Archéologie pop à New York

© John Short
Le Studio 54, le mythique club new-yorkais.

Au cours du XXᵉ siècle, Manhattan a été le berceau d’avant-gardes artistiques décisives. Mais que sont devenus ces lieux qui les ont vues s’inventer? De cette question est né un livre, Unforgotten New York. De Burroughs à Warhol, il dresse la cartographie inédite d’un New York méconnu.

John n’est pas pour qu’on sonne comme ça, chez des inconnus, sans s’être annoncé, sans même savoir sur qui on va tomber. Le savoir-vivre, il est vrai, commande qu’à cette heure on n’importune pas les gens. Pas plus ici à Manhattan qu’à Genève ou à Camden. Pour cette prudence dont il fait preuve en cette matinée où le Lower East Side semble à peine se réveiller, je l’aime déjà bien, John Short.

Seulement, devant moi, l’interphone du 222 Bowery offre ses buzzers. J’ai envie d’appuyer. Ça me démange. Voir justement ce que cela donnerait de débarquer à l’improviste là où vécut William Burroughs et demander à visiter son «Bunker»: un sous-sol, ignoré de ceux qui n’en pincent pas pour le «Vieux Bill», mais qui, durant une grosse décennie, fut l’antre où l’auteur du Festin nu créa, baisa et reçut les membres du gotha pop international – de Susan Sontag à Andy Warhol ou Mick Jagger.

Sur le seuil du 222, un couple de clochards recroquevillés sous un monceau de cartons fanés. L’un d’eux nous observe, l’œil vide, comme déjà mort. John, poli, son sac photo plaqué contre lui, risque un bonjour. Pas de réponse. Moi, je fixe les buzzers épuisés, encastrés à même la grille d’une brown house qui, dans les années 1930, était encore une YMCA (Young Men’s Christian Association, soit UCJG, Union Chrétienne de Jeunes Gens). La première d’Amérique.

Le Bowery était alors cette artère populaire célèbre tant pour sa concentration de distilleries et de brasseries piteuses, que pour la densité de ses communautés juives et allemandes survivant dans une poche urbaine miséreuse. Un train aérien traversait cette avenue sans grâce; son pont jetait sur les immeubles alentour une ombre permanente, grasse, propice aux rudesses qui collèrent longtemps à la réputation de ces lieux. A Trip to Chinatown, une comédie musicale créée à Broadway en 1891 la célébrait, résumant même assez bien la chose: «The Bow’ry, the Bow’ry!
 / They say such things, 
/ And they do strange things
 / On the Bow’ry! / The Bow’ry!
 / I’ll never go there anymore!
»

«Bowery song, A Trip to Chinatown», créé en 1891.

Depuis? Cette portion de Manhattan a connu une trajectoire singulière: l’avenue où se concentraient les commerces les plus louches de l’île a vécu la brusque liquidation de ses saloons à la prohibition, puis l’émergence provisoire d’une population middle class, enfin, une brutale plongée dans les ténèbres durant les seventies. En 1974, alors que l’East Village devenait une zone de non-droit, un carrefour de cauchemar où régnait l’héroïne «Super Nova», William Burroughs y posait justement ses valises. Ce matin de novembre 2011, John Short et moi, on marche dans ses pas. 

Déjà plus de dix minutes qu’on est là à hésiter et grelotter dans nos vestes de minets en ce matin automnal où d’autres accompagnent leurs gosses à l’école. Et les buzzers face à nous qui proposent toujours, obstinés, «The Bunker», «Giorno Poetry», «Giorno». Alors, je sonne sur chaque bouton. John Short, mes manières, ça l’agace. Sauf que, miracle, ça marche! Sauf qu’une voix gueule dans l’interphone: «Vous voulez quoi?» J’explique, balbutiant dans mon anglais malhabile, un projet de bouquin, de photos, Burroughs, «The Bunker»…

Court métrage de Ram Devineni sur William S. Burroughs et les conséquences dévastatrices du bombardement d'Hiroshima.

Durant un instant, rien. Puis un fracas mécanique. La porte du 222 Bowery s’ouvre, offrant pour seule perspective un hall vétuste, sombre, sale. Sol damé de carreaux noirs délavés. Halogènes gris rivés au plafond. Murs verveine, décatis et comme froissés par endroits. Escalier ciselé dans un marronnier, lessivé depuis le temps qu’il est là à lutter pour se tenir droit. «Montez», commande une voix, suave cette fois, depuis le premier étage.

