Afghanistan talibans Afghanistan talibans
Centre de Kaboul, février 2006. Avec la fuite des talibans fin 2001, beaucoup de femmes afghanes ont bénéficié d'une relative liberté. Pour autant, la majorité d'entre elles portent toujours la burqa dans la rue, même à Kaboul, et doivent être accompagnées d'un homme de leur famille quand elles sortent en ville.  © Dimitri Beck

Autant en emportent les talibans

De septembre 2004 à décembre 2006, j’ai dirigé l’agence Aïna Photo, créée à Kaboul en 2001 par Reza Deghati, qui a formé la première génération de photojournalistes afghans. J’y suis retourné en 2019 pour retrouver ces apprentis reporters devenus professionnels. Depuis la reprise du pouvoir par les talibans en août 2021, je suis celles et ceux qui vivent désormais en exil et les rares restés sur place.

Eté 2001, Douchanbé, capitale du Tadjikistan. Avec un ami photographe, nous nous engageons sur la Pamir highway, référencée M41 sur les cartes routières, qui relie l’Afghanistan au Kirghizstan, en passant par le Tadjikistan, sur près de 1’400 kilomètres. Construite sous le régime de fer, de sueur et de terreur du camarade Staline et achevée en 1940, la deuxième «autoroute» la plus haute du monde est un axe vital pour toute la région. Les embûches qui la jalonnent sont aussi physiques qu’humaines. Pour les chauffeurs de camion de marchandises qui l’empruntent régulièrement, cette route est aussi périlleuse que celle du Salaire de la peur: pistes défoncées, raidillons en lacets, chutes de pierre, torrents en contrebas, plateaux désertiques entrecoupés de vallées à couper le souffle et de cols perchés à plus de 4’200 mètres d’altitude balayés par de redoutables tempêtes de neige où les températures glaçantes des hivers contrastent avec les chaleurs étouffantes de l’été. Pour les voyageurs, les multiples checkpoints, tenus par des types armés en uniforme – à affiliation incertaine – et aux mines patibulaires, sont autant de péages pour se faire racketter. C’est lors d’un arrêt le long du fleuve Piandj, qui marque la frontière tadjiko-afghane dans ce paysage aride et minéral, que j’ai fait ma première rencontre avec l’Afghanistan sous la forme de trois silhouettes sur l’autre rive: un homme, suivi d’un enfant et d’une femme en burqa bleue qui, tel un fantôme, a disparu derrière des rochers aussi vite qu’elle m’était apparue. Comme le ferait un gamin, j’ai ensuite soigneusement choisi un caillou parmi des dizaines et l’ai lancé en direction de la rive opposée, en me disant: «Si je l’atteins, je m’y rendrai prochainement.» Touché! Restait à savoir quand.

L’année suivante, il souffle comme un vent de liberté sur l’Afghanistan. Les Américains ont envahi le pays et chassé les talibans du pouvoir. L’envie est trop belle d’aller sur place et de réaliser la prophétie du jet de pierre. Jusque-là, j’avais parcouru des mois entiers les lointains confins des ex-républiques soviétiques d’Asie centrale et du Caucase. Rencontrer le photographe d’origine iranienne Reza Deghati, pour qui ces espaces sont sa zone de prédilection, était une évidence. Travailler avec lui, tout aussi naturel. C’est chose faite fin 2003. Pendant neuf mois, j’officie en tant que rédacteur en chef de son agence photo Webistan à Paris. Durant cette période, j’ai suivi de près le développement d’Aïna, l’organisation non gouvernementale qu’il a fondée fin décembre 2001 à Paris et à Kaboul avec sa femme, Rachel Deghati, et son frère Manoocher Deghati, photoreporter comme lui. Participer à la reconstruction de l’Afghanistan par l’éducation, la formation et l’information afin de développer des médias indépendants et l’expression culturelle, tel est le but des actions d’Aïna, miroir en persan. Plusieurs journaux en sont nés: l’hebdomadaire Kabul Weekly, le magazine pour enfants Parvaz (L’envol), celui pour les femmes Malalaï, le mensuel satirique Zanbel e-Gham. Une bibliothèque, un cinéma itinérant, des studios radio et vidéo, une école photo... Que de défis pour «panser les âmes blessées», comme le formulait Reza! Des dizaines de volontaires de toute nationalité, dont beaucoup de Français, feront tout pour que ce rêve se réalise. Situé face au ministère des Affaires étrangères sur Wazir Akbar Khan, au cœur de la capitale afghane, ce centre de médias est un véritable havre de paix, à l’écart du capharnaüm urbain et de ses embouteillages. Le patio de cette ancienne propriété d’un membre de la famille du roi Mohammad Zaher Shah, orné de rangées de roses qui explosent de vie et de couleur au printemps, respire la sérénité. Les rendez-vous et les réunions de travail se partagent autour d’un thé vert ou noir. Bref, un lieu où il fait bon vivre et travailler, à l’opposé des horreurs qui s’y seraient déroulées. En 1994, les talibans l’auraient en effet transformé en un centre de détention et d’interrogatoires, avec salle de torture incluse… Quel coup de force de reconvertir ce sinistre site en un espace dédié à la liberté de la presse! En octobre 2002, vingt étudiants, hommes et femmes, âgés de 13 à 40 ans, sont sélectionnés sur une liste de plus de quatre cents candidats! «La plupart de mes élèves n’avaient jamais touché un appareil photo, me raconte Manoocher alors que je m'apprête à prendre la relève. Ils ne parlaient pas anglais et ne savaient pas utiliser un ordinateur. Pendant un an et demi, on leur a donc donné des cours d’anglais, d’informatique, d’internet et de traitement d'images, et initié au journalisme…» Ils se sont entraînés sur le matériel rudimentaire qu’ils connaissaient et avaient déjà vu: les chambres photographiques rustiques en bois sur trépied avec lesquelles les portraitistes ambulants, les akasse fawri-zarouri, littéralement «photographe immédiat-urgent», réalisaient les clichés d’identité, derrière la préfecture. Apprendre les rudiments de la photo, c’est une chose, mais il faut aussi vivre avec son temps. De l’Afghan box camera, les élèves sont très vite passés au reflex analogique, puis numérique. Tout ça, grâce à des donations d’entreprises ou de grands reporters comme la photographe française Alexandra Boulat, et tant d’autres lors de collectes de matériels. J’ai même été tenté de croire à nouveau au Père Noël quand j'ai vu arriver certains dons! Mais honnêtement, il n’y en avait jamais trop. Le matériel souffre. Il est vite endommagé à cause de la poussière qui s’infiltre partout. Un enfer pour les appareils et les objectifs. Les emmailloter dans le foulard que tous les Afghans portent autour du cou ne suffit pas, et il n’y a pas de service après-vente à Kaboul. Les coupures d’électricité intempestives rendent fous les ordinateurs. Tout ça, compose nos casse-têtes quotidiens.

