étonnés, ses cris et ses rires sans raison. Parfois, ce sentiment le torturait: il lui semblait qu’il allait exploser, mais d’avoir passé la journée avec les enfants et les chevaux l’apaisait. Il se leva, fit de l’ombre à ses yeux et jeta un regard circulaire pour voir si le moindre petit bonhomme était sorti de chez lui. D’enfant, il n’y avait âme qui vive. Ils n’avaient pas, comme aux radieuses fêtes d’autrefois, envahi le champ de foire. Les maisons et la ville tout entière somnolaient dans la même torpeur. Le vieux serrait les dents, sans qu’il sût lui-même si c’était de colère ou de tristesse...

«Le faucon afghan» d’Olivier Weber

J’ai quitté Kandahar à bord d’une voiture flambant neuve pour prendre la route du Nord, escorté par deux jeeps bourrées de talibans, garde attribuée par le gouverneur unijambiste dans un élan de malignité et, ce qui est plus embêtant, dans un instant de lucidité. Au premier checkpoint, l’un des talibans, un commandant d’une vingtaine d’années, se montre très nerveux, sans que je puisse connaître l’origine de cette tension. Peut-être a-t-il mal dormi, à moins que ce ne soit la longueur du trajet, quelques heures de route à travers le désert pour bifurquer ensuite vers le nord, par une piste qui mène au pied des montagnes du Hazaradjat. Le commandant nerveux est pratiquement imberbe, mais il en impose avec un débit de paroles assez élevé. A chaque bosse sur la route, son pick-up menace de perdre l’un des soldats assis à l’arrière, d’autant plus qu’il est vivement recommandé pour un taliban de tenir d’abord son turban, avant même le banc du véhicule, la perte du couvre-chef étant une affaire plus honteuse qu’une simple chute à quarante kilomètres à l’heure, dût-elle entraîner de multiples contusions, voire une fracture du crâne. Heureusement, ou malheureusement, les talibans qui m’escortent ne souffrent pas encore de fracture du crâne, bien que, au fur et à mesure que se déroule le voyage et que monte la nervosité du petit commandant imberbe, je me prends à l’imaginer avec au moins un traumatisme.

La route n’est guère encombrée, hormis quelques camions, et nous filons vers Sangin, le bourg des trafiquants d’opium, le plus grand d’Afghanistan et peut-être aussi du monde, qui ne cesse d’étendre ses ramifications, foi sonnante et trébuchante qui se révèle plus convaincante que tous les sermons des mollahs d’Afghanistan et qui éclaire la sentence de Cocteau: «Patience du pavot. Qui a fumé fumera. L’opium sait attendre.» Au bout d’une longue piste poussiéreuse, après que nous avons croisé deux ou trois camionnettes, sans doute «les omnibus du pays de l’opium» que crut apercevoir Jarry, apparaît une bourgade, protégée par un petit château dans lequel stationnent quatre-vingt-cinq talibans. Non seulement ces soldats-théologiens n’entravent en rien le négoce juteux qui sourd des deux cents échoppes, mais en plus ils aident les commerçants, leur donnent un coup de main pour éviter les maraudeurs, refoulent des trafiquants un peu trop armés à leur goût, surtout les Iraniens, ceux qui arrivent en convois pour acheter de la pâte opiacée à la tonne et repartent hilares, en ayant contribué à faire baisser les prix. Tout cela n’affecte en rien Haji Mir Hajan, négociant en opium de son état, père de trois enfants, et qui vend ses sacs à l’odeur âcre, cent vingt kilos posés sur un tapis sale, au fond d’une cave voûtée et suintante devant laquelle rôdent une trentaine de gens en armes. Le petit commandant imberbe, qui visiblement ne s’est pas fracturé le crâne, a pris de l’assurance ainsi que de la nervosité et repousse dans un accès de colère les badauds, piétons, truands, commerçants, vendeurs d’héroïne, petits chimistes en herbe armés jusqu’aux dents qui se pressent sur le semblant de trottoir. Quand je murmure à l’oreille de Haji Mir Hajan, assis sur sa natte, que les cent vingt kilos d’opium étalés représentent environ cent vingt mille doses d’héroïne vendues dans les rues de Paris ou de New York, c’est-à-dire plusieurs wagons de billets en monnaie afghane et nombre de surdoses, de morts et de vies brisées, il se caresse la barbe, secoue la tête, regarde en direction du trottoir vers la foule armée comme pour me signifier que je ne fais vraiment pas le poids et finit par dire, oui, bien sûr, c’est un peu interdit, mais enfin il faut bien vivre, et la voiture, et l’essence, et la maison, et pourtant je ne prends pas un gros bénéfice, j’ai des frais, au moins le magasin à louer.

