Quand on pose une question à Günter Krell, le plus souvent c’est sa femme qui se charge de répondre. Ausrine lui sert d’aide-mémoire, de porte-voix. Elle est le soutien indéfectible de cet homme au regard mélancolique assis sur ce canapé rouge proche du centre de Berlin. L’appareil auditif que porte l’octogénaire n’est qu’une partie de l’explication. En fait, depuis la chute du Mur, Günter n’a jamais vraiment réappris à parler sa langue maternelle, l’allemand. Né en 1935 à Königsberg en Prusse-Orientale, devenue l’enclave russe de Kaliningrad, Günter l’a oubliée dans les campagnes lituaniennes où il s’était réfugié le ventre gonflé par la famine, comme des milliers d’autres enfants. On peut parler de stress post-traumatique. Le paysan qui l’avait recueilli avait interdit la pratique de son idiome: toute la famille risquait la déportation vers la Sibérie si les autorités soviétiques découvraient cet acte de générosité. «Pendant cinq ans, je m’occupais des vaches en forêt avec le garçon d’une autre ferme. Il ne m’a jamais dit que lui aussi était allemand. Nous parlions lituanien», raconte Günter tout d’un coup, délaissant pour quelques instants ses réponses expéditives dans son allemand hésitant. Il remonte aux moments les plus douloureux de son enfance. Cette privation linguistique était le prix de la survie.
En 1947, sa mère décède. Il est sans nouvelles de son père engagé sur le front de l’Ouest pendant la guerre: «A l’automne, j’ai quitté Königsberg en train avec mon frère vers la Lituanie. Nous allions de ferme en ferme. On en a trouvé une abandonnée où des soldats russes avaient passé la nuit. On a dormi dans la grange, déterré des pommes de terre. Au bout de deux jours, un paysan est arrivé. Il m’a emmené chez lui et a confié mon frère à un autre fermier.» Sa famille d’adoption le remet sur pied. Le fils de la maison est malade et ne peut aider aux travaux agricoles. Günter va le remplacer et trouver sa place sous une nouvelle identité. Il se fait appeler Vincas Gatudis, puis Gintas Kerelis quand il obtient des papiers à sa majorité. Les autorités poststaliniennes connaissent ses origines, mais ne l’inquiètent plus. Il va fonder une famille, travailler comme soudeur industriel à Kaunas. Prisonnier de la guerre froide, il restera en Lituanie jusqu’à l’implosion de l’empire soviétique.