Sans l’imaginer tout à fait, l’histoire de notre livre débutait ici.

Deux semaines plus tôt, j’étais dans ce restaurant russe de Camden, Londres, où je rencontrais John Short pour la première fois. Sol moquetté rouge pétard. Murs bordeaux. Déballage de bibelots folkloriques partout, comme tout droit sorti d’une foire artisanale slave. Un vieux truc d’Alekseï Maslennikov joué à fond.

Après avoir goûté une nourriture plutôt grasse, grise, au fumet étouffant, et observé quelques familles occupées à bruncher en silence, j’ai songé à me tirer. Mais mon Anglais s’est finalement présenté. Grand, élancé, coupe fifties impeccable et barbe naissante que relevait un teint joliment buriné, le garçon en jetait.

Pour nous présenter, David Tanguy, graphic designer talentueux et ami de longue date. La veille, je lui soumettais une idée. Il me manquait un photographe pour la tester. Et de photographe, je n’en connaissais pas avec qui il vaille travailler. David contacta alors John, qui, pour sa part, se chargea de réserver dans ce bouge où finalement on se rencontrait. Mis à part son bonjour, je ne crois pas qu’il ait dit grand-chose, cet homme raffiné.

Après, David a résumé mon projet: pénétrer dans les lieux où la pop culture et les avant-gardes culturelles se sont développées à New York au cours du siècle passé. Là, les photographier. Plus tard, dans le cadre d’un livre, mettre ces clichés en dialogue avec des images d’archives et les propos rapportés des acteurs ou témoins de ces aventures, pour quelques-unes oubliées. Je soulignais que nous attendait un projet au processus, long, cher, casse-gueule, à l’issue éditoriale absolument incertaine. Je pensais l’intimider, Short. Mais lui se contentait d’écouter, stoïque, absolument concentré. En ayant terminé, j’ai demandé: «T’en penses quoi?» Un silence. Et puis «Ok».

«Ok» pour «oui»? Et un «oui» lâché comme tombe une décision gravement mûrie. «Oui», pour un coup d’essai ensemble programmé dans deux semaines à New York. 

Enfin «oui » pour photographier en argentique, selon un processus minutieux, presque contemplatif, sans lequel la photographie pour ce natif de Liverpool est au mieux un hobby. «Combien de temps sur place?» il a simplement demandé. «Quatre jours max», j’ai dit. 

Quatre jours, parce que, je n’avais pas un sou de côté. Je devais m’en sortir en vendant à la RTS une déclinaison radio de ce coup d’essai. John, lui, payerait de ses propres deniers. David, pour sa part, s’est poliment inquiété de mon niveau d’anglais…

Ici, on pourra ignorer comment naît une idée pour préférer interroger une évidence: pourquoi New York? Pour l’histoire souterraine qu’elle conte du XXe siècle. Un itinéraire marqué par des vagues d’immigrations successives, intenses, parfois spectaculaires, et ininterrompues jusqu’à aujourd’hui. Sans ce phénomène, rien des innovations esthétiques, artistiques ou urbaines pour lesquelles la Grosse Pomme se loue toujours n’aurait été possible. Il n’est pas non plus sot d’assurer que «l’identité américaine» telle qu’on l’admet communément est née ici.

Par le biais du métissage, du brassage multiculturel et la puissance d’une foi singulière en un rêve promis accessible à tous: «en être». Se faire «américain». Pleinement. S’inventer un destin. Peut-être se remplir les poches. De cette impulsion née de l’instinct de survie de millions de familles européennes immigrées ici (le seul centre fédéral d’immigration d’Ellis Island enregistra plus de 12 millions d’immigrants durant ses 62 années d’activités, 1892-1954), New York a développé une aptitude inouïe à constamment se réinventer.

Un lieu commun? Peut-être. Mais rarement fut médité le prix que la cité a dû payer pour cette rare capacité: la disparition quasi systématique des espaces qui ont fondé son épopée humaine et artistique. Mais à l’instar de l’Amérique, Gotham n’aime pas se souvenir! Ici, l’efficacité et l’efficience font loi.

Dans cette mécanique, ce qui est jugé inutile est aussitôt transformé et recyclé. Ainsi, l’immense majorité des lieux légendaires, lofts, studios et galeries qui ont accompagné l’histoire artistique de Manhattan au cours du XXe siècle ont été effacés. Pas une plaque apposée pour les commémorer. A leur place ont été édifiés bureaux, laveries, pharmacies ou parkings. Des espaces fonctionnels qui, dans leur ensemble, n’ont conservé que peu, voire pas de traces des aventures menées.