En journée, le patio prend des allures de studio photo à ciel ouvert; le temps de quelques séances, toute une pépinière d’apprentis photographes se tire le portrait dans la joie et la bonne humeur. Les loupés sont l’occasion d’explosion de rires. Le ridicule, lui, ne tue pas. Parmi les premiers étudiants formés, une dizaine d'entre eux constitue le noyau dur d’Aïna Photo. Tous ont des parcours différents et, pour certains, choisir le médium de la photo n’a pas été sans risque. L’aîné Najibullah Musafer a réussi, au péril de sa vie, à tourner un documentaire sur le régime taliban dans la région où vit principalement la communauté hazara, au centre du pays. Lui-même Hazara, né en 1963 à Bamiyan, il a passé sept mois en prison à la suite de délits liés à la photographie. Si les talibans avaient découvert son film, ils l’auraient certainement condamné à mort. Ali Omid, un autre Hazara né en 1977 et diplômé des Beaux-Arts de l'Université de Kaboul, a survécu à une attaque des talibans qui a fait près de 2’500 morts dans la province de Bamiyan. «C'est important de prendre des photos pour l'histoire parce que l'Afghanistan est un pays qui change», nous affirme-t-il du haut de ses 26 ans. De quatre ans son cadet, Fardin Waezi a appris la photographie dans l'atelier de son père. Pour avoir pris des images et aussi coupé sa barbe, il a été arrêté cinq fois pendant son adolescence. «Maintenant que les talibans sont partis, je veux montrer la beauté de mon pays.» Gulbuddin Elham, lui, a été contraint de reporter ses études à la faculté de Journalisme de l'Université de Kaboul. Ce père de trois enfants, alors âgé de 30 ans, a choisi une carrière dans la photographie parce que «les images sont des archives de l'histoire. Et je tiens à en faire partie.» L’agence a aussi attiré d'anciens combattants comme Mohammad Reza Yemak. Retraité de l’armée nationale afghane où il faisait partie des gardes d'élite du chef de l’exécutif provisoire Hamid Karzai, Yemak a franchi le pas à 32 ans parce que «faire partie d'une presse libre peut contribuer à éloigner ma société des systèmes répressifs et lui offrir un meilleur destin». Un peu pour les mêmes raisons, Wakil Kohsar, né en 1981 dans la célèbre vallée du Pandjchir et contraint de s’exiler au Pakistan pendant près de huit ans, a toujours été révolté par le sort réservé aux femmes par les talibans. A son retour au pays en 2001, le jeune homme de 20 ans a préféré l’appareil photo aux armes, «un moyen plus efficace de défendre ma patrie». Se battre pour la liberté en général et pour les femmes en particulier, c'est ce qui anime aussi Freshta Kohistani. Benjamine de neuf filles élevées dans ce qu'elle décrit comme une «famille moudjahidine» très conservatrice, elle a eu envie de contribuer au changement de sa société bien que ses proches lui interdisaient de les prendre en photo. «Honte à toi», lui disaient-ils. Mais il en fallait plus pour dissuader cette jeune femme de 20 ans qui rêvait d’être photographe depuis ses 14 ans. «Je voulais tirer le portrait des talibans, mais je n'avais pas d'appareil. Aujourd'hui, quand quelqu'un refuse que je le prenne en photo dans la rue, je prétends que je ne comprends pas la langue et que je viens d’Europe, s’amuse-t-elle, un éclair de malice dans ses yeux marron. Je dis aux femmes que c'est important qu'elles travaillent, parce que nous avons des droits. Ma famille veut me voir mariée dès que possible, mais je leur réponds que mon futur époux devra accepter que je sois libre et indépendante, qu’il devra m’aimer telle que je suis!» Farzana Wahidy, née à Kandahar en 1984, est également animée d’un fort tempérament et de convictions profondes. A 11 ans, elle enseignait les mathématiques à 60 élèves. Durant l’Emirat islamique d’Afghanistan, elle a secrètement fréquenté l'école; se faisant passer pour une couturière et cachant ses livres sous sa burqa lorsqu'elle était en public, elle a appris la chimie, les mathématiques et l'anglais avec vingt autres filles dans un petit appartement. «Je veux être photojournaliste, car l'image est un langage universel», affirme celle qui n’a pas hésité ensuite à prendre des photos partout où elle pouvait, ses cheveux uniquement recouverts d'un foulard. A seulement 15 ans, Massoud Wasiq, lui, ne nourrit pas les mêmes préoccupations que ses collègues d'Aïna Photo. Le benjamin de l'équipe, affectueusement surnommé «double clic» pour sa redoutable dextérité informatique, tire sa passion pour la photographie de sa rencontre avec Reza alors qu'il n'avait que 11 ans. A l'époque, il travaillait pour subvenir aux besoins de sa famille et apprenait à d'autres enfants