Aussi agaçant soit le commandant imberbe, Sangin n’apparaît pas comme un village infernal, quoique porté sur les règlements de comptes, ce qui lui donne, en plus de ses rues terreuses, un air de bourgade de western, notamment au moment de la ruée vers l’or, qui est ici un or vert et nauséabond. Les paysans dans les champs me font des gestes obscènes en guise de bienvenue, une sorte de bras d’honneur assez explicite et non dépourvu d’élégance, bien qu’un peu brutal, qui mériterait de figurer au catalogue des gestes universels. Le shérif de cette bourgade est fort aimable, un peu trop même, et avoue que la prison est vide, d’ailleurs Sangin n’a pas besoin de prison, on ne se fait pas de mal entre trafiquants, ou alors on tue et on n’en parle plus, on peut même payer sa dette de sang en opium brut, et voilà quelques sacs pour la vie de ton frère, et là encore un peu plus, il était vraiment brave. Le shérif, responsable de la milice taliban, est un peu débordé, car il doit lui-même aller cultiver son champ de pavot, la récolte n’est pas finie, il faut faire vite, le soleil va tout me faire cramer. Dans les rues de Sangin, dont je commence à comprendre pourquoi il est appelé «le village dans lequel les étrangers ne sont pas les bienvenus», je ne sais ce qui est le moins agréable, cette escouade de trafiquants, producteurs, badauds armés, ou la nervosité du petit commandant imberbe, de plus en plus imposant, et qui visiblement, malgré ce que lui dit Zahir, éternel protecteur, aimerait bien me donner quelques coups de cravache, manière de prouver à la fois à ses hommes et aux habitants du charmant village sans prison qu’un chef dans les parages ne peut être que sanguinaire. Ce qui l’agace surtout, c’est que je m’évertue à parler à un trafiquant non pas à l’intérieur de son échoppe mais sur le seuil, dans une palabre qui déclenche des regards ahuris et des rires au sein de la troupe. Le commandant nerveux craint de ne pouvoir maîtriser ses hommes, il redoute que tout cela ne lui échappe et nous ordonne de décamper, ce que nous faisons sans tarder, en nous réfugiant dans la maison de l’administrateur adjoint du district, une belle demeure à moitié enterrée, aux murs bleu et blanc, décorés de fleurs et de grappes de raisins en plastique, où les serviteurs vous présentent un excellent lait caillé. L’administrateur adjoint, le docteur Aminullah, fait un peu de tout, de la médecine, de la plantation de pavot, ce à quoi il semble difficile d’échapper dans les environs, et de la politique, trois activités qu’il marie allègrement. Il a beaucoup d’administrés sous sa coupe, deux cent mille, quelques patients, beaucoup d’acheteurs de son opium, non pour ses qualités médicinales mais pour ses vertus lucratives, dix écoles coraniques, aucune laïque, et des armes à en revendre. L’opium ne lui rapporte pas grand-chose comparé à sa clinique privée, où se pressent tous les notables de la drogue, les grands et petits trafiquants blessés, à tel point que l’on se demande si la devise de la contrée n’est pas «Blessez-vous les uns les autres». Pour les femmes c’est plus compliqué, car il faudrait trouver des femmes-médecins afin de les soigner, ce qui est impossible étant donné que les femmes sont interdites de travail, quadrature du cercle qui gêne la moitié des administrés du docteur Aminullah et donc la moitié de la population de son pays, mais qui ne semble aucunement l’affecter. «De toute façon, plaide le praticien pour mâles uniquement, si les femmes sont voilées, c’est pour éviter la prostitution.»