Alors que sont devenus les lieux où des aventures artistiques cruciales se sont jouées à New York au cours du siècle passé? Que sont devenus le dernier loft de Jean-Michel Basquiat, les Factory II et III d’Andy Warhol, le studio de répétition de Merce Cunningham, le club punk CBGB, l’«Underground Cinémathèque» de Jonas Mekas ou encore le «Bunker» du «Vieux Bill»?

Réunis, ces espaces résument l’héritage culturel que Manhattan nous a légué. De cette intuition partagée, John Short, David Tanguy et moi-même avons voulu faire un livre. Mais en lançant ce projet, nous ignorions simplement ce que nous allions trouver…

Survêtement de coton sombre, sourire clair, coupe au bol d’un gris argenté, manières souples, polies par des années de méditation Vipassana, le poète John Giorno, septante-cinq ans à l’époque, nous reçoit sur son perron. Dans l’air flotte un arôme capiteux fait d’herbe, d’encens et de lilas mêlés. Pas très sûrs, un peu intimidés, on dit «hi». Pour réponse, le poète nous jette un «entrez».

On découvre alors un vaste espace aux murs sales sur lesquels reposent des canevas peints aux inscriptions jurant «Say No to Family Values» ou «Life is a Killer». Un lit recouvert d’un plaid bariolé fait office de canapé. Hésitants, on s’y installe. Giorno prend lui place sur un pouf indien. Auteur libre, ami intime de William Burroughs, Patti Smith ou Allen Ginsberg, autrefois amant de Warhol (accessoirement aussi acteur de son premier film, Sleep, 1963), cette mémoire de tout ce que New York a connu d’avant-gardes créatives au cours du demi-siècle passé, nous fixe, indolent.

Silence. Bientôt, malaise. Enfin, comme ça ne vient pas, Giorno prend finalement les devants: «Bon, les gars, rappelez-moi: vous êtes là pour quoi?» Je balbutie un truc. Short précise ma pensée de cette voix douce, modulée, qu’il a. Et tandis que dans mon ventre quelque chose jure que Giorno s’apprête à nous faire déguerpir net, le poète nous propose d’attendre un rien, annonçant qu’il s’en va chercher les clefs du «Bunker».

Un café et une clope: je ne songe plus qu’à cela en fait. Mais déjà l’auteur du poème Cancer In My Left Ball dévale les escaliers jusqu’au rez-de-chaussée et une porte blindée gris fusil. On le rejoint, pantelants. Déjà, Short prépare son boitier. «J’occupe aujourd’hui trois espaces dans cet immeuble, déclare Giorno, manipulant un trousseau corrodé, dont l’atelier que vous avez vu où je peins, ainsi que l’ancien appartement de William juste ici… Au fait, vous savez que Fernand Léger et Mark Rothko ont aussi vécu dans ces étages?»

John Giorno, performance, «It Doesn’t Get Better».

Crissement d’une clef. Crépitement d’un interrupteur. Un large espace souterrain privé de lumière naturelle révèle soudain son décor: un autel bouddhiste Nyingma bordé de vastes tapis tibétains, une rangée de pissotières d’internat, une kitchenette équipée et quelques tableaux épinglés – dont un original de Keith Haring et son entrelacs de bites furibardes.

J’avance prudemment, certain que dans cet espace intimidant «Uncle Lee» surgira brusquement un pétard à la main. «La chambre de Burroughs est ici», signale Giorno qui, à la manière d’un guide attentionné, invite à pénétrer dans un carré sobre aux murs jaunis, que bordent des rangées verticales de conduits de canalisation. Mobilier comme chiné au coin de la rue, literie d’avant-guerre, tapis flétri, une Underwood «standard type 3» posée sur une table tremblante: la planque de l’auteur de Nova Express à New York dès son retour douloureux d’Angleterre en 1974 – et jusqu’à sa mort.