quelques rudiments d'anglais qu’il avait lui-même appris dans un camp de réfugiés au Pakistan. «Reza m'a offert mon premier appareil photo et une pellicule en guise de remerciements pour l'avoir aidé dans un projet sur les enfants afghans.» Depuis, il partage son temps entre l'école et le centre, où il oeuvre pour Parvaz, le magazine pédagogique pour enfants multilingue édité par Aïna. Un véritable Tintin en herbe, avec sa casquette de reporter. En grandissant, sa colère et sa honte d’être Afghan ont enflé: «C’est une humiliation. On nous prend tous pour des terroristes. Je veux partir et acquérir une autre nationalité, détenir un autre passeport.» Je comprenais son aigreur et j’avais mal au cœur pour lui. Je l’ai revu le 27 mai 2015 alors qu’il était de passage à Paris. Il travaillait en tant qu'interprète au ministère des Affaires étrangères autrichien et avait obtenu une nouvelle citoyenneté. J’espère juste qu’un jour il retournera dans son pays avec la fierté de le retrouver. L'autre Massoud de l'agence, Massoud Hossaini né en 1981 à Kaboul, a passé ses vingt premières années en exil, en Iran, avant de rentrer au pays fin 2001. Après des études de sciences politiques à l'Université de Kaboul, sa rencontre avec Reza l'a convaincu de se lancer dans le photojournalisme afin de se battre pour les droits de l'homme dans son pays. «Je pense que le photojournalisme peut aider à panser les blessures des Afghans après toutes les souffrances que nous avons endurées. Mais à une condition, que la communauté internationale nous accompagne et ne nous lâche pas. Sinon, le pire peut revenir…» Il ne croyait pas si bien dire.

Pour les avoir bien connus, je dois dire que tous ont fait preuve d’un incroyable courage au quotidien. D’un sacré acharnement pour tenir bon face aux pressions familiales. Jeunes et travaillant pour une ONG internationale, on leur demandait surtout de rapporter de l’argent à la famille plutôt que d’apprendre la photographie. Une discipline bien éloignée des préoccupations de la majorité des Afghans. C’est avec eux, grâce à eux, que j’ai appris, construit et grandi aussi en Afghanistan. Ensemble, nous avons mené de nombreux projets. Et cela a commencé pour moi, en septembre 2004, à peine après avoir posé le pied sur le tarmac de l’aéroport de Kaboul afin d’honorer une commande de reportage sur les femmes afghanes pour l’hebdomadaire français La Vie. Quel beau titre pour démarrer une nouvelle aventure! C’est Farzana Wahidy qui a été sélectionnée pour produire ce sujet. Grâce à elle, j’ai découvert un lieu auquel ni moi ni les hommes en général n’avions accès à Kaboul: le jardin des femmes, ou bagh-e zanana, un havre de liberté, hors toute présence masculine, clos par un mur d'enceinte de trois mètres de haut. Visages découverts, elles ont partagé en toute confidence leurs histoires, souvent douloureuses, mais aussi leurs rêves et leurs rires. Dans cet espace dissimulé au regard, ces coquettes se faisaient coiffer et maquiller, se préparaient pour un mariage ou une fête. Les yeux surchargés de khôl étaient de rigueur, à l’image des yeux ténébreux affichés sur les devantures des salons de beauté qui avaient pignon sur rue dans la capitale. L’année 2004 fut aussi celle de la première élection présidentielle démocratique afghane. Un test pour la nation post-talibane et pour la communauté internationale. Un sacré défi aussi pour Aïna Photo. La couverture de cet événement historique n’a pas été sans difficultés, humiliations et dangers pour nos jeunes photographes. Il fallait d’abord les accréditer, ce qui n’était pas une mince affaire dans un pays où la défiance à l’égard des médias est extrême. Sans oublier que le commandant Ahmad Chah Massoud a été assassiné par deux faux journalistes tunisiens qui avaient dissimulé une charge explosive dans leur caméra vidéo. Malgré tout, chaque étape de cette élection qui s’est tenue le 9 octobre 2004 a pu être documentée: des meetings politiques au scrutin, en passant par les campagnes d’affichage, l’obtention des cartes d’électeurs, le transport des urnes de vote par hélicoptères ou à dos d’ânes dans les zones inaccessibles jusqu’à leur rapatriement dans les locaux de dépouillement. En raison du fort taux d’analphabétisme (plus de 85% chez les femmes), les noms des 18 candidats, dont une seule femme, ont été associés à un chiffre et à un symbole, comme un objet ou un animal, transformant les bulletins de vote en dépliants longs comme le bras particulièrement visuels pour les traqueurs d’images. Hamid Karzai a été élu président avec plus de 55% des voix le 26 octobre 2004, en dépit de fraudes massives.

