Albert Londres Bui Albert Londres Bui
A Palm Beach avec les pro-Trump, novembre 2020.© Doan Bui

Toutes les histoires méritent d’être racontées

A l’heure où tout le monde sur Twitter commente, juge, conspue, Albert Londres me rappelle que mon métier de reporter, ce n’est pas de commenter, juger, conspuer. Mais d’aller sur le terrain. Ce qui ne veut dire pas qu’on prétend être objectif.

Tout d’abord, une confession qui ne sera pas à mon honneur: avant d’obtenir le prix Albert Londres en 2013, je n’avais jamais lu Albert Londres. Comme pour beaucoup de journalistes, Albert Londres, pour moi, c’était un mythe résumé en quelques maximes: «Porter la plume dans la plaie». Ou encore, «Un reporter ne connaît qu’une seule ligne, celle du chemin de fer». Je connaissais quelques bribes de la légende, le bagne à Cayenne, mais c’est tout. Je ne suis jamais allée à Cayenne. Ce n’était pas pour moi, Albert Londres. Déjà, journaliste, c’était une espèce de miracle tant ce métier me semblait inaccessible à moi, fille de parents vietnamiens immigrés. A la maison, on ne lisait ni Le Monde ni le Nouvel Observateur, ce journal qui m’a embauchée en 2003. Le seul journaliste que je connaissais, c’était Tintin. Le journalisme était un univers lointain et fantasmagorique. Je n’ai pas fait d’école de journalisme: c’est sur le tas que j’ai appris le job. Que me sont devenues familières les «légendes» de ce drôle de métier de «flâneur salarié», comme le dit joliment Henri Béraud, ami journaliste d’Albert Londres. Dans le panthéon, tout en haut: Albert Londres. Dont le patronyme chantait déjà l’aventure et les grands chemins (et se confondait, confusément, avec celui de Jack London). Ah, il y en aurait d’autres dans cet Olympe. Par exemple, toute la bande des Américains gonzos, de Tom Wolfe à Gay Talese, ou en France, tout près de moi, puisqu’ils faisaient partie des signatures du Nouvel Obs, des écrivains que j’adore comme Jean-Paul Dubois ou feu mon ami François Caviglioli. Eux, je les lisais. J’aimais et j’aime toujours leur humour, leur sens du détail absurde, leur côté «flâneur salarié» qui jamais ne se prend au sérieux: ils étaient «journalistes» par hasard ou presque. Mais lui, Albert Londres, je n’avais même pas eu idée de le lire. Il était trop mythique. Trop écrasant. Trop journaliste avec un grand J, avec tous les mots sérieux qu’on trouve dans les chartes de déontologie de la presse, Ethique, Objectivité, Indépendance. Surtout, son nom était indissociable du prix Albert Londres, cette espèce de Graal qu’on évoquait entre copains journalistes pour se foutre de notre gueule après un article raté: «Bon, ça sera pas un Albert Londres, celui-là!» Le prix avait été obtenu par de grandes signatures, de celles qu’on évoque religieusement, des écrivains comme Jean Rolin ou Sorj Chalandon. Bref, des Zidane de la plume, quand vous, vous étiez déjà contente d’évoluer en Ligue 2.

Je ne suis pas correspondante de guerre. Des reportages, j’en ai fait beaucoup, néanmoins. J’ai traîné dans des kebabs ou des traiteurs asiatiques à Epinal ou Toulouse, j’ai enchaîné les burgers et nuggets dans le Quick Halal de Roubaix où je m’étais posée pendant une semaine avant des élections, j’ai erré dans des zones commerciales, j’ai pris des RER, des trains et des avions, j’ai rencontré des mini-miss, des fans de Johnny Halliday ou de Britney Spears, des médiums, des collectionneurs d’emprunts russes, des sosies, des imposteurs magnifiques, des femmes battues, victimes de viols, un père qui vivait avec sa fille, lui avait fait un enfant, puis la tuerait, un mari qui a lacéré le visage de son épouse au couteau parce qu’il prétendait «l’aimer trop», des parents en deuil de leurs enfants tués, des salafistes, des terre-platistes, des suprémacistes, des ouvrières chinoises en Moldavie, des ramasseuses de fraises roumaines en Espagne, des nettoyeuses de cheveux dans des usines fabriquant perruques et extensions en Chine, des gourous de yoga en Inde, des cultivateurs se battant contre l’huile de palme à Bornéo, des pêcheurs à Dakar, des migrants échouant aux frontières de l’Europe… J’en oublie beaucoup. Mais je n’ai jamais entendu siffler de grenades à mes oreilles, je n’ai jamais été sur la ligne de front, je n’ai jamais couvert de guerres. Bref, il me semblait que je n’étais pas de la catégorie dont on fabrique les «Albert Londres».

Cela m’embarrassait donc de chausser les bottes «Albert Londres», elles étaient bien trop larges pour moi! Tout ça a fait ressurgir mon bon vieil ami, présent depuis toujours, le syndrome de l’imposteur. Ah là là, ce fichu syndrome de l’imposteur. Je l’ai ressenti puissance mille à Montréal, un beau jour de mars 2013, alors que je recevais le fameux prix Albert Londres, celui-là qui fait que les maximes «londoniennes» continuent de briller dans les écoles qui forment la nouvelle génération de journalistes. Au fur et à mesure qu’Annick Cojean, alors présidente du prix, déroulait son discours, expliquant brillamment l’héritage du grand Albert, je rapetissais dans mon siège: il y avait erreur sur la personne! Je découvrais aussi mes collègues «Albert Londres», leur parcours, leurs faits d’armes et j’avais l’impression d’être Borat au pays des grands reporters (les vrais). Sur la scène, on m’a donné une belle médaille en bronze avec le profil d’Albert (aujourd’hui égarée à moins que mes filles ne l’aient utilisée pour leur maison Playmobil), un chèque de 1’000 euros (que j’ai oublié à l’hôtel au Québec ou jeté, dieu seul sait) et l’intégrale des œuvres d’Albert Londres (rentrées saines et sauves chez moi, miracle). C’est ainsi que j’ai découvert pour la première fois les mots d’Albert Londres. Lui que j’avais si longtemps réduit à cette maxime: «Porter la plume dans la plaie». Aussi percutantes qu’elles soient, les formules qu’on inscrit sur les frontispices, gravés dans la pierre ou le bronze, sont parfois une malédiction. Elles figent. Comme Rimbaud, réduit à ce visage juvénile tagué dans les rues avec ces quelques vers, «On n’est pas sérieux quand on a 17 ans», Albert Londres est passé à la postérité avec une maxime, définitive. Qui fait oublier l’œuvre. Alors qu’il faut le lire, Albert Londres. Le lire et le faire lire aux apprentis journalistes, mais aussi aux collégiens, aux lycéens, qui travaillent sur la fabrique de l’information et sur la littérature.

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