«Lorsqu’il a emménagé ici, se souvient John Giorno, William rentrait d’une cure de désintoxication particulièrement pénible à Londres. Le Festin nu (1959) lui avait valu une renommée progressive en Europe, puis aux Etats-Unis. Pour autant, il était fauché. Allen Ginsberg lui a alors dégotté un poste de professeur de littérature à City College – qu’il ne conserva qu’un temps. Enseigner le barbait. Je lui ai proposé de louer cet endroit pour quarante dollars par mois. Il l’a tout de suite adopté, y déposant le peu qu’il possédait: quelques vêtements et cette machine à écrire avec laquelle il a notamment écrit les romans Port of Saints (1975) et Cities of the Red Night (publié en 1980). Après son départ pour Lawrence, Kansas, en 1982, William a conservé le “Bunker”. C’est en quelque sorte resté sa base arrière à Manhattan jusqu’à son décès en 1997. Depuis, j’ai décidé de tout conserver en l’état.»

En témoigne cette cible jaunie, punaisée au mur depuis les eighties. «L’un des plus beaux tirs de William», rit Giorno, tandis que John photographie les nuances infimes, intemporelles, de ce tombeau de la Beat Generation.

«Regardez ici, indique le poète. Burroughs a même daté et signé cette cible, comme l’exige la tradition des tireurs. Pour lui, ces choses étaient de la plus haute importance! Je me souviens d’ailleurs avoir été le témoin de ce tir. Mais j’ai été le témoin de tant de choses, vous savez. A commencer par l’évolution spectaculaire de ce quartier. Vous n’avez pas connu le Bowery durant les seventies, n’est-ce pas? Non, vous êtes trop jeunes tous les deux. Mais au-delà des grilles de cet immeuble, il y a trente ans peut-être, c’était l’enfer, vous savez. C’est d’ailleurs pour cela que Burroughs a adoré vivre sur le Bowery. Il était en plein dans son sujet».

William Burroughs, «Shooting William Shakespeare», Lawrence, Kansas, 1995.

Alors que s’est-il produit pour que, passées les postures triomphantes arborées après-guerre, New York se réveille KO à peine deux décennies après? Résumée, cette trajectoire chaotique, tragique par endroits, offre à méditer sur un préalable observé tout au long du siècle passé: sans crise économique, flux migratoire intense et violences politiques, pas d’émergence d’avant-gardes artistiques. Une mécanique immuable que Manhattan a traduite comme nulle autre cité.

Voyez. Durant les fifties: Big Apple compte parmi les villes les plus prospères du monde. Sa fortune? Son port. Son atout? La masse issue de l’immigration du début du siècle. Son obsession? La modernité et ses avatars: vitesse, performance, efficacité. Une génération d’artistes en butte au provincialisme qui définissait à peine plus tôt l’art américain fait alors vœu de réforme.

Une suite d’avant-gardes surgit. Ses hérauts se nomment Jackson Pollock, Robert Rauschenberg, Merce Cunningham ou John Cage. Abstract expressionism, minimalism ou conceptual dance en mettent plein la gueule aux académismes dès lors relégués comme vieille chose inutile. Brusquement arrachée à son autarcie artistique et hissée au rang de capitale artistique mondiale, New York donne désormais le ton dans tous les domaines de la création.

«This is New York», un regard sur le New York triomphant des années 50, archives.

Sixties: une vague d’avant-gardes parfois radicales s’organise dans une zone principalement peuplée d’entrepôts et que borde Canal Street au sud: SoHo. En compagnie des membres de The Film-Maker’s Cooperative, première coopérative au monde de diffusion du cinéma indépendant et expérimental, le cinéaste lituanien Jonas Mekas ouvre un lieu multidisciplinaire au 80 Wooster.

Au sous-sol s’installe George Maciunas, père du mouvement Fluxus. Dans la cour, Yoko Ono organise des happenings. Au rez-de-chaussée, une vaste plate-forme accueille les concerts de La Monte Young, du jeune Philip Glass, mais aussi les chorégraphies de Trisha Brown ou des projections de films expérimentaux.

Andy Warhol y assiste. Bientôt, ce dernier abandonne provisoirement la peinture pour se consacrer à une œuvre cinématographique dense, absolue. Bientôt aussi, artistes et galeries indépendantes colonisent SoHo, précipitant la naissance d’autres lieux propices aux innovations esthétiques: The Kitchen ou 112 Green Street/White Columns. New York domine le monde de l’art sans partage.

Archeologie pop New York Archeologie pop New York
The Gymnasium, aussi connu sous le nom de Sokol Hall, où Andy Warhol et le Velvet Underground donnèrent des concerts hebdomadaires. © John Short

Seventies: l’implantation de galeries commerciales dans SoHo fait flamber le marché immobilier. Les loyers s’envolent. Créateurs et galeries indépendantes sont délogés, bientôt forcés à migrer dans les quartiers sud de Manhattan: Lower East Side et East Village, des neighborhoods aux airs de zones de guerre abandonnées à la criminalité. 

