Ali Mohamed Terrorisme Ali Mohamed Terrorisme
© Jef Caïazzo

Ali et le Cheikh aveugle (5/8)

Bien que figurant sur la liste noire du département d'Etat, le Cheikh aveugle se déplace librement aux Etats-Unis. Dans les mosquées, il harangue les fidèles qui sont de plus en plus nombreux.

Au moment de l’assassinat de Meir Kahane, le 5 novembre 1990, le Cheikh aveugle se trouve à Londres depuis un mois. Il revient aux Etats-Unis quelques jours après sous son vrai nom, bien qu’il figure toujours sur la liste noire du département d’Etat. Le visa de son passeport le protège toujours. Les adversaires du prédicateur musulman ne désarment pas. Ils rendent publique sa présence en informant la presse. Le FBI décide d’intervenir et saisit le département d’Etat le 17 novembre. Sa réaction ne se fait pas attendre: le 10 décembre 1990, le visa du Cheikh aveugle est révoqué. Le 16, le New York Times publie un article sous le titre: «Un dirigeant islamique figurant sur la liste des terroristes est à Brooklyn». Trois jours plus tard, le prédicateur quitte le pays. Il sait qu’il n’a plus de visa et pourtant, il a dans sa poche son billet de retour. Qu’est-ce qui l’a rendu si hardi? L’espoir d’un miracle? La certitude d’être sous haute protection? Toujours est-il qu’une semaine plus tard, il retourne à l’aéroport JFK où il franchit sans encombre les contrôles de sécurité de l’administration chargée de l’immigration (INS). Comment? se demanderont par la suite les limiers de la Commission nationale sur les attaques du 11 septembre. L’explication officielle est simple, un peu trop: Omar Abdel-Rahman n’aurait pas été inquiété en raison d’une erreur d’orthographe, le nom figurant sur son passeport différant légèrement de celui sur la liste des terroristes du département d’Etat. A l’époque, les orthographes devaient correspondre à la lettre près. Aussi incroyable qu’invraisemblable, mais moins que la suite. Début 1991, l’INS ouvre une enquête afin de déterminer s’il est possible d’expulser le cheikh. Pour ce faire, le service doit prouver qu’il a menti dans sa demande d'autorisation de séjour. Un peu plus tard, les enquêteurs livrent leurs conclusions: le prédicateur a omis de déclarer qu’il était polygame et qu’il a été condamné pour falsification. L’INS est en droit d’entamer une procédure d’expulsion. Elle ne le fera pas car, quand l’investigation est terminée, l’affaire du visa n’est plus d’actualité… Le Cheikh aveugle vient de recevoir une green card, la carte verte de résident permanent en tant que… professeur de religion. Cerise sur le gâteau: son sésame a été délivré par l’INS. Pour résumer: d’un côté, l’INS tente d’expulser Omar Abdel-Rahman et de l’autre, lui accorde l’autorisation de résider aux Etats-Unis. Vertigineux paradoxe. Confuse, l'administration bredouille une excuse: la carte verte a été délivrée par le bureau de Newark, alors que l’enquête sur le cheikh a été diligentée par celui de New York. L’Egyptien a de nouveau bénéficié d’un cafouillage bureaucratique. C’est donc l’esprit tranquille que le Cheikh aveugle fait en 1991 son pèlerinage à La Mecque. Impuissants, les services de l’INS se contentent de prendre note de son retour aux Etats-Unis. Il se rend ensuite au Canada où des dizaines de personnes l’ont vu bien qu’aucune trace de son passage ne figure dans les archives des services de l’immigration canadiens ou américains.

