Ali Mohamed Terrorisme Ali Mohamed Terrorisme
© Jef Caïazzo

Le djihad made in USA (4/8)

Dans l'impunité la plus totale, les chefs spirituels d'Al-Qaïda ouvrent des bureaux de recrutement pour le djihad afghan sur le sol américain. Hébergées dans des mosquées, ces antennes lèvent des fonds et élaborent des attentats.

Précédé d’une réputation d’imam-soldat, le cheikh Abdallah Youssouf Moustapha Azzam débarque à Tucson pour lever des fonds et recruter des volontaires prêts à se battre en Afghanistan. Il s’adresse à la communauté musulmane de la deuxième ville de l’Arizona, lui parle avec passion des miracles qu’il a vus en Asie centrale, de ces guerriers qui arrêtent les colonnes de blindés de l’Armée rouge pratiquement à mains nues, de combattants criblés de balles et pourtant indemnes, d’anges plongeant à cheval dans la bataille, d’oiseaux qui les protègent des bombes. Les croyants frissonnent. Puis il en vient à l’objet de sa visite: associer les fidèles aux miracles afghans en les finançant ou, pour les plus vaillants, en se rendant sur place rejoindre leurs frères arabes qui combattent les infidèles soviétiques. Il leur parle de l’organisation qu’il a créée à Peshawar, le MAK, et leur annonce une grande nouvelle: le premier bureau du MAK aux Etats-Unis vient d’ouvrir dans leur bonne ville de Tucson sous l’égide de responsables de la communauté musulmane locale. Galvanisés par le discours du cheikh, les généreux donateurs se bousculent. Grâce à eux, le MAK loue des locaux et lance une publication mensuelle qui sera rapidement distribuée au sein des principales communautés musulmanes du pays. Le cheikh est déjà reparti à la conquête des Etats-Unis. Il laboure le territoire américain et ouvre des sièges du MAK dans une trentaine de villes grâce aux millions de dollars qu’il lève. Des filiales qui vont très vite converger vers le navire amiral du groupe: le centre de New York.

Coupant Brooklyn d’est en ouest, Atlantic Avenue s’étire des quais de l’East River jusqu’à Jamaica, dans le Queens, et délimite les frontières des différents quartiers du plus important des cinq arrondissements new-yorkais. Elle naît non loin du ferry qui relie Brooklyn à New York et plonge dans le quartier arabe où les mosquées, les boutiques, les restaurants halal et les négoces font la richesse de la communauté moyen-orientale. Au numéro 552-553, coincée entre un magasin de vêtements et une école d’esthéticiennes, en face d’un fast-food Domino’s Pizza, se découpe une entrée sans charme, surmontée de l’inscription en lettres rouges «Masjid Al-Farooq» signalant la présence de la plus grande mosquée du quartier. C’est là qu’en 1986 le cheikh Azzam installe la principale antenne MAK des Etats-Unis, avec une succursale dans la mosquée du 2824 Kennedy Boulevard à Jersey City, surnommée «le Bureau du djihad de Jersey». Le cheikh en confie la direction à Mustafa Shalabi, Palestinien comme lui, homme de confiance qui a été l’un de ses élèves à l’Université Al-Azhar du Caire. Shalabi a fait ses preuves: arrêté après l’attentat contre Anouar el-Sadate, il a eu pour compagnon de cellule Ayman al-Zawahiri, mais, contrairement à ce dernier, il a résisté au rude régime pénitentiaire égyptien. Azzam n’est pas le seul responsable du MAK de Peshawar à fréquenter les lieux. En 1988, Ayman al-Zawahiri s’y rend aussi quand il décide de faire une tournée des grandes villes américaines afin de recueillir des fonds auprès des riches communautés musulmanes. Un voyage dont il confie l’organisation au sergent de l’armée américaine Ali Mohamed, même si leurs routes ont divergé depuis 1984. A l’issue du procès des assassins de Sadate, tandis que le docteur partait pour l’est afghan, Ali Mohamed prenait la piste de l’ouest après avoir travaillé comme agent infiltré pour la CIA au Liban. Ils sont toutefois restés en contact, et le militaire est devenu la taupe du futur numéro un d’Al-Qaïda au cœur du dispositif américain. Les groupes islamistes armés n’étant pas perçus à l’époque comme une menace, personne ne s’est offusqué de voir un sergent américain organiser le séjour d’un islamiste aux Etats-Unis. Tous deux savent qu’ils peuvent compter sur la bienveillance, sinon la protection de la CIA pour qui seule importe la lutte anticommuniste. Pourquoi la CIA trouverait-elle à redire à la présence d’un des principaux dirigeants du Djihad islamique aux Etats-Unis? Le fait qu’il figure sur la liste noire des terroristes dressée par le département d’Etat n'est pas pertinent pour l’Agence qui ne voit qu’une chose: l'homme recrute des mercenaires et lève des fonds pour affronter les Soviétiques. En laissant le siège du MAK de Brooklyn devenir le pivot américain de l’opération de soutien aux moudjahidines, la CIA ne se doute pas qu’elle met en selle des fanatiques qui se préparent à frapper les ennemis de l’islam, à commencer par les Etats-Unis. On ne sait ce qui de la naïveté des uns ou du cynisme des autres est le plus remarquable.

