La cavale de trente ans d’un assassin de la Camorra

Entre 1984 et 2015, Pasquale Scotti, tueur à gages de la mafia napolitaine, a réussi à échapper aux Services secrets italiens qui l’ont traqué sans relâche. Homme de l’ombre en Italie et en Tunisie, le fantôme s’est finalement fait attraper au Brésil.

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Portrait-robot de Pasquale Scotti sur la base d'une photo d'identité des années 80 émis en octobre 2011 dans le cadre d'un mandat d'arrêt international. © Police d'Etat italienne

Quand l’agent du SISMI – Servizio informazioni e sicurezza militare (Service secret italien), réformé en 2007 – entre dans ce bar de Casoria à 9 kilomètres de Naples, le barman ne lui adresse pas un mot. Etrange, se dit-il. Après un bref coup d’œil à sa montre, il passe commande. «Comme d’habitude, merci.» Appuyé au même comptoir, un autre homme attend son café. Le 007 l’observe furtivement. L’inconnu pose péniblement le bras droit sur le zinc en s’aidant de l’autre main, et lui retourne le coup d’œil. Ils s’examinent un long moment et se sourient, tandis que la tasse de café monte lentement jusqu’à leurs lèvres. L’agent des services secrets l’a reconnu. Cela fait des années qu’il suit sa trace. Mais ce jour-là, hors de question de sortir les menottes. «Il était clairement protégé par des gorilles armés, me raconte le désormais retraité, plusieurs années après. Il aurait suffi que je mette la main à la poche pour me retrouver criblé de balles.»

Au milieu des années 1980, le spectre de Pasquale Scotti plane sur les banlieues nord de Naples. Il est le tueur à gages de la Nouvelle Camorra organisée (Nuova Camorra organizzata, NCO) de Raffaele Cutolo et le gardien du pacte entre le parti centriste de la Démocratie chrétienne et la Camorra pour la libération du conseiller régional controversé Ciro Cirillo, retenu en otage par les Brigades rouges dans le garage de sa villa à Torre del Greco, le 27 avril 1981. Blessé en 1983 lors d’un furieux affrontement armé avec la police, qui lui a coûté son arrestation et la paralysie presque totale du bras droit, Scotti s’évade le 23 décembre 1984 de l’hôpital de Caserta, en descendant trois étages à l’aide d’une corde de draps noués. Un chroniqueur de l’époque, en mentionnant cette prouesse acrobatique, écrit que l’ange gardien du mafieux portait certainement un uniforme. Et il n’a probablement pas tort. 

Pendant 31 ans, Pasquale Scotti a été un fantôme. On a tissé de nombreuses légendes à son sujet – comme celle de son surnom, «Pasqualino le collier» à cause d’un diadème de 500 millions de lires (soit 277'000 francs) offert à la femme de son boss Don Raffaele. Portrait-robot, signalements, fausses pistes, il a caracolé en tête de la liste des fugitifs les plus dangereux identifiés par le ministère de l’Intérieur italien. Le 26 mai 2015, la longue cavale de Pasquale Scotti prend fin. Les enquêteurs l’ont débusqué à Recife, au Brésil, où il avait adopté l’identité risible d’un certain Francisco Visconti De Castro, marié à une femme avec laquelle il a eu deux enfants. Une vie normale, paisible. De quoi incommoder Hannah Arendt et sa banalité du mal. C’est peut-être ce qu’il a pensé lui-même, puisqu’au moment de son arrestation ses premières paroles ont été: «C’est moi, vous m’avez eu. Mais Pasquale Scotti n’existe plus, il est mort dans les années 1980.» Un mois après cette capture, le mafieux est encore entre les murs d’une prison brésilienne dans l’attente de son extradition, qui va s’avérer pour le moins compliquée. En Italie, il doit purger une peine de perpétuité pour le meurtre de Giovanna Matarazzo, surnommée Dolly Peach. Giovanna était l’amante de Vincenzo Casillo, le numéro deux de la NCO qui se baladait dans tout Rome (et toute l’Italie) avec la carte du SISMI en poche. La femme a été tuée et enterrée dans du béton à proximité d’un pont, à la périphérie d’Acerra. Danseuse de boîte de nuit, propriétaire d’un loft à Grenoble et d’une villa à Primavalle, Giovanna en savait trop. Les hommes de Scotti l’ont capturée, torturée et exécutée froidement de deux balles dans la tête.

