Du bagne aux ténèbres de l’eldorado

© Olivier Weber
Les fleuves d'Amazonie servent au commerce et aux trafics. Ici, la remontée avec des chercheurs d'or du Maroni, fleuve frontière entre le Surinam et la Guyane française.

Après avoir couvert quelques guerres, je me retrouvais au milieu du poumon de la planète, l’Amazonie, cinq millions de kilomètres carrés avec sa pègre, ses repères de brigands et villages clandestins de chercheurs d’or en armes où peu de gens s’aventuraient.

Disons-le d’emblée, l’esprit d’Albert Londres n’est pas mort. Cette flamme d’«aller voir», cet élan d’empathie et de curiosité, cet appétit pour l’histoire immédiate, cette envie insatiable de témoigner se retrouvent dans maints reportages, ici ou là-bas, jusqu’aux antipodes, dans les livres aussi, en une fringale de parcourir le globe mais pas seulement. Car le reportage est d’abord et surtout une manière de voir le monde, d’en rapporter les saveurs, des portraits, des histoires, des tranches de vie, grandeurs, servitudes et décadences, que l’on soit au fin fond du Sahara ou dans une banlieue, sur un terrain de guerre ou dans un atelier d’artisan du Jura. J’ai toujours été fasciné par la réplique d’Albert Londres à un rédacteur en chef de L’Eclair qui voulait corriger son papier, en 1923: «Le grand reporter ne connaît qu’une seule ligne, celle du chemin de fer.» La ligne du chemin de fer s’étire d’une manière infinie, donne envie de repartir sans cesse. Comme si les butoirs avaient disparu, avec des rails ouvrant sur des espaces infinis, ceux de la curiosité du monde. Bref, l’inlassable ouverture de cœur du sieur Londres, sa tendresse rugueuse, sa démarche justicière s’incarnent encore et toujours dans les enquêtes et reportages d’aujourd’hui, en presse écrite ou en livre, rappelant la nécessité d’un journalisme combattif et d’engagement où se conjuguent l’indépendance d’esprit et la générosité de l’escale.

Lorsque j’ai rejoint le jury Albert Londres en 1999, nous avons décidé de remettre le prix en Guyane, sur les traces du journaliste. Il était impressionnant de côtoyer des plumes illustres et grands du journalisme, à Paris puis à Cayenne, Henri de Turenne, Yves Courrière, Henri Amouroux, Josette Alia, Jean Lartéguy, Bernard Ullmann et bien d’autres, dont Jean-Claude Guillebaud resté à quai, «en métropole», tous qui vous tapaient dans le dos et vous accueillaient au sein de cette amicale du reportage comme si vous étiez un frère de longue date. Je me souviens de Bernard Ullmann, grand reporter et correspondant de l’AFP dans la Chine de Mao. Son humour décalé, son regard empli d’empathie pour les paysages humains le rendaient profondément attachant. Il s'était égaré sur l’une des îles du Salut, celles de l’ancien bagne, sûrement en proie à une nouvelle rêverie ou en désir d’écrire un article sur l’esprit et la mémoire carcérale flottant encore sur ces rochers aux ruines de salpêtre et peuplés de projets d’évasion. Les îles du Salut? Le terme avait offusqué Albert Londres. «Je demande, en passant, que l’on débaptise ces îles, écrit-il dans Au bagne. Ce n’est pas le salut, là-bas, mais le châtiment. La loi nous permet de couper la tête des assassins, non de nous la payer!» Quel meilleur endroit certes que ce bout d’Amazonie pour évoquer les combats de l’illustre reporter-écrivain… Ses plongées dans des univers aussi divers que les asiles de fous, colonies pénitentiaires, plantations de petits Blancs d’Afrique, boutres de pêcheurs de perles, bordels de Buenos Aires, démontrent sa profonde humanité mais aussi et surtout l’envie de dénoncer, comme s’il s’agissait d’un besoin impérieux. Le reportage et l’aventure sous sa plume ne font qu’un. Et sa malle de cuir est un portulan ouvert sur les promesses et les servilités du monde.

Redresseur de torts, Londres l’est, mais avec la pugnacité de celui qui sait que le combat sera long. Avec audace, toujours! Quitte à s’attaquer aux institutions - militaire, psychiatrique, coloniale, carcérale – ou à la pègre. Ce Don Quichotte de l’improbable réussit parfois à abattre des moulins à vent. Celui de Guyane française s’appelle le bagne de Cayenne. Londres s’y rend en 1923 pour Le Petit Parisien où il vient d’être embauché. Dans des conditions inhumaines, sept mille détenus tentent de survivre à terre et sur les îles du Salut, gardés par six cents fonctionnaires. A force de batailler, de décrire l’enfer des proscrits, Albert Londres réussit à émouvoir la métropole. Le bagne connaîtra un début d’humanisation une dizaine d’années plus tard. On supprima les cachots obscurs où les détenus perdaient la vue. Puis le bagne sera fermé longtemps après sa mort par un décret-loi. Une victoire post-mortem demeure une victoire. Dante n’avait rien vu, écrivait Londres en titre de son livre sur les camps disciplinaires d’Afrique du Nord, notamment celui de Biribi, qui enfermaient des soldats-bagnards dans des conditions dignes du Moyen Age. Publié dans Le Petit Parisien au printemps 1924, le long reportage provoqua une commission d’enquête et entraîna la suppression des travaux disciplinaires. Lui avait tout vu. Car son regard embrassait l’humeur du monde pour mieux montrer que chacun de nous en est aussi l’humble pivot et demeure le dépositaire d’une fragile fraternité.

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