«Le gouvernement nous accusait de terrorisme journalistique» (1/3)

Claude Angeli, l'ancien rédacteur en chef du Canard enchaîné, revient sur le succès de son journal au moment de la sortie de son autobiographie, Les plaisirs du journalisme, dont nous publions également les bonnes feuilles en exclusivité francophone.

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Claude Angeli, The New York Times, 2011.© Valerio Mezzanotti

La presse va mal. En France comme partout ailleurs. Libération est régulièrement donné pour moribond. Les ventes du Monde chutent. Les hebdomadaires dégraissent à tour de bras. Les pigistes sont payés une misère et Le Figaro lui-même ne va pas très bien. Seule exception dans ce marasme, Le Canard enchaîné. Phénomène unique, immuable, à la réussite insolente depuis sa fondation en 1915. Le Canard: deux grandes feuilles libres, imprimées en bichromie sur du papier à repasser au fer chaud pour les lire sans se salir les mains, des dessins satiriques, des articles au ton sans autre pareil, des révélations comme s’il en pleuvait, des titres qui jouent avec les mots, une chronique entièrement dédiée à l’art du contrepet (L’Album de la Comtesse) et surtout pas un poil de pub. Sa devise dit tout: «La liberté de la presse ne s’use que quand on ne s’en sert pas.»

Résultat: 400’000 ventes en moyenne chaque semaine avec des pointes à un million plus souvent qu’on ne le pense. La recette du succès: avoir su, dans les années 1970, transformer un journal satirique en machine à cracher les révélations, qui n’épargne rien ni personne. Le public adore, les puissants tremblent. «Ne dites jamais rien que vous ne voulez pas voir imprimé dans le Canard», recommandait un président de la République à ses ministres. Aux manettes, une petite équipe de journalistes et de dessinateurs dirigée tambour battant pendant plus de quarante ans par le même rédacteur en chef: l’inoxydable Claude Angeli qui, à huitante ans et des brouettes, signe chaque semaine des révélations qui n’en finissent pas d’énerver le tout Etat français. Sept.Info a eu envie de savoir ce qui le faisait courir. Ça tombe bien, Claude Angeli dit tout ou presque dans son dernier bouquin. Une bonne occasion pour parler avec lui de ses Plaisirs du Journalisme (Editions Fayard).

Quels «plaisirs» peut-il y avoir aujourd’hui à faire du journalisme à l’heure où les journaux ferment, où les pigistes qui vont en Syrie sont payés moins de quarante euros l’article et que la presse française est contrôlée par une poignée de milliardaires? 
J’ai toujours considéré qu’il y avait un grand plaisir à pouvoir dans ce pays enquêter, écrire et publier même s’il est vrai que notre métier, fort critiqué, traverse une situation compliquée. Et tant que j’aurai ce plaisir, je continuerai.

Le Canard est le seul journal à avoir refusé d’être sur internet, à refuser la publicité et ça marche. Quel est votre secret?  
Le Canard est une carte de visite extraordinaire pour les professionnels qui y travaillent. C’est aussi pour ses lecteurs la découverte d’informations inédites qui ne sortent pas habituellement ailleurs.

Et cela, sans être sur le net…   
Nous ne sommes pas sur internet pour une simple raison. Si nous balançons nos histoires sur internet, qui va acheter notre édition papier? Il y a aussi un attachement historique au Canard d’une partie de la population. Un attachement qui se renouvelle et qui nous permet de vendre le journal à 400’000 exemplaires chaque semaine. On ne va pas se priver de cette chose qui nous permet d’avoir une situation financière confortable, d’avoir de l’argent en banque, dans des banques françaises naturellement, et de pouvoir maintenir le prix de vente de l’exemplaire à 1,20 euro. Le même prix qu’en 1999 au moment de la création de l’euro.  

Comment voyez-vous l’évolution de la presse?
J’ai peur que la presse papier ne dure plus très longtemps. Nous passerons sans doute sur internet dans les années qui viennent. Mais on le fera quand il le faudra.

En suivant alors les traces de Mediapart
C’est un concurrent et je trouve ça très bien. Plus, il y a de concurrence dans l’information, mieux c’est. Les Français sont de toute manière curieux, donc gagnables. Et tant que les gens s’intéressent à l’information, c’est positif. L’information, c’est leur donner tous les moyens de comprendre la société dans laquelle ils vivent pour se conduire en citoyen, en électeur. 