Annonce de l'arrestation de Pasquale Scotti, 56 ans, à Recife au Brésil, le 26 mai 2015. © Euronews

Sur les rushs des caméras de surveillance, lors de son interrogation, Scotti affirme être resté en Amérique du Sud pendant 28 années d’affilée. Avoir refait sa vie et avoir abandonné toute activité illégale. Dit-il la vérité? Cette enquête, basée sur des témoignages directs et des tractations demeurées secrètes jusqu’ici, cherche à raconter ce qui n’est pas encore officiel et à élucider le mystère des dernières années de cavale. Celles que Scotti a passées dans une énorme villa de Hammamet, en Tunisie, protégée par de nombreux chiens de garde et caméras, à quelques dizaines de mètres de la dernière demeure de Bettino Craxi – personnalité du PS italien mis en cause dans plusieurs affaires lors de l’opération Mani pulite (Mains propres), dans les années 1990. Le truand est resté là-bas jusqu’à l'émergence du printemps arabe quand il a perdu l’appui du régime de Ben Ali, l’ex-président qui avait destitué Bourghiba par un coup d’Etat «protégé» par le gouvernement italien et le SISMI en 1987. On le voit, le SISMI revient souvent dans cette histoire. Les légendes ont fleuri autour de sa fuite. Est-il mort? S’est-il retiré dans un couvent? A-t-il changé de visage? Est-il protégé par des appareils déviés de l’Etat? Tout était vrai et tout pouvait être faux.

Le véritable revirement advient seulement quelques années après sa retentissante évasion, quand son portrait-robot apparaît enfin dans la liste des trente criminels les plus dangereux d’Italie. Et ceci grâce à un groupe de policiers au nez fin qui n’ont jamais cru à la mort du boss. Tous, ou presque, paieront cher leur ténacité. La phase deux de cette traque a une date bien précise: 2007. Cette année-là, alors que le criminel manque à l’appel depuis plus de vingt ans, un mouchard des Services d’investigation antimafia de Naples enregistre une étrange conversation dans le bureau d’un notaire de la ville. Giuseppe Scotti, le frère de Pasquale,  discute de la répartition de l’héritage. Il mentionne aussi la part de Pasquale. «On ne touche pas à ses trois appartements», s’exclame-t-il. Le notaire n’ajoute rien. Il reste à disposition du client. Et prépare le document à signer. C’est la preuve que le criminel est encore en vie. Il est rare que les fantômes s’occupent des actes notariés pour les transferts de propriété. Et Giuseppe Scotti n’est pas homme à céder au sentimentalisme. Les Services d’investigation antimafia commencent alors à le chercher avec plus de conviction. Ils ouvrent un dossier rebaptisé «Ecosse». Huit hommes plus le chef suivent l’ombre du frère en France et en Espagne. Ils sont convaincus qu’un jour ou l’autre Pasquale et lui se rencontreront. Par un pur hasard, ils découvrent que Giuseppe a réservé une croisière en Méditerranée avec sa femme: dans les étapes au programme figure Tunis. Les neuf flics – dont l’agent qui l’a arrêté en 1983 en lui blessant le bras – décident de le suivre. Ils réservent trois cabines. C’est le Parquet de Naples qui paye l’addition, à Rome, on ne veut rien dépenser. Quelques heures avant d’accoster et de commencer la filature, l’improbable se produit. A la table des agents de la DIA (Direzione Investigativa Antimafia, Direction d’investigation antimafia) arrive une bouteille de champagne. Accompagnée d’un billet: «Bonnes vacances», signé Pasquale. L’opération est ratée, mais les policiers ne jettent pas l’éponge. Ils prennent en filature Giuseppe Scotti dans toute la ville à bord d’un bus. L’homme est sur ses gardes. Il semble attendre un contact. Quelque chose ne va pas. Après une petite heure, vingt policiers tunisiens encerclent le groupe d’Italiens, l’arme au poing. Ils soutiennent qu’ils ne peuvent enquêter sur le sol tunisien sans autorisation, mais c’est clairement un prétexte pour les neutraliser. Les Italiens sont impuissants, et tentent d’expliquer qu’ils ne sont que de simples touristes, en vain. Pour éviter les ennuis, ils se replient, retournent à bord du bateau et commencent à recoller les morceaux. Giuseppe Scotti a mis les voiles. Et on ne saura jamais à qui il a donné rendez-vous sur l'une des places les plus bondées de la capitale. Qui protège le fugitif à Tunis? Qui le prévient des recherches?