Parallèlement, le professeur de religion poursuit ses prêches dans trois mosquées de Jersey City et Brooklyn. Sa popularité s’est accrue, et bientôt des dizaines de jeunes islamistes accompagnent chacun de ses déplacements, chantant sa gloire et la grandeur d’Allah. On les voit manifestant devant le tribunal de New York quand leur saint homme y est convoqué à la demande de l’INS. Fort de ce soutien, il convoque Mustafa Shalabi pour lui faire une proposition que celui-ci ne saurait refuser: il exige que la moitié des fonds collectés par le MAK – un million de dollars cash par année net d’impôts et de taxes – soient investis dans son organisation, Al-Gama’a al-Islamiyya. Shalabi refuse. Cette fois, le Cheikh aveugle devient sourd. Si Shalabi ne veut pas lui donner la moitié des revenus du bureau new-yorkais, il se contentera de la totalité. Lors de ses prêches, il accuse Shalabi d’être «un mauvais musulman». Très vite, la rumeur enfle: il est question de détournements de fonds et d’une fatwa du cheikh déclarant Shalabi «apostat». Des tracts menaçants commencent à circuler. Le responsable du MAK prend l’affaire très au sérieux; il redoute la puissance de feu du Cheikh aveugle qui compte d’importants protecteurs, à commencer par le seigneur de guerre afghan Gulbuddin Hekmatyar, l’allié de la CIA. Il se sait menacé, son trône vacille. Il tente de trouver le salut dans la fuite. Pour l’organiser, Shalabi s’adresse à un professionnel de la sécurité, Ali Mohamed. Quand Oussama ben Laden lui avait demandé, quelques mois plus tôt, de lui trouver un homme pour orchestrer son départ d’Afghanistan avec armes, bagages, guerriers, épouses et enfants, il avait répondu sans hésiter: «Ali Mohamed». Pour lui, la loyauté de l’ancien sergent instructeur des bérets verts ne fait aucun doute. Il est prêt à lui confier sa vie et celle de sa famille. C’est donc lui qu’il charge de préparer sa fuite en Egypte. Ali Mohamed prend contact avec la famille de Shalabi au Caire et organise le départ de son épouse, qu’il conduit personnellement à l’aéroport JFK. Mais Shalabi a tort de placer sa confiance en lui. Tout comme Nosair et ses amis, il est passé dans le camp du Cheikh aveugle. Il s’en était même vanté auprès d’officiers supérieurs de Fort Bragg. Les dirigeants du MAK tentent bien d’intervenir en faveur de Shalabi et vont voir le cheikh. Ils lui reprochent de vouloir «voler la demeure d’un homme qui l’a accueilli chez lui à bras ouverts», mais il ne les écoute pas. Ils tentent de trouver un médiateur, mais il est déjà trop tard. Au sein du MAK, l’heure n’est plus à la négociation, Shalabi l’a bien compris. Il a l’impression que des tueurs sont lancés à ses trousses, il sent presque leur souffle sur sa nuque. Il décide alors d’accélérer le mouvement. Le 26 février 1991, terrifié, il se précipite à son appartement de Brooklyn pour faire ses valises dans l’intention de prendre le premier vol pour Le Caire. Il n’y arrivera jamais. Le lendemain, sa famille tente de le joindre, en vain. La disparition de Shalabi est éclipsée par un autre événement: la première guerre du Golfe. Le 1er mars 1991, un voisin remarque que la porte de l’appartement du docteur Shalabi est grande ouverte. Le corps du malheureux directeur du MAK gît dans une mare de sang. L’homme a été poignardé, étranglé, frappé avec une batte de base-ball et, pour faire bonne mesure, le ou les tueurs lui ont tiré dessus avec une arme à feu. L’enquête est menée par les inspecteurs du 61e district du NYPD. Selon leurs premières constatations, il ne manque rien dans l’appartement à l’exception d’une somme de 100’000 dollars provenant de la trésorerie du MAK. Dans les jours qui suivent, Ali Mohamed débarque à New York pour faire le ménage et effacer toutes les traces qui pourraient mener aux tueurs. Il fait disparaître les preuves, éloigne les proches de Shalabi restés aux Etats-Unis et brouille les pistes comme seul sait le faire un homme qui connaît parfaitement le système judiciaire américain.

