Idées préconçues, indices négligés et enquête bâclée (4/7)

© Gerd Altmann

Les procureurs de l'Arizona réitèrent leur théorie sur le meurtre de Rachel Gray alors que les preuves s'effondrent autour d'eux. La blessure mortelle de la fillette n’a pas été infligée dans les 12 heures qui ont précédé son décès le 2 mai 1994, affirment les experts médicaux.

31 octobre 2017. Au deuxième jour d’audience devant le Tribunal de district américain de Tucson, en Arizona, la sergente Sonia Pesqueira plisse les yeux en observant l'écran placé devant la barre des témoins. On y distingue un objet découvert sur la scène de crime d’une affaire sur laquelle elle a enquêté en 1994: le meurtre d'une fillette de quatre ans. L'objet - une lettre récupérée dans une caravane où l'enfant avait vécu - est un élément de preuve qui aurait pu, qui aurait dû, fournir une piste à suivre. Le défenseur public fédéral adjoint de l'Arizona, Cary Sandman, demande à Sonia Pesqueira si elle reconnait le document. Elle jette un coup d'œil au moniteur: «Je ne distingue pas ce qui est écrit.» Elle a laissé ses lunettes à la maison. «Puis-je vous interrompre un instant?» intervient le président du tribunal Timothy Mark Burgess. Il n'est pas encore 10 heures du matin. Cette audience de témoins est agendée depuis des mois. Il a voyagé de l'Alaska pour diriger les débats. Et... «Il est tout simplement inacceptable d’avoir planifié cette audience depuis si longtemps pour que le témoin nous dise maintenant qu’elle n’arrive pas à lire ce document», signifie-t-il. Sonia Pesqueira s'excuse. Mais la patience est à bout. Son enquête a envoyé un homme dans le couloir de la mort. Pendant 23 ans, cet homme a juré qu'il était innocent et il y avait de bonnes raisons de penser qu'il pouvait dire la vérité. Mais les procureurs se sont battus pour maintenir sa condamnation. Et maintenant, reprenant son rôle d’enquêtrice principale, Sonia Pesqueira livre un témoignage frustrant. Il y a juste trop d'indices qu'elle a apparemment ratés; des pistes manifestes qu'elle n'avait pas vues. Les lunettes oubliées constituent une métaphore presque trop évidente. Le président Burgess lui demande si elle habite loin. Trente minutes, répond-elle. Burgess lui tend alors ses propres lunettes. Elle les met et sourit: «Cela aide beaucoup.»

A l’autre bout de la salle d'audience, Barry Jones est assis dans une combinaison orange, menotté à une chaîne ventrale. Il n'a pas revu l’inspectrice depuis plus de deux décennies. Mais il se souvient bien d'elle. En 1994, elle l’avait interrogé sans pitié dans les locaux du shérif du comté de Pima, l'accusant d'avoir tué Rachel Gray, quatre ans, la fille de sa petite amie. Barry Jones avait emmené la petite à l'hôpital quelques heures auparavant, mais elle était déjà morte à son arrivée. Elle avait une lacération du cuir chevelu et était couverte d'ecchymoses. Elle saignait aussi du vagin. Avant même que le médecin légiste ait déterminé la cause du décès, Barry Jones était devenu l’unique suspect de Sonia Pesqueira. En 1995, il fut reconnu coupable de viol et de meurtre. Condamné à mort. Alors que tous ses recours avaient été rejetés, Barry Jones a eu un coup de chance en 2012: une nouvelle jurisprudence de la Cour suprême des Etats-Unis lui a permis de défendre sa cause devant un tribunal fédéral en invoquant l'assistance inefficace de ses avocats. En effet, les défenseurs de Barry Jones avaient été totalement déficients, leur travail insuffisant. Ils n’avaient appelé aucun expert à la barre et s’étaient contentés d’un seul témoignage: celui de la propre fille de Barry Jones âgée de 12 ans. Pour déterminer si la défense avait effectivement violé ses droits au sixième amendement, le juge Timothy Burgess a accordé une exceptionnelle audition de témoins et examen des éléments de preuve. Si Barry Jones le convainc, il aura droit à un nouveau procès, voire être libéré.

L'audience, prévue sur sept jours, a débuté fin octobre 2017 au Palais de justice américain Evo A. DeConcini, un bâtiment postmoderne de six étages situé dans le centre-ville de Tucson. Sean Bruner et Leslie Bowman, les avocats de Barry Jones en 1995, ont été parmi les premiers à être entendus. Ils ont concédé avoir fait de nombreuses erreurs au cours du procès. Ils ont été suivis par quantité d’experts de toutes les disciplines de la médecine légale: pathologie, biomécanique, psychologie, interprétation des taches de sang... Tous ont présenté des éléments scientifiques convaincants que les jurés en 1995 n’avaient jamais entendus. Des preuves qui auraient probablement soulevé des doutes raisonnables quant à la culpabilité de Barry Jones. Timothy Burgess était attentif, concentré et posait beaucoup de questions. Sonia Pesqueira était l'avant-dernier témoin à être auditionné. Habillée d’un top noir et d’un cardigan bleu vif, elle respirait la confiance du policier vétéran. Les représentants du Ministère public de l’Arizona avaient demandé à ce qu’elle soit autorisée à s’asseoir à leur table tout au long de l’audience, une demande pour le moins inhabituelle qui témoignait de son engagement durable dans cette affaire. Mais maintenant, à la barre des témoins, Sonia Pesqueira semble beaucoup moins sûre d'elle-même - parfois même incroyablement bornée. Lorsqu'elle est interrogée sur une piste spécifique qu'elle n'a jamais suivie, elle reconnaît que celle-ci est absente de ses rapports. «Ce qui signifie que si ce n’est pas dans votre rapport, vous ne l’avez pas examinée?» demande le président. «Je ne l'ai pas documentée, oui», précise-t-elle. Il y a une différence entre documenter et faire, insiste le magistrat: «Si vous aviez fait quelque chose, vous l’auriez documenté, n’est-ce pas?» «Oui.» En d’autres mots, si ce n’était pas dans le rapport de police, cela n’avait tout simplement pas été fait.

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