Fiumicino (Rome) - Pasquale Scotti, considéré comme l'un des représentants les plus dangereux de la Nouvelle Camorra organisée de Cutoli, a été extradé et arrêté en Italie le 10 mars 2016. © pupia.tv

Que le Pasquale Scotti soit en vie est maintenant plus qu’une simple hypothèse. Mais le jeu est dangereux, et il faut faire attention. Scotti et les secrets de l’enlèvement de Ciro Cirillo sont comme un câble haute tension. Qui y touche en meurt. Le dernier qui s’y est essayé a été criblé de balles place Nicola Amore, en plein dans le centre historique de Naples. Il s’appelait Antonio Ammaturo et était le chef de la Squadra mobile napolitaine – l’équivalent de la Brigade anticriminalité française (BAC). Pasquale est rusé. Habile. Et riche. Il peut compter sur des appuis insoupçonnés qui lui procurent de faux papiers, des planques sûres et des laissez-passer. C’est aussi un homme chanceux. Très, très chanceux. Car le chef de la DIA qui le traque sans relâche, passé entre-temps à la tête de l’AISI – Agenzia informazioni e sicurezza interna (les Services de renseignement intérieur italiens) – de Naples, Adolfo Grauso est mis à la porte à cause d’un dossier monté de toutes pièces avec l’aide de deux journalistes napolitaines. Grauso est un investigateur à l’ancienne qui s’est fait la main dans la police aux frontières. Un journal local insinue que dans les Services secrets napolitains, au lieu de travailler, on se gave de mozzarella et de jambon cru. Et, pour rendre le message plus crédible, des photos de Grauso et de son collaborateur sont publiées, ruinant leur anonymat. Au sommet des Services secrets romains, qui avaient de quoi s’inquiéter des enquêtes de Palerme sur l'ex-policier devenu tueur à gages pour la mafia sicilienne Giovanni Aiello, alias «Face de monstre» et des ombres qui planent sur la disparition de l’agenda rouge de Paolo Borsellino (défunt juge antimafia), on est agacé par ce faux scoop. Grauso est transféré sans pourparlers et sans même approfondir ce qui est écrit dans l’article. L’important était peut-être d’éloigner le flic. Avec Grauso sont également mutés ses plus fidèles collaborateurs, soit tous ceux qui travaillaient sur la filature de Scotti aux côtés de leur chef. La piste «Ecosse» est morte, enterrée pour toujours. Tout comme Dolly Peach.

Par chance, les hommes de la Squadra mobile entrent en scène. Ils héritent du dossier et reprennent la piste de Scotti où l’avait laissée Grauso et ses limiers. Ils reprennent les vieilles photos de «O’Collier», les portraits-robots, les développements de la police scientifique. L’objectif reste le même: Hammamet. A peine les agents ont-ils mis le pied à Tunis qu’ils sont à nouveau menacés par leurs collègues nord-africains. Et de manière plus violente, cette fois-ci. Les policiers tunisiens exhibent des mitraillettes. Les Napolitains, craignant pour leur vie, retournent bredouille à la maison. Il est évident qu’un appareil d’Etat protège Pasquale Scotti. L'insurrection populaire qui soulève toute l’Afrique du Nord a changé la donne. Et la stratégie de la capture. La Squadra mobile atteindra son but quelques années plus tard au Brésil, où le numéro 3 de la Camorra est devenu un paisible entrepreneur nommé Francisco Visconti De Castro. Les policiers le surprendront seul, sans aucun garde du corps, dans un bar, après son petit-déjeuner...

Traduit de l’italien par Joe Zerbib pour Ulyces.co d’après l’article O’Collier: l’ultimo latitante, paru dans Informant.