Elishia Sloan avait 15 ans lorsque l’ex-petit ami de sa mère est entré le couloir de la mort pour un crime qu’il jurait ne pas avoir commis. C’était en 1995. Barry Lee Jones était accusé du viol et du meurtre d’une fillette de quatre ans dans le camping de Desert Vista à Tucson en Arizona. Elishia y avait vécu en compagnie de Barry et de sa mère, Joyce Richmond, qui se faisait alors appeler Rose. Le couple était dépendant à la drogue, ce qui semblait être commun à tous les adultes résidant dans le camping. Mais Elishia avait confiance en Barry qui se comportait comme un père avec elle. «C’est étrange, parce que d’habitude, en tant que pré-adolescent, tu as plutôt des réflexions du genre: "Tu n’es pas mon père", me confie-t-elle. Mais ce n’était pas comme ça.» Elle n’a jamais cru à sa culpabilité.
Tandis qu’il attendait son procès, Barry correspondait avec Elishia et sa mère depuis la prison de Pima County. Il tentait alors de rester optimiste comme en témoignent les enveloppes illustrées de bandes dessinées qu’il leur envoyait. Mais après avoir été reconnu coupable et condamné à la peine de mort le 29 avril 1997, Elishia et sa mère ont fini par perdre contact avec lui. Elishia s’est mariée à un garçon du camping avec qui elle a eu trois enfants, puis a divorcé et s’est installée dans le Montana avec sa mère qui s’est sevrée. Au fil des années, elles n’ont cessé de s’informer régulièrement sur le statut de Barry, disponible sur le site internet du département de l’Administration pénitentiaire d’Arizona. «C’est un sentiment effrayant que de regarder cette page, admet Elishia. Mais Dieu soit loué, elle affichait toujours "actif"» Ensemble, elles sont revenues à Tucson en 2017. Début octobre 2018, tandis qu’elle cherchait le nom de Barry Lee Jones sur Google, Elishia a découvert une série d’articles le concernant publiés sur The Intercept. Ceux-ci listaient les nombreuses incohérences et négligences qui ont émaillé sa condamnation: opinion préconçue et travail policier bâclé de la part du Bureau du shérif du comté de Pima; preuves peu fiables, du témoignage visuel discutable à la science de pacotille; résultats arrangés par un examinateur médical pour soutenir la position de l’Etat. Quand Elishia eut terminé le troisième article de la série, elle a annoncé à sa mère que la condamnation de Barry avait été cassée. Elle a alors recherché ses avocats et s’est entretenue avec Andrew Sowards, un inspecteur affilié au Bureau du défenseur public fédéral de l’Arizona à Tucson. C’était le 11 octobre 2018. Le lendemain, Barry Lee Jones était attendu au tribunal.
Ce matin-là était gris et pluvieux. Elishia, 38 ans, T-shirt flanqué de l’inscription «Rock’n’Roll Forever», et sa mère, 68 ans, jeans, haut corail et chaîne en or, se rendent à bord de leur camionnette Ford noire à la Cour fédérale de district au centre-ville, et montent au sixième étage. A 9 h 20, Barry est amené dans la salle d’audience et assis quelques mètres devant elles. Dans sa combinaison orange et avec ses rares cheveux fins et gris, il est presque méconnaissable. Les commissaires américains entrent et sortent de la salle d’audience alors que les deux femmes tentent de suivre les allées et venues entre les avocats et le juge fédéral Timothy Burgess. Celui-là même qui a cassé trois mois plus tôt, le 31 juillet 2018, la condamnation de Barry Lee Jones après avoir présidé une audience d’examen des preuves en automne 2017 qui a révélé à quel point le Bureau du shérif du comté de Pima a bâclé l’investigation sur la mort de la petite Rachel Gray, âgée de 4 ans à l’époque des faits.
Le corps sans vie de l’enfant avait été transporté à l’hôpital par sa mère, Angela Gray, peu après six heures du matin le 2 mai 1994. Angela était la petite amie de Barry Lee Jones avec qui elle partageait sa caravane avec ses trois enfants. C’est Barry qui l’a déposée avec Rachel devant l’hôpital et, comme il n’est pas retourné à la caravane, il est devenu le suspect idéal. Dans une interview agressive, plus tard ce jour-là, l’inspectrice du Bureau du shérif, Sonia Pesqueira, l’a accusé du meurtre de Rachel bien que les causes de sa mort n’étaient pas encore totalement claires. Pesqueira ne s’est jamais penchée sur l’heure de la blessure fatale de Rachel – une déchirure dans son duodénum, une partie de l’intestin grêle, probablement causée par un coup à l’estomac. A l’audience, il a été établi que Pesqueira avait tout simplement supposé que la blessure était survenue la veille de la mort de Rachel et qu’elle avait orienté son investigation selon cette hypothèse. Or des experts médicaux ont répété à la barre ce qu’ils déclaraient déjà depuis des années: la blessure n’avait pas pu se produire dans l’intervalle de temps présenté par l’Etat. Pour faire basculer le jugement en sa faveur, les avocats de Barry Jones ont encore dû prouver que ses précédents défenseurs ne lui avaient pas apporté l’assistance nécessaire à laquelle il avait droit conformément au sixième amendement lors de son procès. Autant d’arguments qui ont convaincu le juge fédéral Timothy Burgess. Dans son arrêté de 91 pages du 31 juillet 2018 qui casse la condamnation de Barry Lee Jones, il conclut que sans les erreurs de ses défenseurs, «il y a une probabilité raisonnable que le jury ne l’eut pas condamné pour le crime pour lequel il avait été initialement inculpé». Il a aussi vertement critiqué Pesqueira pour n’avoir pas élargi son investigation à d’autres suspects, ainsi que le Dr John Howard, l’examinateur médical officiel du comté de Pima, dont les estimations concernant l’heure de la blessure mortelle de Rachel ont mystérieusement changé entre son interview précédant le procès en 1995 et son témoignage lors des audiences de 2017, quelques décennies plus tard. Si les avocats de Barry avaient correctement fait leur travail, «le jury aurait certainement trouvé le témoignage du Dr Howard peu crédible ou peu convainquant», souligne encore Burgess. Sa décision a conforté les sentiments d’au moins deux des jurés qui m’ont affirmé avoir été troublés par la faiblesse de la représentation de sa défense. Hildegard Stoecker est restée particulièrement perturbée par l’affaire. Après avoir suivi les sept jours d’audience, elle m’a dit avoir été soulagée en prenant connaissance des conclusions de Burgess. Si elle avait eu connaissance des irrégularités soulevées lors de cette audience, «je n’aurais jamais voté en faveur de sa condamnation», m’a-t-elle écrit dans un email en août 2018.