La prostitution, justement, il en est un peu question à Kaboul où certains notables, qui se proclament talibans de la grande Vertu, rendent visite à des filles de petite vertu, en cachette, la nuit, comme si les décrets des turbans noirs se mettaient entre parenthèses à l’heure du couvre-feu pour une somme modique, pratique qui, soit dit en passant, se montre bien ancrée dans la contrée puisqu’au XVIIIe siècle le chevalier de Chardin, dans son Voyage de Paris à Ispahan, relatait: «Vous voyez tous les soirs, en vous promenant dans les collèges ou dans les grandes mosquées, des femmes publiques couvertes de leur voile, les unes suivies de leur servante, d’autres seules, entrer dans les petits logements des prêtres et des régents, tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre. On ferme la porte aussitôt, jusqu’au lendemain, qu’elles se retirent au point du jour, puis plus tard, sans que personne s’en offense; et la même chose se voit dans les caravansérails – autrement dit chez les petites gens, chez les marchands étrangers.» A Sangin aussi, la vertu en prend un sacré coup. Non contents de voir la région prospérer, ce qui a contribué à faire revenir les ouailles dans les mosquées, les mollahs perçoivent également une dîme sur la récolte, dix pour cent, taxe destinée au départ à aider les hommes pieux qui végètent dans la pauvreté. A ces dix pour cent s’ajoutent quelques gabelles supplémentaires, des aumônes dont les paysans, négociants et trafiquants se sentent obligés de s’acquitter, au risque sinon d’avoir des ennuis, et quand l’ordre du chef suprême, le mollah borgne de Kandahar, d’éradiquer le tiers des récoltes a atteint Sangin, maints trafiquants lui ont ri au nez, ainsi que l’explique Abdul Ali, qui a trente-cinq ans, sept enfants plus les cousins, les frères, et la suite, ainsi qu’un magasin bourré de sacs d’opium, et songe à vivre d’autre chose que de l’or vert, parce que tout cela est fatigant, les combines, les mollahs qui prélèvent beaucoup, les trafiquants trop armés, les talibans qui se servent eux aussi, etc., comme s’il donnait raison à Henri Michaux, revenu de tout: «Les drogues nous ennuient avec leur paradis.» Je passerais bien davantage de temps avec le docteur Aminullah dans son antre magique et troglodyte, avec ses fleurs et grappes de raisin en plastique, mais, dehors, le petit chef imberbe et décidément nerveux a rappliqué, et sa nervosité ne s’est pas arrangée, au contraire. Il n’ose pas rentrer dans la maison mais me fait comprendre que j’ai tout intérêt à quitter les lieux sur-le-champ, qu’il a des hommes, des armes, des pick-up et d’autres atouts indispensables pour le maintien de l’ordre dans le coin, bref, je suis contraint d’abandonner le docteur pour mâles uniquement, la fraîcheur de sa demeure et son excellent lait caillé afin de reprendre la piste et fuir Sangin, la ville sans geôle dont les échoppes inondent le monde de ses prisons artificielles, là-bas, au-delà de la barrière du désert.