En Afghanistan, l’automne marque le début de la fièvre des combats en tous genres: perdrix, coqs, chiens (sag jangi)... Très prisés, ces derniers attirent tous les vendredis de novembre à mars des centaines d’hommes. J’ai pu suivre l’un de ces affrontements sur un terrain vague du quartier de Chaman-e-Babrak, au nord de Kaboul. Dès le petit matin, les aboiements graves et lourds des molosses de 40 à 50 kilos électrisent l’atmosphère. Pour gagner le centre de l’arène, j’ai dû jouer des coudes dans cette foule dense et survoltée. Et pour pouvoir y rester, tenir tête à l’organisateur qui n’a pas hésité à me menacer de son bâton, histoire que je lui verse un bakchich, sous les rires amusés des spectateurs. Non, monsieur l’arbitre, pas aujourd’hui. Vient ensuite l’hiver et ses bouzkachi, littéralement le «jeu de l'attrape-chèvre», le sport national en Afghanistan. Comment en parler sans évoquer la mémoire de Joseph Kessel et de ses Cavaliers sur leurs puissants destriers qui s’arrachent la carcasse d’un mouton décapité. Le pouvoir, c’est la chèvre, sans tête. Le cheval, le peuple. Sans lui, le tchopendoz (joueur de bouzkachi) n'est rien; il ne peut participer à la compétition et ne peut donc conquérir la chèvre. Puissante, dure à cuir, sa monture est tiraillée, maltraitée, cravachée. Au coeur de la mêlée, elle souffre, saigne, se cabre, se renverse, avale la poussière jusqu’à ce qu'enfin son cavalier parvienne à déposer le cadavre dans le cercle de la victoire. Ames sensibles s’abstenir. Impossible de manquer de tels événements, si fascinants, pour un photographe, qu’il soit afghan ou étranger. Le Français Alain Buu en a un tiré un très beau livre, Sur les pas des Cavaliers, avec ses photos en noir et blanc, aux allures intemporelles, qui entrent en résonance avec des extraits du livre de Joseph Kessel. Les fidèles lecteurs de Sept doivent se rappeler de son portfolio paru dans le numéro spécial #30, consacré au tempétueux écrivain.

En septembre 2005, Abbas, le photographe d’origine iranienne de l’agence Magnum, arrive en Afghanistan pour son projet «Au nom de qui?» qui retrace sept ans de périple à travers le monde islamique. Il me propose de l’accompagner sur le tournage de L’étoile du soldat de Christophe de Ponfilly, dans la vallée du Pandjchir. Le film, qui s’appuie sur une histoire vraie que le réalisateur français a bien connue, retrace les mésaventures d’un jeune guitariste russe, enrôlé en 1984, dans le bourbier de la guerre d’Afghanistan. Le lieu de tournage est surréaliste. Au cœur de l’antre des irréductibles combattants de Massoud, qui n’ont jamais lâché les armes contre leur ennemi communiste, une base militaire soviétique a été reconstituée telle qu'elle devait être à l’époque. Entre deux prises, des soldats d’opérette russes, un peu crâneurs avec leurs lunettes de soleil, se dorent la pilule, torse nu et en pantalon de treillis ou short vert kaki, allongés sur des lits de camp. Retour vers le futur made in USSR. Gorbatchev en aurait avalé son chapeau. Je ne suis plus à une surprise près depuis que je vis en Afghanistan. J’y ai côtoyé le meilleur comme le pire. Le pire est connu. Quant au meilleur, à chacun sa définition… A cette époque, Kaboul était reconnue pour ses fêtes extravagantes et débridées. L’alcool y coulait à flots. For expats only! Il fallait en effet montrer patte blanche, c’est-à-dire être un expatrié et pouvoir présenter un passeport autre qu’afghan, pour pénétrer dans les speakeasys, ces bars clandestins, américains pour la plupart, qui prospéraient dans la capitale comme autant d'enclaves territoriales. Dans le plus connu de ces No taliban’s land, le restaurant L’atmosphère, les femmes se baignaient dans sa piscine en maillot de bain deux pièces. Quel contraste avec les burqas, de l’autre côté du mur! Son patron, l’ancien journaliste français Marc Victor, en a fait la trame de la série télévisée Kaboul kitchen, diffusée en 2012. Un cocktail explosif, drôle et sarcastique, à peine éloigné de la réalité parfois. Atmosphère, atmosphère… Kaboul n’en manquait pas alors. Au comptoir de l’Elbow Room, par exemple, tenu par des Anglais – indeed –, les drinks s’enchaînaient aussi vite qu’une rafale de mitraillette lors des grandes tournées. A chacun son Grand Jeu. Pendant ce temps-là, le pays, lui, était en proie aux appétits des différentes factions cherchant à étendre leur pouvoir. Les talibans, qui n’avaient de loin pas tous quitté le pays après avoir été chassés du pouvoir en 2001 et faisaient profil bas en se fondant dans la masse et en occupant parfois des petits boulots de chauffeur de taxi, regagnaient du terrain. D’autres, loin de la capitale, étaient demeurés des notables intouchables sur leur territoire. En ville, on avait l’habitude de dire que Karzai, malgré son élection, n’était pas le président de l’Afghanistan, mais juste le maire de Kaboul. Une manière de mettre en évidence sa non-reconnaissance à l’échelle nationale et son impuissance à maîtriser l’ensemble du pays. «En Occident, vous avez la montre, nous, nous avons le temps», dit un proverbe africain souvent appliqué au cas de l’Afghanistan. Une réalité complexe que nous avons tenté de raconter avec les photographes d’Aïna grâce à la presse étrangère ou à certaines institutions internationales. Des sujets tels que le retour des anciens prisonniers de Guantanamo, les violences faites aux femmes, la mortalité infantile, la production d’opium, son trafic et ses toxicomanes, ont souvent pris le pas sur des histoires plus légères et positives, comme la folie des hommes pour le body-building, l’émergence des médias, le boom de la chaîne de télévision Tolo et son programme phare Afghan Star qui a fait scandale chez les conservateurs. Le cinéma, lui, a eu plus de mal à renaître de ses cendres après que les talibans eurent fermé les salles et brûlé des kilomètres de pellicules. L’Ariana, qui avait été inauguré en 1963, reste l'exception. Ce vaste et luxueux théâtre-cinéma doté de 650 places a rouvert ses portes en mai 2004 après un an de travaux. A cette occasion, Claude Lelouch, l’un des cinéastes français qui a patronné le projet de reconstruction, n’a pas mâché ses mots: «Aux grincheux qui disent que le cinéma n’est pas une priorité dans un pays dévasté, je réponds qu’un film est aussi important qu’un sandwich. Le cinéma est une machine à rêver, et on a besoin de rêves après la guerre.»