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Au numéro 552-553 de l'Atlantic Avenue à New York, la mosquée Masjid Al-Farooq devient en 1986 la principale antenne MAK sur sol américain. © DR

Les conférences d’al-Zawahiri et des autres prédicateurs du MAK font salle comble, les candidats au djihad afghan se bousculent. Au total, l’antenne new-yorkaise du MAK enverra, après les avoir aidés à obtenir visas et billets d’avion, plus de deux cents jeunes au combat. Les bureaux de Peshawar se chargent de leur entraînement militaire avant de les envoyer rejoindre les troupes arabes sous les ordres des seigneurs de guerre Abdul Rasul Sayyaf et Gulbuddin Hekmatyar. Le sergent Ali Mohamed est bien plus que le simple accompagnateur et garde du corps d’Ayman al-Zawahiri. Il lui arrive aussi d’endosser avec succès l’habit d'orateur. «Il venait très souvent et était très présent dans les bureaux du centre qui se métastasera plus tard en Al-Qaïda, me rapporte Roger Stavis, l’avocat qui a le premier débusqué Ali Mohamed. Il apportait des sacs bourrés de manuels militaires et de documents. C’est lui qui a appris aux terroristes la tactique de guérilla. Il donnait des cours sur la manière de fabriquer des bombes, de se servir d’armes à feu, de faire des cocktails Molotov.» Le sergent instructeur des bérets verts initie les combattants islamistes à la lecture des cartes, mais aussi à la manière de se débrouiller seuls dans la nature. Il leur apprend à se structurer en cellules autonomes, indépendantes les unes des autres et à déjouer les pièges tendus par les polices antiterroristes. Parmi les cours les plus appréciés, celui consacré à la fabrication d’engins explosifs. Au début, il décrit comment reconnaître les chars soviétiques et distinguer les types d’armes de l’Armée rouge. Puis, il passe au matériel militaire américain. Stavis est convaincu qu’en haut lieu quelqu’un a autorisé ces séances d’entraînement. Qui? La CIA? L’armée américaine? Pour l’avocat new-yorkais, il ne fait aucun doute que l'Egyptien opère dans le cadre de l’aide clandestine américaine aux moudjahidines afghans.