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© Jef Caïazzo

Ali le sergent instructeur d’Al-Qaïda (1992)

Rome, aéroport Fiumicino, 1992. Un homme grand et sûr de lui se présente aux contrôles de sécurité. Quelque chose retient l’attention du douanier de service, peut-être sa démarche martiale qui trahit l’ancien militaire ou son air moyen-oriental prononcé. Le fonctionnaire vérifie le passeport au nom d’Ali Mohamed: inconnu des fichiers italiens. Il décide néanmoins de procéder à une fouille. Dans le bagage à main, il trouve un double fond et une canette scellée, elle aussi munie d’un double fond. Sans se démonter, le voyageur explique qu’il travaille pour les forces spéciales américaines, les bérets verts de Fort Bragg, ce qui est un demi-mensonge puisqu’il est sous-officier de réserve, et se rend en Afghanistan en mission secrète. L’histoire ne dit pas si l'agent des douanes a poursuivi les vérifications. Il aurait très bien pu le faire car, à l’époque, un simple coup de fil à la station de la CIA basée à Rome aurait suffi à le renseigner. Quoi qu'il en soit, il laisse Ali Mohamed poursuivre son voyage après avoir consigné l’incident dans un registre ad hoc. Depuis qu’il a quitté Fort Bragg fin 1989, l’ancien sergent se rend régulièrement en Afghanistan et au Pakistan où Al-Qaïda dispose de quatre camps d’entraînement baptisés Al-Farouk, Abou Bakr, Sadeek Jihad War et Khalid Bin Whalid. Il y donne des cours, aidé par Anas al-Liby, un génie de l’informatique également chef d’Al-Mokatila, un groupe libyen affilié à Al-Qaïda. Les deux hommes se connaissent et s’apprécient; une même aura de mystère entoure leurs liens avec les Services de renseignement occidentaux. On prête à al-Liby des contacts avec les Services de renseignement britanniques (MI6) aussi énigmatiques que ceux d’Ali Mohamed avec la CIA. En 1996, le MI6 paiera son protégé pour qu’il assassine le colonel Mouammar Kadhafi. Le complot fera long feu et le traître obtiendra le statut de réfugié politique en Grande-Bretagne où il vivra jusqu’en 2000, avant de s'enfuir en Afghanistan, puis au Soudan et d’être finalement capturé le 5 octobre 2013 par des commandos américains à... Tripoli.

Ali Mohamed forme les recrues de l’organisation comme il l’aurait fait avec des bérets verts. Il se sert de toutes les techniques apprises lors de son passage à Fort Bragg. Cette fois, les classes s’adressent à des combattants chevronnés et portent sur la plus délicate des disciplines: le renseignement. Elles ont lieu au camp Jihad War, qui est plus un quartier général ou une administration centralisée qu’un camp d’entraînement proprement dit. Ali Mohamed et Anas al-Liby apprennent à leurs élèves à surveiller un objectif, à le repérer sur une carte, à compter le nombre de personnes qui y travaillent ou y passent, à le photographier sans se faire remarquer. Ils leur donnent des devoirs et, le soir, les élèves sont chargés de photographier discrètement les gîtes qui les hébergent et leurs compagnons de chambrée avec de petits appareils Canon ou Olympus. Le lendemain, ils développent eux-mêmes les négatifs dans un laboratoire du camp. Le duo d'instructeurs leur apprend ensuite à créer des bases de données et à rédiger des rapports. Il arrive qu’Ali Mohamed doive former, à la demande d’Ayman al-Zawahiri, les dirigeants d’Al-Qaïda aux problèmes de sécurité. Il leur enseigne les techniques de surveillance et de contre-surveillance, à chiffrer des messages et les meilleures manières d’infiltrer l’ennemi, mais aussi comment kidnapper et assassiner. «J’ai appris à mes élèves à créer des cellules et des structures opérationnelles», reconnaîtra par la suite le formateur. Ses élèves ont pour nom Abou Ubaidah al-Banshiri, le premier commandant militaire d’Al-Qaïda, son second Mohammed Atef, mais aussi Ayman al-Zawahiri et surtout Oussama ben Laden.