De rêves et d’informations. Les Nouvelles de Kaboul (NdK), un mensuel en français et dans les deux langues principales du pays, le dari et le pachtou, créé en 2002 par Aïna avec le soutien de Bernard-Henri Lévy, est relancé en 2004 en version bilingue français-anglais sous le nom New Afghanistan. Reza me demande d’en prendre la rédaction en chef, en plus de la direction de l’agence photo. J’y vois un remarquable outil d’exercice pratique pour approfondir la formation de nos photographes. Quoi de mieux en effet que de pouvoir réaliser avec eux leur première publication, afin qu’ils comprennent l’angle d’un sujet de reportage, le choix des images, la mise en page, la maquette, le bouclage avant impression? Quelle ne fut pas leur fierté de voir leur nom inscrit sous leurs photos. En août 2006, nous réalisons un numéro qui va particulièrement compter: Cinq ans après la chute des talibans, une enquête et des regards portés sur l’Afghanistan d’alors. Dans le cadre de cette édition spéciale, un groupe de journalistes français reconnus débarquent à Kaboul pour passer huit jours à Aïna: Alain Genestar, ancien directeur de Paris Match, Brigitte Bragtsone du Journal du Dimanche, Georges Wolinski et Michel Peyrard, respectivement dessinateur et grand reporter à Paris Match, Adrien Jaulmes du Figaro, Olivier Weber pour Le Pointet Alain Mingam, éditeur photo et photographe. Resté à distance, Marc Longa, directeur artistique à VSD. Tous viennent à la fois pour le compte de leur média respectif et pour participer à une aventure inédite. D’un coup de baguette magique, l’habituelle modeste rédaction des NdK accueille un bel échantillon de la presse française. Au sommaire: «Drogue, le règne de l’impunité», «Les turbans noirs défient le monde: “Les gens savent que nous serons bientôt au pouvoir”» une rencontre avec les talibans de la reconquête et, enfin, «Paroles de femmes afghanes. Si beaucoup sont encore voilées, elles luttent pour ne pas retomber dans l’obscurité». Des thèmes qui résonnent tant avec l’actualité depuis que les talibans ont repris le contrôle du pays en 2021.

Après plus de deux ans, je quitte l’Afghanistan en décembre 2006. Une année à peine après, Alain Genestar, avec qui j'ai conservé des liens étroits, me propose de le rejoindre pour le lancement et le développement de Polka. Le projet, familial, associe un magazine à une galerie photo, dont la genèse et son ADN sont d’une certaine manière nés dans les montagnes afghanes. Nous n’avons d’ailleurs jamais oublié nos racines fondatrices; l’Afghanistan est régulièrement traité dans Polka magazine. Dans le numéro 12, titré «Liberté, je crie ton nom» sur la célèbre photo de la femme à la fleur de Marc Riboud prise en 1967 lors d'une manifestation à Washington contre l'intervention américaine au Viêtnam, nous avons publié le travail de deux anciens étudiants d’Aïna Photo. Farzana Wahidy et Gulbuddin Elham ont couvert la rentrée des classes des lycées franco-afghans d’Esteqlal et de Malalaï à Kaboul, soutenus par la France. En ce printemps 2011, nous écrivons dans nos pages: «Ces petits havres de paix demeurent des îlots de résistance face aux attaques talibanes. Pour combien de temps encore.» 