Au printemps 1989, Ali Mohamed tient dans les locaux du MAK une série de conférences à huis clos destinées à un public très averti. Pour ces séminaires d’un genre particulier, il reprend l’un de ses noms de guerre. Ses élèves sont priés de l’appeler Abou Omar. Les locaux de Brooklyn se transforment alors en une étrange annexe de Fort Bragg. Ali Mohamed se lie d’amitié avec el Sayyid Nosair, l’un des responsables du MAK de Brooklyn. Bien des choses les rapprochent. Tous deux originaires d’Egypte, ils partagent une haine identique de l'Amérique. Une même flamme intégriste les dévore. Elle pousse le premier à chercher l’action en Afghanistan, et le second à en découdre aux Etats-Unis. Tous deux s’accordent sur la nécessité d’un djihad mondial, l'instructeur militaire finit par accepter l’idée de mettre à feu et à sang son pays d'adoption. Désormais, quand il séjourne à New York, il descend chez son ami. Avant de passer à l’action, le groupe dirigé par Nosair a besoin d’entraînement. Le sous-officier se charge une fois encore d’organiser un premier stage paramilitaire dans une forêt de l’Etat de New York. Nosair dépend théoriquement du responsable du MAK de Brooklyn, Mustafa Shalabi. Dans la pratique, il rend régulièrement compte des progrès de sa cellule à un interlocuteur qui se trouve quelque part entre l’Afghanistan et le Soudan. Par souci de prudence, il se présente sous le nom de code d’Abou Abdallah. Mais il ne peut s’empêcher d’enregistrer les conversations pour les faire écouter à ses frères. Il s’adresse à son interlocuteur avec respect, voire révérence, il l’appelle «cheikh». C’est une vieille connaissance, Omar Abdel-Rahman, le Cheikh aveugle.
— Quelles sont vos instructions, cheikh? demande Nosair lors d’une de ces conversations.
— Comment s’est passé votre camp? questionne le Cheikh aveugle, en faisant référence au premier entraînement de la cellule.
— Il a eu lieu de vendredi à lundi. Les premiers résultats sont bons.
— Vos plans sont-ils bons?
— Si Dieu le veut, nos résultats seront meilleurs encore. Avez-vous d’autres instructions, cheikh?
— Appelez-moi plus souvent, au moins une fois par semaine, comme ça nous pourrons savoir ce qui se passe chez vous.