Et pourtant… les médias vont mal
C’est grave que les deux plus grands journaux de mon pays soient ceux de TF1 et France 2. C’est l’essentiel de l’information en France. Je connais beaucoup de gens qui ont abandonné la lecture du Monde, du Canard, des hebdos ou de Libé. Ils ne s’informent que par les radios qui ne sont néanmoins pas aussi mauvaises que la télévision. C’est de la paresse culturelle. Mais ce n’est pas totalement de la faute du lecteur. Si en fin de compte il y a moins de gens qui achètent des journaux en France ou qui consultent les sites comme Mediapart, c’est parce que les directeurs de journaux, les rédacteurs en chef, les journalistes ne font pas bien leur boulot. Si les quotidiens sont en difficulté, c’est aussi parce que personne ne se demande pourquoi ça ne va pas. On fait des économies au lieu de mobiliser les journalistes, les salariés pour améliorer et réhabiliter l’information. Tant que l’on n’a pas pris des mesures allant dans ce sens, ça continuera à péricliter.

Comment était le Canard quand vous y êtes arrivé?  
Je rentre au Canard en 1971 après une expérience politique. J’étais permanent communiste. Je me suis fait exclure. Je me suis ensuite fait embaucher au Nouvel Observateur où j’ai vraiment appris mon métier. Au bout de six ans, comme je m’ennuyais, j’ai fondé avec des amis un hebdomadaire (Politique hebdo) qui a périclité. On n’avait pas d’argent, malgré des ventes tout à fait honorables. Quand j’avais quitté l’Obs, j’avais vu le rédacteur en chef du Canard, Jean Clémentin, qui m’avait proposé d’y entrer pour faire des enquêtes. J’avais refusé, j’avais tort. Cette fois, j’ai dit oui. Il m’a dit: «Viens lundi.» On n’a même pas discuté salaire. Le Canard était fait par cinq journalistes entassés dans un cinq pièces, 2 rue des Petits Pères. Deux lignes téléphoniques. Pas une de plus. Une photocopieuse rudimentaire. On faisait sécher sur un fil les photocopies après les avoir développées dans un bain spécial. Clémentin voulait maintenir le côté satirique du Canard tout en développant les investigations et les recherches politiques.

Quelle a été la réaction de l’Etat? 
On a eu la «chance» d’avoir un gouvernement absolument paranoïaque qui s’en est pris au Canard. Il nous a mis sur écoute. Il a surveillé nos journalistes. Il nous a accusés d’être des espions soviétiques. On a été valorisé par les paranoïaques qui étaient au pouvoir et qui nous accusaient de faire du «terrorisme journalistique». C’était sous Pompidou.

Jusqu’où a été cette surveillance? 
On a tout eu. La seule chose qu’ils n’ont pas faite, c’est de nous mettre de la drogue dans nos voitures. Les Renseignements généraux (RG, la police politique française de l’époque) ont fait les poubelles du Canard et celles des syndicats. Le contenu était emporté dans un hangar en banlieue, ils l’étalaient sur des grandes tables pour l’étudier. L’endroit était la propriété d’un petit éditeur de porno. C’était très crapoteux. Ce sont des policiers qui nous ont donné ces informations.

Et puis, il y a l’affaire des micros... 
Face à la multiplication des fuites dans le Canard, le gouvernement a décidé de mettre le paquet. Il était très en colère parce que j’avais publié en 1973 le détail des manœuvres militaires de l’Etat-major pour 1974. Des manœuvres de bureau centrées sur la lutte contre d’éventuels maquis communistes en France et en Italie. C’était la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Les conseillers de Pompidou se sont mobilisés contre nous. On allait déménager et s’installer dans de nouveaux locaux. Ils ont décidé d’y installer des micros pour nous espionner. Le service technique de la DST (le contre-espionnage) était chargé de la mission. Le soir, après le départ des ouvriers qui travaillaient dans les locaux, des policiers en bleu de travail venaient, ils avaient les clefs. Ils faisaient semblant de continuer les travaux. En fait, ils venaient poser les fameux micros.  

Ce que vous allez découvrir par hasard. 
Le soir du 3 septembre 1973 vers 22h15, Escaro, dessinateur et administrateur du Canard Enchaîné, sort d'un cinéma et vient récupérer sa voiture garée non loin des nouveaux bureaux. En passant devant, il voit de la lumière. A l'entrée, il surprend deux faux agents de la paix en uniforme munis de talkies-walkies et, au troisième étage, deux «plombiers» en pleins travaux. Il frappe à la porte. Le «plombier» qui lui ouvre croit qu’il s’agit de l'un de ses collègues de l’équipe de surveillance qui était dans les rues à côté. Escaro aperçoit ainsi des lames de plancher soulevées, des câbles et des boîtiers électriques, du matériel qui n'a rien à voir avec la plomberie. Il comprend qu’ils installent des micros. Ça aurait pu mal se finir. Normalement dans l’équipe des policiers, il devait y avoir un karatéka chargé d’immobiliser d’éventuels intrus. Escaro aurait dû être abandonné en forêt, inondé de whisky. Il ne s’agissait pas de le tuer, mais de décrédibiliser son témoignage.  