En octobre 2019, toujours pour Polka, je retourne à Kaboul retrouver celles et ceux avec lesquels j’ai gardé contact: Farzana, Massoud, Fardin et Ali Omid… A l’occasion de ce voyage, je souhaite raconter l’évolution du pays à travers leurs expériences. Mon titre de travail est déjà tout trouvé: «Afghanistan, comment ça va avec la douleur?» une adaptation d’un des documentaires, réalisés en Afrique, par Raymond Depardon. Wakil, qui travaille pour l’Agence France-Presse (AFP), a tenu à venir me chercher à l’aéroport. Après treize ans d’absence, l’émotion est grande. Nous nous tombons dans les bras. Aux premiers photojournalistes formés par Aïna et d’autres médias au début des années 2000, des dizaines de nouveaux sont venus grossir les rangs des reporters d’images comme Farshad Usyan, qui collabore régulièrement avec l’AFP à Kaboul. Je l’ai rencontré quelques mois plus tôt à Paris à l’occasion de la remise du premier Prix Shah Marai, créé en hommage à ce photojournaliste afghan décédé le 30 avril 2018 dans un double attentat-suicide aux côtés de huit autres confrères, dont il est le lauréat. Je faisais moi-même partie du jury. J’avais remarqué et beaucoup apprécié sa série «Le pacifiste» qui soutient que «La paix ne désigne pas uniquement l’absence de guerre. C’est aussi un environnement sûr, la dignité humaine, le droit à l’éducation, la liberté d’expression, la liberté de choix et la libre sexualité.» Je fais donc appel à lui quelques mois plus tard à Kaboul. Agé alors de 26 ans, Farshad est plein d’espoir, sans être un doux rêveur. Et pour cause. Sa carrière a commencé par un drame: la disparition en 2012 de son frère Qais, l’aîné de la famille, reporter photographe à l’AFP de Kaboul, vraisemblablement empoisonné dans une tchaïkhana (une maison de thé), sans que l’on sache par qui, ni pour quelles raisons. A sa mort, le chef du service photo de l’AFP Shah Marai encourage Farshad à prendre la relève, bien qu’il ne soit qu’un amateur en photo. Pas préparé à cette vie, il relève pourtant le défi. Un choix critiqué par sa mère, car il était en troisième année de médecine et chargé de famille. Plus étonnant encore pour Farshad: «Mes propres sœurs me reprochent d’être trop occidentalisé. Pour elles, la situation des femmes afghanes doit être à l’image des traditions. “T’es devenu chrétien ou quoi?” me balancent-elles quand je fais une remarque sur le paternalisme de notre société et l’inégalité des femmes.» Un électrochoc pour le jeune photographe. Tout comme pour sa collègue Najiba Noori qui a intégré en août 2019 le bureau de l’AFP de Kaboul. Cette vidéaste de 24 ans, née à Qom en Iran en 1995, est de la trempe de ces jeunes femmes qui sont passées par Aïna et qui lui ont donné ses lettres de noblesse. Caméra au poing, Najiba en impose par sa détermination. Et je ne suis pas étonné de savoir qu’elle a croisé un jour la route de Farzana Wahidy lorsqu’elle apprenait la photographie avant de passer à la vidéo. Farzana, elle, n’a pas changé. Toujours aussi directe et entrepreneuse, elle s’est construit une belle carrière internationale, a reçu de nombreux prix et voyage souvent. Agée de 35 ans, elle habite seule dans son propre appartement, conduit seule sa voiture en ville, fait ses courses seule. Et que l’on ne vienne pas lui dire quoi que soit! Je la retrouve dans le quartier de Karte Seh, dans l’ouest de Kaboul. La deuxième couche de peinture sur les murs du bâtiment qui doit héberger l’Association des photographes d’Afghanistan (APA) qu’elle a fondée est en train de sécher. «Cela fait des années que je voulais construire une maison pour les photographes. Mon rêve est enfin devenu réalité. L’ouverture est prévue dans quelques mois.» Son but: offrir un espace d’expression, de réflexion et d’exposition. «Les photographes peuvent apporter le changement dans le pays. L’APA doit devenir un nid d’espoir pour les indépendants.» L’esprit d’Aïna a essaimé.

Déambuler dans la capitale est une bouffée d’air frais. En 18 ans, la culture populaire a séduit les jeunes Afghans, qui représentent les deux tiers de la population. Les salles de musculation affichent des images d’hommes en maillot de bain, biceps et abdominaux bronzés et saillants; les salons de tatouage se multiplient malgré l’interdiction martelée dans leurs prêches par les mollahs, qui considèrent cette pratique comme une mutilation du corps proscrite par la religion musulmane; les couples peuvent enfin se retrouver en tête à tête, à l’abri des regards malveillants, dans des cafés branchés qui s’épanouissent en ville... Mais pas d’angélisme. Les dangers et les menaces ont redoublé d’intensité: talibans, membres du groupe Etat islamique, seigneurs de guerre, responsables politiques corrompus, criminalité en hausse dans la capitale… Il est déjà loin le temps paisible des thés partagés et sirotés au milieu des roses. Ironie du sort, qui joue avec l’humour noir, là où s’épanouissaient les nouvelles pousses d’Aïna, un centre commercial massif est sorti de terre, baptisé Gul bahar, fleur du printemps. La gorgée est amère. A défaut de plantes, ont fleuri à Kaboul les T-walls, ces murs de béton anti-explosion de six mètres de hauteur qui barrent la vue et les rues pour protéger l’aéroport, les bâtiments officiels, les ambassades, les lieux stratégiques ou les intérêts