Il en sera ainsi. Dans les semaines qui suivent, Nosair informe régulièrement son mentor des progrès réalisés pour renforcer la cellule qu’il a baptisée le «campement». Bien que rapidement repérée par le FBI, les agents fédéraux arrivent cependant trop tard pour surveiller la réunion qui se tient le 4 juin 1989 dans les locaux du MAK de la mosquée du boulevard Kennedy, à Jersey City. S’ils avaient été là, ils auraient pu assister au cours d’Ali Mohamed. Peut-être même – avec un peu de chance – auraient-ils pu photographier ou filmer la taupe d’Al-Qaïda à Fort Bragg. S’ils avaient pu placer des micros dans la salle de classe, ils auraient pris toute la mesure du danger, car, ce jour-là, Ali Mohamed projetait des films d’entraînement réservés aux forces spéciales. Mais la surveillance du FBI ne commence que quelques jours tard. Très tôt le matin du premier dimanche de juillet, une demi-douzaine d’agents postés aux alentours de la mosquée Al-Farooq aperçoivent une poignée de jeunes gens, pour la plupart barbus, vêtus de longues tuniques blanches. James Fogle, l’un des vétérans du Bureau, sort son appareil photo, un Canon T70 équipé d’un objectif 135 mm, et commence à mitrailler le groupe. Les jeunes barbus chargent de lourdes caisses et de gros sacs dans deux camionnettes et une Jeep Cherokee garées devant la mosquée. Quelques minutes plus tard, les véhicules, suivis de loin par cinq voitures du FBI, partent en direction de l’Expressway qui relie Brooklyn au Queens. Le cortège emprunte la voie rapide qui mène à Long Island et se retrouve au milieu du flot des New-Yorkais qui vont passer le dimanche dans leur résidence secondaire des Hamptons. Une heure plus tard, les véhicules prennent la sortie 71 en direction de la ville de Brookhaven et, au bout d’un kilomètre, sur Nugent Drive, s’engagent dans une allée conduisant à un vaste stand de tir, le Calverton Shooting Range, ouvert à tous les amateurs moyennant quelques dollars par jour et par arme. Les agents du FBI prennent position et James Fogle s’installe pour prendre des photographies. Une fois les caisses et les sacs déposés près d’un pas de tir, le petit groupe étale des tapis au sol, s’accroupit et commence à prier. Puis, les islamistes extraient des sacs des kalachnikovs et un Magnum .357 qu’ils chargent, protègent leurs oreilles avec des casques antibruit et se mettent à tirer. James Fogle immortalise les jeunes gens qui ne seront identifiés que bien des années plus tard: el Sayyid Nosair se familiarisant au maniement du Magnum .357 et s’exerçant à dégainer le plus rapidement possible puis à vider son arme sur une silhouette humaine en carton; Mahmud Abouhalima, un grand rouquin coiffé d’une casquette de la NRA – l’association américaine de lobbying des armes à feu – qui a fourni les armes du groupe chargeant son fusil d’assaut soviétique kalachnikov AK-47; Clement Rodney Hampton-el, un jeune Noir vêtu d’un jeans et d’un tee-shirt frappé d’une carte de l’Afghanistan, où il a été blessé lors des combats, sympathisant de la secte islamiste américano-pakistanaise Al-Fuqra responsable de l’assassinat de l’imam de Tucson Rashad Khalifa. L’agent du FBI se concentre aussi sur un jeune homme maladroit aux airs d’attardé, Mohammed Salameh, un ancien élève du cheikh Azzam recruté sur les bancs de l’Université du Caire. Ce jour-là, il manque leur enseignant, Ali Mohamed. Il sera présent à d’autres séances d’exercices pratiques de maniement des armes dans les bois de l’Etat de New York, du Connecticut, du New Jersey et de Pennsylvanie, certains dimanches d’août 1989. Si le Bureau avait su que ce petit groupe d’islamistes était encadré par un sergent instructeur des forces spéciales américaines, il aurait sans aucun doute poussé son enquête plus avant. Mais la surveillance va brutalement s’interrompre.

De la «poésie arabe» (1990)