Au bord de la ruine, lâchée par l’administration Ford sur le mode drop dead (va crever), New York devient «la métaphore de ce qui pourrait ressembler aux derniers jours de la civilisation américaine», selon David Burnham, éditorialiste du New York Times.

Une ville «gouvernée par des imbéciles», où les citoyens «vivent à la merci de ses criminels qui, plus souvent qu’on ne le croit, sont protégés par une entente contre nature entre civils libertaires et flics pourris». Une Babylone à l’air vicié. A la circulation impossible. Où «les services diminuent et le moral est si bas que, si vous ne commandez qu’un café dans un restaurant, vous risquez de vous en prendre une.»

L’expérience progressiste des sixties avait pour de bon dévié de sa course. Le grand consensus qui avait jusqu’ici caractérisé la vie américaine était remplacé par une mentalité d’assiégé. Désormais, la peur régissait tout. Hier, elle était encore liée aux transformations rapides d’une cité historiquement déchirée par de puissantes forces contradictoires (richesse et misère, nationalisme et immigration massive, modernité et archaïsme, etc.)

Cette fois, elle était devenue visible, dictant le pouls de Gotham, se devinant en permanence et partout, «derrière tous ces magasins qui ferment plus tôt, parce que les rues sont devenues sinistres et que les clients ne s’y baladent plus après le dîner pour aller chercher les journaux du soir et des cornets de glace», comme le résumait Burnham.

Maintenant, tâchez de vous mettre dans la peau d’un teenager ou d’un créateur durant ces années où New York disputait le titre de capitale américaine du crime à Washington DC, Baltimore et Détroit. Où elle affichait ses quartiers sud à l’agonie: théâtre effarant peuplé de junkies errants, de braseros par dizaines aux coins des rues, de clodos tremblants, cuits. Où Manhattan était cette lisière d’Amérique, peuplée de types tournés dingues, de gamins paumés ou de prostitué(e)s bousillés à la dope écumant les halls d’immeubles abandonnés. Partout des échoppes bouclées. Des entrepôts glauques. Des shooting factories aveugles…

Alors, avouez! Sérieusement, où d’autre auriez-vous voulu vivre en 1974-1975? D’autant que le cœur des seventies était de sacrées bonnes années à New York City! Le disco tendait vers son acmé et un écho enflait depuis une poche de misère, le South Bronx, où un truc neuf, affolant, le hip-hop, était sur le point d’exploser. Un groupe de zonards portant Converse All Stars et perfectos, The Ramones, inaugurait la vague punk rock depuis le CBGB, un bouge miteux niché au 315 Bowery.

«Will» Burroughs publiait Exterminator. Jonas Mekas présentait Lost, Lost, Lost. Merce Cunningham créait Sounddance. Andy Warhol retournait à la peinture, rejoint quelques années plus tard par un gamin solaire alors occupé à tailler sa légende à coups de graffitis sur les murs du Bowery: Jean-Michel Basquiat.

Où d’autre vivre alors?

Les clochards avachis sur le seuil du 222 Bowery ont disparu. Où sont-ils passés? Aucune idée. Depuis notre position, John Short et moi pouvons distinguer les lignes élégantes du New Museum que cernent des enseignes de restaurants branchés, de galeries d’art contemporain, de boutiques trendies. Traînez par ici aujourd’hui, et il ne vous arrivera rien, promis. Pas même la nuit. Dans cette partie de Manhattan se concentrent essentiellement désormais des familles bobos et un tourisme docile.

En somme, il s’agit d’un quartier gentrifié comme un autre. Agréable. Bien pépère. Une clope sur ce trottoir. L’adrénaline qui retombe. Une liste d’adresses sortie de ma poche qu’on parcourt ensemble au hasard. «Le CBGB est tout près, dis. A peine plus au nord, au 315 Bowery. Pourquoi ne pas… Il n’est pas 10 heures. On n’a pas rendez-vous, mais avec un peu de chance…»

Un type du genre hipster nous accueille fraîchement à l’entrée du 315. Nous ne sommes pas des clients. Ça lui pose problème. Il tergiverse. On insiste. Il finit par lâcher. On obtient le droit de photographier «vingt minutes», mais «pas une de plus». Une musique qu’on entendra par la suite souvent. Cette fois, plutôt que de se précipiter, on reste un moment là, à observer ce qui nous entoure.