étrangers. Des remparts érigés de nuit, quand la ville dort. L’Atmosphère? Disparue depuis bien longtemps. L’ambiance s’apparente plutôt à celle d’une prison à ciel ouvert. Une ville bunkerisée et militarisée, sans perspective ni horizon, une capitale qui a changé de physionomie sans planning urbain. Pour qui a connu Kaboul dans les années 2000, la cité est méconnaissable. Seul et dérisoire réconfort, des centaines de graffitis, façon Banksy, habillent et colorent ces parois de béton. La plupart sont l’œuvre du groupe d’artistes ArtLords, les seigneurs de l’art. L’une de leur réalisation, commandée par Amnesty International, le portrait posthume en grand format du photographe Shah Marai tenant son appareil à la main, s’affiche sur l’un des murs du ministère de l’Education. Avec cette citation: «Brave. Nous n’oublierons pas que tu t’es battu pour la justice, l’égalité et pour nous.» Mon dernier rendez-vous a lieu à l’Université américaine de Kaboul, située en retrait du centre-ville, sur la route du Palais Darulaman, construit par le roi modernisateur Amanullah Khan au début des années 1920. Là, derrière des kilomètres de T-walls, à l’abri des regards, des couples se tiennent par la main, les jeunes femmes laissent glisser leur voile derrière les cheveux, qui tombe parfois sur leurs épaules. Dans cette oasis protégée, deux mille étudiants et boursiers venus de toutes les provinces s’épanouissent, loin des bidonvilles insalubres de la ville. J’y suis invité pour assister au vernissage de l’exposition Splendeurs de l’art médiéval afghan. Dans les longs couloirs de l’université, des reproductions de 150 miniatures peintes entre le XVe et le XVIIe siècle dans les royaumes de Kaboul et d’Herat. «Une époque pendant laquelle Kaboul était le plus grand centre d’art islamique, me rappelle avec sa ferveur légendaire le professeur et écrivain américain Michael Barry, spécialiste en histoire de l’Afghanistan et en art islamique. Des maîtres comme Kamaleddin Behzad ont influencé des disciples qui ont essaimé d’Istanbul à Delhi. Même Matisse s’en est inspiré.» Cet archéologue de l’image a exhumé et revalorisé les trésors oubliés des peintres d’antan, ancêtres des photographes d’aujourd’hui. «La civilisation afghane était aussi raffinée et subtile à cette époque que celle du Japon. Mes étudiants n’en reviennent pas! La brisure psychologique des Afghans est telle qu’ils ont perdu toute confiance en eux. Ils se sentent inférieurs et haïs par la planète entière, leur pays étant synonyme de terreur, de fanatisme et d’obscurantisme. Et tous s’interrogent: qui sommes-nous et que devons-nous faire?»

Les souvenirs de ce retour fin 2019 me semblent si lointains alors que j’écris ces lignes. Un temps révolu. Depuis, les Etats-Unis se sont retirés d’Afghanistan, et le pays a inexorablement glissé vers l’enfer, entraîné de Charybde en Scylla. Les chapitres sanglants se succèdent, toujours plus meurtriers et cruels, comme ces vagues d'assassinats ciblés contre les journalistes, activistes, militants et autres défenseurs des droits humains, ou ce carnage perpétré par trois terroristes dans la maternité de l’hôpital Dasht-e-Barchi de Kaboul, le 12 mai 2020, dans lequel 24 personnes, dont deux nouveau-nés, ont trouvé la mort. Et puis, le 15 août 2021, les talibans ont pénétré dans Kaboul, sans difficulté ni effusion de sang. Ils avaient dit qu’ils reprendraient le pouvoir. C’est chose faite. En quelques heures, ils se sont confortablement installés avec leurs kalachnikovs dans les salons cossus du palais présidentiel. Son hôte, Ashraf Ghani, a fui en avion sans se faire prier. Sidéré, je me souviens de ces images diffusées en direct à la télévision. En dépit du danger et de la confusion de la situation qui régnait, le photographe de l’AFP Wakil Kohsar a décidé de sortir pour voir de ses propres yeux ce qui se passait, et pour témoigner. Aux premières heures, Kaboul semblait être une ville morte. Quelques tirs sporadiques. Et puis, des milliers de personnes ont déferlé sur l’aéroport de la capitale afghane dans l’espoir de fuir. Wakil a pris une photo qui est devenue virale sur internet: une vingtaine d’Afghans squattant le toit d’un Airbus dans l’attente d’un hypothétique décollage. Dans une tension extrême, des centaines d’hommes, de femme et d’enfants patientent sur le tarmac et aux abords de l’aéroport. J’ai les yeux rivés sur mon téléphone. Pendant des jours, des semaines même, je reçois de nombreux appels à l’aide… Si, un à un, mes amis afghans parviennent à embarquer dans un avion, ils restent connectés jour et nuit avec leurs compatriotes encore sur place. Les réseaux sociaux se transforment en hotline de détresse. Les messages commencent toujours par: «STP, aide-moi» / «J'ai le cœur lourd en écrivant ceci, mais j'ai vraiment besoin d'une aide urgente» / «On n'ose pas sortir. Nous avons envoyé tous nos documents avec nos passeports en règle et un visa. Nous contactons toutes les personnes possibles qui pourraient nous permettre d'obtenir un SIV (Special Immigrant Visa for Afghans, ndlr) pour quitter le pays. Nous sommes pour l'instant en sécurité à la maison, jusqu'à ce que l'on vienne frapper à la porte...» / «La situation à l'aéroport est vraiment terrible. Les voleurs sont partout. Quand nous y allons avec ma femme et mes enfants pour