Depuis l’arrivée du Cheikh aveugle en juillet 1990, le MAK de Brooklyn a des allures de Cocotte-Minute sur le point d’exploser. L’imam Fawaz Damrah qui oeuvrait depuis 1986 à la mosquée Al-Farooq jette l’éponge et part rejoindre la communauté musulmane de Cleveland. La marge de manœuvre du responsable du bureau new-yorkais, Mustafa Shalabi, se réduit de jour en jour et ses plus proches collaborateurs l’abandonnent les uns après les autres pour rejoindre le Cheikh aveugle qui les accueille dans son petit appartement de Jersey City. Là, il les exhorte à passer à l’action, leur recommande de s’en prendre à des cibles de premier choix comme les bases militaires. Il autorise les hold-up à condition qu’ils servent à financer le djihad. Parmi ceux qui l’écoutent avec le plus d’attention, il y a el Sayyid Nosair, bien décidé à agir. Il se cherche des cibles. Il a d’abord essayé de tuer Mikhaïl Gorbatchev avec une grenade rudimentaire de sa fabrication lors d’une visite officielle à New York, le 8 décembre 1989. Un policier qui assistait à la scène n’a pas eu le réflexe d'agir. Il a vu l’engin tomber par terre sans exploser. Le temps qu’il réalise ce qui s’était passé, Nosair avait déjà disparu. Quelques mois plus tard, le jeune Egyptien a récidivé et placé un engin explosif des plus sommaires dans un bar gay. Cette fois la bombette a fonctionné, mais le terroriste a mal calculé son coup, il n’y a eu que quelques blessés légers. Nosair n’est pas fait pour les bombes. Peut-être aura-t-il plus de chance avec les armes à feu? Il décide de tenter un troisième essai, cette fois à l’aide du Magnum .357 rutilant avec lequel il s’est entraîné à Calverton. Au soir du 5 novembre 1990, le rabbin et homme politique d’extrême droite israélo-américain, Meir Kahane, tient une conférence publique dans un salon de l’hôtel Marriott, dans l’East Side new-yorkais. Normalement, il est surveillé par le FBI qui enquête sur la Ligue de défense juive qu’il a fondée en juin 1968. Mais, pour une raison que l’on ignore, ce soir-là, il n’y a pas d’agents dans la salle. Le rabbin Kahane, qui vient juste de terminer son discours, descend de l’estrade. Nosair se dirige vers lui, sort son Magnum .357 et ouvre le feu comme Ali Mohamed lui a appris à le faire, le coude à la hanche, l’arme braquée vers le haut. Le rabbin s’effondre, mortellement blessé d’une balle à la gorge. Profitant de la panique, Nosair s’enfuit. Un vieillard de 73 ans le ceinture. Nosair lui tire dans la jambe avant de se précipiter dehors. Après avoir dissimulé son arme, il cherche un taxi, pas n’importe lequel, celui conduit par Mahmud Abouhalima qui possède une licence en bonne et due forme. Il repère un véhicule jaune qui attend et saute dedans. Au même moment, un témoin tente de bloquer la voiture.
— Vas-y, fonce! ordonne Nosair.

Mais il n’a pas pris le bon taxi. Réalisant son erreur, Nosair pointe son .357 sur la tête du chauffeur, un Latino-Américain qui démarre en tremblant. Quelques minutes plus tard, il stoppe au milieu de Lexington Avenue. Nosair, halluciné, en sort revolver à la main. Comble de malchance, il tombe pratiquement nez à nez avec un policier qui, sans hésiter, dégaine son arme de service. Nosair ouvre le feu le premier et blesse à l’épaule le flic qui porte un gilet pare-balles. Tombé à terre, celui-ci réplique et touche Nosair à la nuque. Quand une ambulance le prend en charge, il est transporté à l’hôpital Bellevue où se trouve déjà le rabbin. Victime et bourreau seront opérés pratiquement au même instant. Nosair survivra. Pas Meir Kahane. Dans les heures qui suivent, cinq inspecteurs et un enquêteur de la police de New York se rendent chez Nosair à Cliffside Park dans le New Jersey, juste après la sortie du pont George Washington. Ils y trouvent deux complices du terroriste: Mahmud Abouhalima, le chauffeur de taxi, et Mohammed Salameh, qui vient de déplacer l’Oldsmobile à bord de laquelle Nosair s’était rendu à l’hôtel Marriott pour y assassiner le rabbin. Quarante-sept boîtes de pièces à conviction saisies au domicile de Nosair sont remises par la police au FBI. Il y a là des télégrammes du Comité des chefs d’Etat-major interarmées (Joint chiefs of staff, JCS) adressés à huit commandements militaires, aux Services secrets de l’armée, à la Maison-Blanche et aux principales ambassades américaines dans les capitales arabes, la liste des bateaux de guerre américains déployés dans le golfe Persique ainsi que leurs bases de ravitaillement, le compte-rendu de manœuvres secrètes entre les forces armées américaines et pakistanaises simulant une attaque contre le Baloutchistan, et même les détails du déploiement des forces spéciales au niveau mondial et leurs missions. De quoi déclencher une sérieuse enquête de la part de plusieurs agences chargées du contre-espionnage qui n’auraient eu aucun mal à établir que ces documents provenaient de Fort Bragg, dérobés par Ali Mohamed: le crime était signé. Chez Nosair, les policiers ont également saisi des vidéos du sergent instructeur donnant des cours à des bérets verts au Swick! Une investigation même superficielle aurait permis de réaliser qu’à chaque fois que l’Américano-Egyptien venait à New York, il logeait chez Nosair. Mais rien de tout cela. Les policiers new-yorkais n’auront pas l’occasion d’enquêter. Fort Bragg récupère les documents et, contre toute attente, étouffe rapidement l’affaire. Si on peut comprendre que l’armée américaine n’ait pas eu envie de communiquer sur ce scandale, comment expliquer par contre qu’Ali Mohamed n’ait pas été sanctionné? Faut-il y voir la preuve que la grande muette était plus impliquée dans l’entraînement des moudjahidines de Brooklyn qu’il n’y paraît? L’avocat Roger Stavis n’hésite pas à aller plus loin dans ses conclusions: il accuse l’armée d’avoir envoyé Ali Mohamed à la mosquée Al-Farooq afin d’y former les islamistes new-yorkais en vue de combattre en Afghanistan. Lors des séances d’entraînement de Calverton, le sergent était encore en poste à Fort Bragg. Fin 1989, il n’est plus en service actif et devient sous-officier de réserve jusqu’au 14 août 1994.

