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Monument aux Découvertes (Padrão dos Descobrimentos, en portugais) sur les quais du Tage (Lisbonne) célèbre les navigateurs portugais des XVe et XVIe siècles et du prince Henri le Navigateur. © DR

Le grand dessein d’Henri le Navigateur (1/8)

Tandis que les musulmans verrouillaient la route de la soie, le prince Henri du Portugal ouvrait une nouvelle voie de navigation vers l’Inde et la Chine en contournant l’Afrique.

Le paquebot sur lequel j’ai pris passage à Lisbonne semble emporté dans le silence du courant. Derrière lui, son sillage s’efface aussitôt, comme les mouchoirs qu’on agite sur le quai. Les rives du Tage s'estompent dans les vapeurs du crépuscule. Sur le pont, une douce quiétude gouverne le voyage; comme une secrète prière, dans l'espoir d'une heureuse navigation. Passée l'embouchure du grand fleuve, les eaux libres ouvrent de nouveaux horizons: elles me feront prendre la mesure de ce qui attendait les conquérants portugais à l’aube du XVe siècle. Elles m’entraînent dans les prémices des grandes épopées maritimes. 

Sur la rive septentrionale du Tage, la tour de Belém se profile à peine, comme un phare éteint; c’était jadis une forteresse de défense. Au-delà, ce n’est plus aujourd’hui l’océan des ténèbres dont il fallut jadis forcer le verrou. Je me suis embarqué à destination du Moyen-Orient dans l’espoir d’associer à mon voyage quelques figures emblématiques de l’histoire maritime. Pour un reportage inattendu, à la frontière des codes habituels du journalisme: là où se sont insinuées des figures ciselées par l’histoire et que rien ne prédisposait à devenir emblématiques. Ce qui les réunit ici, ce sont la mer et les bateaux. Jean Giraudoux, qui dans Suzanne et le Pacifique a poétiquement traduit l’énigme qui préside aux destinées, admet que toute rencontre avec l’histoire procède d’un inexplicable concours de circonstances. La symbolique de la navigation prend alors tout son sens, car l’énigme qui concourt à tout appareillage et s’insinue dans les aléas du voyage en appelle à l’aventure, à l’improbabilité tapie dans l'ombre, suspendue au moment fatal. A l’instant historique…

Je suis accoudé au bastingage, lorsque j’aperçois la nef de pierres commémorant le souvenir du prince Henri du Portugal, dit «Le Navigateur», inaugurée durant la dictature d’António Salazar pour en éclairer le prestige. Le monument défile devant mes yeux dans une éclaircie du soleil couchant, comme une galerie de portraits familiers dont je feuillette le souvenir. Voici plus de six cents ans que l’Infant du royaume a présidé aux plus grandes expéditions jamais entreprises par l'homme. Il cherchait alors à situer l’humanité dans le grand flou de la Création, pour asseoir sa place dans l'univers. La stèle géante qui l’exalte magnifie son génie. Elle représente le prince au-devant d’un aréopage investi d’une mission, un cortège de conquérants et de fous de Dieu. Trente-deux grandes figures historiques de l’exploration l'escortent sur le monument. Elles représentent les acteurs de cette prodigieuse épopée, qui avait initialement pour but de fédérer la chrétienté après la prise de Constantinople par les musulmans, en 1453. «C'est ici que la géographie du monde a pris naissance, que les premières flottes ayant parcouru les mers indicibles en quête de nouveaux horizons se sont constituées»… Je me le répète à mi-voix pour mieux impressionner ma mémoire. Au faîte du monument, le Navigateur brandit la caravelle dont il a fait l’instrument de son projet. Sous les rayons pâles d’un soleil délavé, le bateau longe les berges sans faire de vague; juste un peu d’écume aussitôt oubliée. Les passagers qui se sont aventurés sur le pont s’égayent au gré de notre descente vers l’estuaire. Devant moi, la nuit prend possession de l’Atlantique. Le froid me saisit. Après moins d’une journée de navigation, nous mettrons le cap sur la Méditerranée en abandonnant la côte africaine aux oiseaux migrateurs. Les habitudes se sont installées: tous ces petits riens qui permettent d’aménager une traversée, de prendre le pouls du voyage pour se l’approprier prennent de l’importance à bord. Cet arpentage du temps et de l’espace du navire est une mise en scène rituelle à laquelle je ne déroge pas. Il m’intronise, m’inscrit sur le rôle que je vais y tenir tout au long de la traversée. Dès lors, mon histoire et celle du bateau pourront se confondre.

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