Et… 
Coup de bol: le karatéka n’était pas là et Escaro s’en est sorti indemne. Deuxième coup de bol, je vais voir un informateur, un officier de la sécurité militaire qui me dit: «C’est la DST qui a fait le coup.» J’avais une informatrice qui connaissait quelqu’un de la DST. Je lui demande de rencontrer son contact. Quelques jours plus tard, je les retrouve dans une boîte de nuit. Le gars de la DST est effaré par cette histoire. Il est inquiet de ce qui va se passer. Il a une attitude républicaine. Il me donne des noms. Je vérifie. L’information est béton. C’était un mardi, la veille de la publication. Je file à l’imprimerie. Je vois le rédacteur en chef et je lui dis que nous avons les noms. Le lendemain, le Canard publie l’information. Les gars de la DST étaient furieux. Ils se sont demandé comment nous avions réussi à boucler cette histoire en huit jours.

Et votre informateur? 
Il n’a jamais été découvert et pourtant ils ont fait plus que de le chercher. Il va très bien, merci.

D’une certaine manière, le Canard enchaîné a été et reste le premier organe des lanceurs d’alerte? 
A l’époque, on parlait d’informateurs, mais il s’agissait bien de lanceurs d’alerte. Un exemple: nous avons écrit un article sur la paupérisation du contingent français en Afghanistan grâce à des mails envoyés par un officier. Ce dernier voulait prévenir ses compatriotes du piteux état de leurs troupes dans ce pays en guerre. Vous vous imaginez, à l’époque, les soldats qui y étaient déployés achetaient eux-mêmes leur propre gilet pare-balle. Malheureusement un mois et deux jours après la publication de notre papier, les talibans tuaient une dizaine de soldats français dans une embuscade. Ils faisaient aussi prisonniers quatre soldats français avant de les égorger. Les familles des soldats nous ont téléphoné et remerciés pour nos révélations. Tous ces diplomates, ces militaires, ces agents de renseignement qui nous filent des tuyaux, qui nous ont fait part d’informations confidentielles, estiment qu’il est civiquement nécessaire de les publier. Depuis, les militaires envoyés en Afghanistan sont un peu mieux équipés.

Claude Angeli: «Vous pensez bien que les noms des informateurs n'étaient jamais évoqués à haute voix.»

En vous lisant, on a l’impression que les gouvernants se comportent en intouchables.
Dans ce livre, nous voulons dénoncer la politique menée par les présidents de la République qui ont déclenché des guerres. Ils ont pris des risques incroyables et ont fait n’importe quoi pour protéger leur pouvoir. De de Gaulle à Hollande, nous mettons en cause toutes les méthodes de pouvoir. 

D’où vient cette impunité? 
C’est la Constitution de la Cinquième République qui le veut. En France, nous sommes une monarchie républicaine, la protection des hommes politiques est considérable. Un président de la République ou un Premier ministre ne peut par exemple pas être convoqué par la justice, ne serait-ce qu’à titre de témoin. Passe-t-on devant le Parlement pour déclencher une opération militaire à l’étranger? Non. Sarkozy a décidé tout seul d’installer une base militaire dans les Emirats arabes unis. A l’époque, il y avait de gros risques de guerre avec l’Iran. Les Israéliens envisageaient d’entraîner les Américains dans une guerre en bombardant les sites nucléaires des mollahs. Or cette base était située à 220 kilomètres des côtes de l’Iran. Il y avait un risque considérable d’être conduit dans une guerre sans que personne n’en soit informé. Ni le gouvernement. Ni l’Assemblée. 

Un scandale parmi d’autres. 
Quand on va faire la guerre en Irak et en Syrie contre Daech - et je ne défends pas Daech, bien entendu - cela veut dire que la sécurité intérieure peut être menacée. Je ne sais pas ce qu’il faut faire, ce n’est pas mon boulot, je n’ai ni les moyens ni les connaissances pour y réfléchir. Mais ajouter la guerre à la guerre, ce n'est pas une solution. On ne combat pas le terrorisme uniquement par des moyens militaires, sinon on contribue à sa propagation. Grâce aux informations communiquées par nos lanceurs d’alerte, nous avons été les premiers à dire que, pendant plus de quarante ans, la France, les Etats-Unis et la Grande-Bretagne ont toléré que l’Arabie saoudite et le Qatar envoient des imams défendre le wahhabisme à travers le monde en diffusant un islam salafiste et en finançant le terrorisme. Aujourd’hui, tout le monde le dit, mais à l’époque le Canard était le seul à tirer la sonnette d’alarme. S’il n’y avait pas eu ces financements, l’Etat islamique n’aurait jamais pu s’emparer d’une partie de la Syrie et de l’Irak.