Mais le numéro un d’Al-Qaïda n’est plus chez lui nulle part. L’Arabie saoudite, son pays, ne veut plus de lui, l’Afghanistan est déchiré par la plus sanglante des guerres civiles et il n’a que des coups à prendre s’il y reste. Il n'a plus qu’un seul refuge: le Soudan, où il peut compter sur la protection de son ami, le tout-puissant et machiavélique Hassan al-Tourabi, président du Front national islamique et principal conseiller du général président Omar Hassan Ahmed el-Bachir. Fin 1992, Ali Mohamed organise donc son transfert ainsi que celui des responsables et des combattants d’Al-Qaïda. Au Soudan, ben Laden investit sans compter (par la suite, il affirmera avoir englouti plus de 100 millions de dollars dans l’aventure africaine); en échange, il a les coudées franches pour lancer son djihad planétaire. Il installe ses bureaux dans un luxueux appartement de neuf pièces dans le centre de Khartoum, possède des banques, des fermes, des sociétés d’import-export, monte avec le gouvernement soudanais une entreprise de travaux publics (Al-Hijra) chargée de construire la route de quelque huit cents kilomètres qui doit relier Khartoum à Port-Soudan. Tous les experts s’accordent à décrire cette période soudanaise comme l’âge d’or d’Al-Qaïda. Ben Laden s’offre même le luxe de donner sa première interview dans un quotidien occidental. C’est Robert Fisk, l’un des meilleurs spécialistes du Moyen-Orient, qui décroche ce scoop pour le quotidien britannique The Independent. Ben Laden s’y présente comme un ancien seigneur de guerre sur la voie de la rédemption. Robert Fisk a des doutes qu’il consigne dans son article: «Les ambassades occidentales à Khartoum savaient que certains des Afghans arrivés avec l’entrepreneur saoudien s’entraînaient pour aller porter le djihad en Algérie, en Tunisie et en Egypte.» Le journaliste demande à ben Laden comment il se fait que son nom soit mentionné régulièrement parmi les combattants musulmans en Bosnie. Tout en reconnaissant son influence, le milliardaire saoudien se plaint des difficultés rencontrées par les combattants désireux d’affronter les Serbes.

La cheville ouvrière de l’empire soudanais de ben Laden est un jeune Américain d’une trentaine d’années qui a pris part aux débuts d’Al-Qaïda en Amérique. Il s’appelle Wadih el-Hage. Après un départ précipité des Etats-Unis à la suite de l’assassinat du responsable du MAK de Brooklyn, Mustafa Shalabi, Wadih el-Hage rejoint Oussama ben Laden en tant que secrétaire et homme de confiance. Il participe à la gestion de son empire industriel et fait de nombreux voyages internationaux pour son compte. Titulaire d’un passeport américain, il n’a aucun mal à se déplacer. Sa nationalité n’y est pas pour rien dans le choix de ben Laden d’en faire l’un de ses émissaires. Afin de conserver cet atout, el-Hage déclare sa résidence soudanaise au consulat américain de Khartoum et un revenu de 1’400 dollars par mois. Une misère pour les Etats-Unis, une fortune pour le Soudan. L’homme de confiance de ben Laden est l’un des élèves les plus brillants et les plus prometteurs d’Ali Mohamed qui poursuit avec lui au Soudan un entraînement militaire commencé outre-Atlantique où ils se sont croisés plusieurs fois. Ils fréquentaient les mêmes mosquées de Brooklyn et avaient les mêmes amis, Mustafa Shalabi, le responsable du MAK de Brooklyn, ou el Sayyid Nosair et ses hommes. Ils se retrouvent donc à Khartoum aux côtés de ben Laden; el-Hage est chargé de faire tourner la machine financière, Ali Mohamed la branche militaire. Les nouveaux arrivés arabes n’ont pas besoin de visa pour entrer au Soudan. Certains reçoivent des passeports diplomatiques ou de vrais-faux documents d’identité. Les services de l’immigration sont priés de fermer les yeux et de ne pas tamponner les titres de voyage aux postes-frontières du pays. Des centaines de combattants en provenance du Pakistan affluent à Khartoum. Certains sont recherchés par la justice de différents pays, d’autres persona non grata au Pakistan. Dans les camps d’entraînement et les gîtes de ben Laden, les cadres haranguent les hommes, expliquent qu’ils ont une fatwa: l’armée américaine ne peut pas rester dans le golfe Persique à piller leur pétrole et à voler leur argent. Il faut aller se battre.