Parmi les documents saisis chez Nosair se trouvent également les plans d’un bâtiment, prochaine cible des intégristes: les tours jumelles du World Trade Center qui se dressent, majestueuses, au bout de l’île de Manhattan. Ainsi qu’un vade-mecum de la manière dont ils comptent s’y prendre pour détruire ce symbole de la puissance américaine: en se servant d’une bombe à base d’urée et de nitrate, un engin aussi efficace que relativement simple à fabriquer avec des produits vendus dans le commerce. Si les enquêteurs nourrissaient le moindre doute sur les intentions terroristes de Nosair et de ses amis, il leur suffisait de lire ses cahiers pour les dissiper. Celui-ci y consignait toutes ses rencontres avec les responsables du MAK tout en détaillant les objectifs du groupe. «Nous détruirons les hauts bâtiments dont ils sont si fiers», écrit-il. Mais ses cahiers sont rédigés en arabe et chacun de ses comptes-rendus commence par un poème ainsi que le lui a recommandé son ami Ali Mohamed. Une méthode fort efficace puisque ses écrits seront répertoriés comme «poésie arabe» par les archivistes du FBI! De même, le Bureau ne prendra pas la peine de faire traduire les différentes publications, tracts et autres brochures du MAK saisis chez l’assassin du rabbin. Excuse invoquée: un problème d’effectifs, il n’y a que deux traducteurs d’arabe au Bureau. Avec toutes les pièces à conviction saisies chez Nosair, des enquêteurs chevronnés auraient-ils pu démanteler la première cellule américaine d’Al-Qaïda avant qu’elle ne passe à l’action? Auraient-ils pu en déduire que les djihadistes comptaient s’en prendre au World Trade Center et de quelle manière ils pensaient opérer? Dix ans après la destruction des deux tours, la question taraudait toujours John Anticev de la cellule antiterroriste du FBI. Il ne pensait pas qu’il aurait agi différemment même s’il avait eu en sa possession les documents saisis chez Nosair, les indices étaient trop ténus. Pour en avoir le cœur net, il est retourné l’interroger dans sa prison en 2011: «Plus de vingt ans s’étaient écoulés depuis son arrestation, m’explique l’ancien agent du FBI. Il s’est montré relativement coopératif. Il m’a dit que lui aussi s’était demandé s’il y avait un lien. Puis, il a ajouté que ce n’était pas lui qui avait écrit la phrase prophétisant la destruction des “hauts bâtiments”. L’un de ses compagnons d’armes l’avait fait. Il voulait juste dire que ça serait bien de leur donner une leçon. Mais il n’y avait pas de plan pour détruire le World Trade Center à cette époque. C’était juste une idée dans l’air…»