A Kandahar, on peut trouver de tout, des armes, des jeeps importées des émirats du Golfe, de la viande de chameau, de l’opium en quantité et même un baron antidrogue. J’étais curieux de rencontrer cet homme au visage en partie brûlé, officiellement ministre de la Lutte contre l’opium, vêtu de noir des pieds à la tête, et qui devait être un champion hors catégorie en acrobaties verbales, circonlocutions et argumentaires conformes à l’islam. L’homme, qui trône dans une petite maison au bord d’une avenue calme, à peine gardée, est un personnage un peu lent, légèrement bouffi, et paraît soit dépassé par les événements, soit peu conscient de la déferlante de drogues qui parviennent des quatre coins du pays. Mollah Abdul Hameed Akhunzada, qui est entouré de quelques très jeunes conseillers et d’un ancien professeur d’anglais, ne sourit jamais et ne manque cependant pas d’humour lorsqu’il déclare, après quelques considérations, que tout ça est de la faute des Occidentaux et que, si le monde extérieur le voulait bien, on pourrait éradiquer en moins de deux tous ces champs sataniques, nous, on ne le peut pas, pas assez d’argent, vous comprenez, l’Afghanistan est un émirat très pauvre. Quelques jours plus tard, le même baron antidrogue me convie à une petite séance de crémation sur un haut plateau désertique, au pied d’une montagne noire, avec une kyrielle de conseillers qui déploient des banderoles proclamant «Non aux drogues». Six cent cinquante kilos de haschich, enfermés dans des sacs en plastique bleu sur lesquels on peut lire «engrais», partent en volutes après qu’un homme du baron antidrogue les eut aspergés d’essence. Amin, un taliban de vingt-trois ans aux cheveux longs et aux muscles noueux, rencontré deux jours plus tôt et qui passe par là, semble déçu par cette immense fumée sombre s’élevant vers la montagne noire. Un peu désespéré par cet autodafé, il se place sous le vent, se penche vers les grandes volutes tourbillonnantes comme une caravane de djinns, les danseurs du désert, hume l’atmosphère et, alors que le professeur d’anglais se lance dans un sermon contre^les vrais narcotrafiquants, les banquiers américains, caribéens, monégasques, japonais, remarques que je note fébrilement sur mon carnet, histoire de ne pas finir sur le bûcher, Amin déclare que tout cela est du gâchis, et surtout de la belle hypocrisie, et que ces munafaqeen, ces fourbes de mollahs, s’en mettent plein les poches, et ils ne se privent pas, regarde-les, ils sont bien gras, ils se nourrissent sur le dos des paysans et affirment ensuite leur faire la guerre. Sentiment qu’éprouve aussi Ali le Bègue, un homme corpulent de Kandahar qui a eu la sagesse d’envoyer ses enfants à l’école au Pakistan, surtout pour éduquer ses filles, et que je revois, le soir dans un petit restaurant, penché sur un plat de riz, le visage légèrement pâli par les lumières au néon vert. Il est en verve malgré son bégaiement et ne se gêne pas pour critiquer les maîtres de l’endroit, lui qui les approuva lors de la grande offensive quelques années plus tôt.
– Les femmes… c’est… c’est… c’est… la vie!

Et, comme on lui donne aussitôt raison, Ali le Bègue perd brusquement son bégaiement, se bâfre un peu plus de riz frit de ses doigts boudinés, et de ses lèvres huileuses sortent des paroles de révolte, ras le bol de ces hypocrites de mollahs, ils commencent à nous casser les pieds, si on continue à les laisser faire, ils vont nous bouffer tout le pays, et nous avec, les laïcs, ils font ce qu’ils veulent, ils se paient les meilleures voitures, réquisitionnent les plus belles maisons, et il faudrait qu’on les regarde sans rien dire? Puis il baisse la voix et, entre deux boulettes de riz, murmure: «Les mollahs, ce sont tous des polygames, ils n’ont que ça à faire, et ils ont surtout assez d’argent pour s’offrir des femmes. Fainéanter et satisfaire leurs épouses, voilà leur boulot. Le reste, c’est de la foutaise.» A entendre Ali le Bègue, on se demande si le pays entier n’est pas atteint lui aussi de bégaiement, furieux de ne pouvoir parler, lobotomisé, émasculé, privé d’amour et d’affect, plongé dans les interdits et la plus parfaite hypocrisie, et au-dessus duquel les faucons, ceux qui échappent encore à la contrebande, à la chasse, à la capture massive, doivent se dire, en apercevant les scènes ici-bas de leurs yeux perçants, que l’Afghanistan, royaume de la pureté, s’emberlificote dans d’étranges considérations et finalement est tombé bien bas, comme une proie que l’on lâche dans un quelconque ravin pour mieux la fracasser.