Le sort qui fut réservé au CBGB après sa fermeture en 2011: un magasin de fringues où le styliste John Varvatos vend désormais ses créations. Le propriétaire a eu la bonne idée de conserver intactes certaines portions des murs originaux. Affiches et stickers d’époque apparaissent sous verre. De beaux livres retraçant l’aventure punk attendent, disponibles à la vente sur de lourdes tables basses. On a beau chercher une trace du nom CBGB dans ce lieu, rien. Pas plus dans l’espace où le club punk tenait autrefois un bar.

Aujourd’hui, une boutique y vend du textile rock, vulgaire et bon marché. On y trouve des tee-shirts au logo Ramones pour quinze dollars. Des jeunes filles pendues à leur iPhone, un gobelet en carton siglé du logo fair trade à la main les portent large sur leggins noirs et bottes en croco. «Blitzkrieg Bop?» on leur demande. Rétives, elles nous envoient bouler. C’est que leur génération paraît être principalement concernée par la nourriture. A ce titre, tout autour, les coffee shops bio ont pullulé. Jusqu’au coin de Great Jones Street, où se situe le dernier loft occupé par Jean-Michel Basquiat jusqu’à sa mort en 1988.

Patti Smith, «Banter», poésie, dernier concert donné au CBGB, 2011.

Là encore, on nous laisse entrer et photographier ce que cet espace est devenu – en l’occurrence, un bureau occupé par des architectes japonais. Plus loin vers l’ouest, ce sera le 80 Wooster aujourd’hui transfiguré en boutique si peu élégante où se vend du cachemire himalayen. Plus bas, l’espace pluridisciplinaire The Kitchen devenu une galerie d’art somptueuse. Le Paradise Garage du DJ disco Larry Levan transformé en garage triste et dépeuplé.

Le Studio 54, un bête théâtre off-Broadway, et si peu glamour malgré le soin apporté à la conservation des lustres qui marquent son entrée. Le Café Society, où Billie Holiday chanta pour la première fois Strange Fruit, reconverti en théâtre de poche. L’Electric Circus où le Velvet Underground participa au spectacle Exploding Plastic Inevitable monté par Warhol: un supermarché chinois réfrigéré, déprimant.

Le Gas Light Café où Bob Dylan débuta: un espace abandonné aux rats. La Factory II de Warhol: le bureau-appartement cossu d’un éditeur de poésie italienne. La Factory III: des bureaux d’avocats d’affaires. Le studio où Jack Kerouac écrivit Sur la route: un appartement high-tech actuellement occupé par un trader de pas même vingt-cinq ans…

Durant quatre ans, à raison de trois séjours prolongés, de pas mal de fric sacrifié, d’un temps colossal à rechercher et à convaincre, on aura égrené tous ces lieux, et puis d’autres encore, dont on trouva les adresses dans des bouquins d’art, des biographies, monographies, essais ou blogs consacrés à New York. On aura frappé à mille portes, depuis les avenues muettes de l’Upper East Side jusqu’aux ruelles mélancoliques bordant le Brooklyn Bridge. On aura adopté cent stratégies d’approche, souri et remercié mille fois. On aura marché beaucoup, enragé parfois, ou bien jubilé souvent dans un New York hostile ou séduisant, brutal ou secret.

Plus de cinquante lieux visités et photographiés au compteur, alors. Quarante finalement conservés. Pour nombre d’entre eux, on a éprouvé un choc esthétique à leur découverte.

Pour autant, nulle part nous n’avons ressenti ce qui nous attendait au 222 Bowery, première étape de notre enquête: ce «Bunker» apparu intact, inviolé, pareil à un mausolée où flottait encore quelque chose du parfum de son légendaire locataire.

Et maintenant?

Maintenant on l’observe ce livre, Unforgotten New York, en s’étonnant presque de ce qu’il conte en vrai. Non pas une enquête menée autour d’une mémoire de New York, comme on l’avait cru au début. Mais un voyage archéologique où s’observe, par le biais des lieux où elle s’est créée, la cartographie d’une grammaire pop commune – à présent par tous assimilée – digérée. Une grammaire dont la nature puise dans le caractère même de Manhattan: le changement, gage de mouvement constant et garantie de survie.

Infographie réalisé par Guillaume Legueret, sept.info. Tous droits réservés.