tenter notre chance, nous sommes souvent arrêtés par des talibans qui patrouillent en ville pour nous empêcher de nous y rendre, parfois même ils nous menacent et nous rackettent. Beaucoup se font voler leurs effets personnels, leur téléphone portable. C’est le seul moyen pour nous de rester en contact avec nos amis, nos proches, notre seule chance de pouvoir sortir du pays… Des gens sont blessés sur place, des hommes, des femmes, des enfants aussi. Il y a même des morts!» / «J’ai peur pour moi, ma famille et mes enfants. J'ai été informé que la date limite d'évacuation des Afghans est le 31 août (2021, ndlr). Si je ne peux pas sortir d'Afghanistan d’ici là, comment faire pour fuir après? Et par où? Nous n'avons pas d'argent avec nous, ce que l'on a pu économiser est à la banque et elles sont fermées. On ne peut rien retirer. L'inflation explose ici, les prix des produits de première nécessité ne font que grimper… Comment allons-nous survivre? Alors, si tu connais quelque tour de magie pour nous sortir de là… Prie pour nous.» L’un des anciens photographes d’Aïna, toujours à Kaboul, dont je préfère garder l’anonymat, m’a écrit ceci: «Ma grande préoccupation est que je possède une énorme quantité d’archives que j'ai pu réaliser et collecter pendant 20 ans à travers les différentes provinces du pays, des films, des photos, des documents, sur le Parlement afghan, des archives nationales, le musée et l'Université de Kaboul… Je ne peux pas imaginer de perdre tout ça. Mais comment mettre tout ce patrimoine en sécurité? Si j'emporte tout avec moi, mes disques durs, mon ordinateur portable, les talibans vont les saisir, me les voler ou les détruire, et me tuer.» Tous ces messages de détresse sont toujours accompagnés de formules de politesse et de remerciements pour avoir pris le temps de les écouter, de leur répondre, de faire tout ce qui est en notre pouvoir pour les aider à distance, en écrivant partout où l’on peut pour obtenir des infos, pour savoir quoi faire et comment au milieu de ce bouleversant et vertigineux chaos ambiant où le temps est compté… Je me sens si impuissant. Pris de vertige à les savoir au bord du gouffre. Depuis, la quasi-totalité des photographes afghans que je connaissais ont fui leur pays, et ont été accueilli aux Etats-Unis, en Turquie, aux Pays-Bas et en France, bien sûr.

Le 3 mai 2022, Journée mondiale de la liberté de la presse. J’ouvre ma page Facebook et la photo affichée en haut de mon fil d’actualité me fait l’effet d’un boomerang reçu en pleine figure. Au milieu d’un jardin si familier, cinq jeunes femmes – je reconnais certaines d’entre elles – s’entraînent avec une Afghan box camera décorée d’un patchwork de visages d’Afghanes et d’Indiennes sans voile, les cheveux noirs de jais, raides et détachés. Celle qui se fait tirer le portrait, assise devant la chambre en bois, sourit timidement. L’auteur de ce cliché qui me rend si triste et me fait réfléchir est Manoocher Deghati. Ces femmes de Kaboul, comme celles des autres provinces du pays, ont grandi après le 11 septembre dans une société de plus en plus ouverte, connectée à internet, aux réseaux sociaux, aux chaînes satellitaires et aux programmes de téléréalité; elles ont humé le doux et envoutant parfum de liberté diffusé en alternance dans leur pays. Puis, d’un seul coup, alors qu’elles y avaient pris goût, les talibans les ont privées de tout: de vie politique, d’école secondaire, de moyens de transport aérien, de voyages sans l’accompagnement d’un membre masculin de leur famille. Les nouveaux maîtres ont remplacé le ministère des Affaires féminines par le sinistre ministère pour la Promotion de la vertu et la prévention du vice… Quand ce n’est pas la répression du vice. Atteinte suprême à leur liberté, les Afghanes doivent porter la burqa en public, depuis le 7 mai 2022. Tout ça pour ça? Tout ça pour rien? Non, je ne le crois pas, même si, bien sûr, ces lois et directives rétrogrades sont inquiétantes. A Kaboul, des femmes ont manifesté dans la rue sans voile, le poing levé, revendiquant leurs droits malgré les derniers interdits. Quel courage! Les soutenir et porter leur voix à travers l’Europe, c’est la mission que s’est donnée la photographe en exil Fatimah Hossaini, que j’ai rencontrée à son arrivée à Paris. Ses séries de portraits, réalisées avant ce funeste 15 août 2021, de jeunes Afghanes à visage découvert qui fument, jouent de la guitare et sourient dans les rues de Kaboul expriment la volonté de toute une génération de s’émanciper. Najiba Noori, qui a aussi trouvé refuge à Paris, prépare un documentaire avec ses images d’archives tournées les deux dernières années avant sa fuite. Quant à Wakil Kohsar, après avoir reçu à Paris un nouveau prix photo, il est retourné à Kaboul pour continuer son travail, inlassablement, tout en veillant sur sa famille. Il est l’un des rares journalistes afghans à pouvoir exercer son métier au nez et à la barbe des talibans. La rose a l’épine comme amie, dit un dicton afghan. Il résume à lui seul l’évolution de ce pays au cours du XXe siècle, entre modernité et conservatisme, entre droits fondamentaux et pouvoir séculier du patriarcat. Le printemps refleurira-t-il en Afghanistan? Je veux croire, comme le dit le romancier et réalisateur franco-afghan Atiq Rahimi, que «tout finit par passer».