Paul a-t-il lui aussi une façon de penser particulière? Pense-t-il seulement, d’ailleurs? Je n’en ai aucune idée et évite de me poser la question, car à supposer que cela soit le cas, il n’a pas les mots pour le dire. Or un enfant secrètement génial qui ne sait pas lacer ses chaussures reste un enfant qui ne sait pas lacer ses chaussures. Alors que Temple a dû attendre vingt-huit ans pour se rendre compte qu’elle était dotée de capacités de visualisation hors normes, Paul n’est qu’un bambin et l’urgence n’est pas de lui découvrir des facultés cachées mais de lui enseigner les compétences les plus élémentaires... Un gros morceau a ainsi été mis au programme de cette deuxième année de classe Soleil: la propreté. Pour ce faire, nous devons tous nous coordonner, des parents à l’école en passant par les thérapeutes qui interviennent à domicile et au local de l’association où le petit passe tous ses mercredis après-midi. On a isolé un renforçateur particulièrement convoité – des crocodiles Haribo – auquel Paul n’aura plus accès nulle part ailleurs (interdiction de lui en proposer au goûter ou de les utiliser lors d’une autre activité). Il cesse de porter une couche la journée et on l’amène toutes les demi-heures aux toilettes en ayant soin de le faire boire autant que possible pour lui donner envie d’uriner. S’il urine effectivement sur le trône, il recevra un crocodile et sera félicité avec enthousiasme, façon pom-pom girls en délire: «Bravo, petit Polo! Tu as bien fait pipi aux toilettes, c’est génial!! T’es un champion!! On t’adore!!» Si rien ne se produit, on le fera se lever au bout d’une minute en le félicitant, mais de façon plus modérée, pour avoir coopéré («C’est bien, Paul, tu t’es bien assis et tu as bien attendu») et il reprendra ses activités. On escompte comme toujours que Paul associera les friandises au fait d’uriner dans les toilettes. Une fois que ce sera le cas, et qu’il aura pris l’habitude de s’y rendre chaque fois que c’est nécessaire, on diminuera la taille du crocodile, passant d’une moitié à un tiers, puis un quart, une fois sur deux, une fois sur trois, une fois sur quatre, puis de façon aléatoire... A terme, faire ses besoins au-dessus d’une cuvette étant a priori plus agréable que les faire sur soi, la disparition des friandises de l’équation ne devrait pas poser de problème.
Telle est la théorie. Dans la pratique, rien ne se passe comme prévu. Jour après jour, Paul s’assied gentiment où on lui dit de s’asseoir mais s’en tient là. Il enchaîne les «accidents», mouillant avec constance ses pantalons, et attend la nuit, où on lui remet la couche, pour le reste. Les semaines se transforment en mois sans qu’on note d’évolution, au grand découragement des uns et des autres – amener au petit coin quinze fois dans la journée un bambin de plus en plus récalcitrant n’est pas une sinécure, surtout quand c’est en vain. A la fin, Paul en a lui-même tellement assez qu’il en vient à mordre ses malheureuses accompagnatrices. Le protocole est aussitôt interrompu pour éviter que les toilettes ne deviennent un objet d’aversion – Paul doit les apprécier ou du moins les tolérer pour que la procédure fonctionne – et il recommence donc à porter sa couche en journée sans que personne ne l’embête plus, ce qui le satisfait pleinement.