Dès que le premier coup de pioche eut été donné sous les applaudissements d’un aréopage de personnalités internationales, l’impatient M. de Lesseps ne trouvera pas toujours son compte dans l’exemplaire abnégation de ses ouvriers, qui n’étaient plus des esclaves et des conscrits corvéables comme au temps des pharaons, mais des hommes libres dont les conditions de travail, de repos et de salaires leur donnaient des droits prévus par contrat. Ferdinand de Lesseps et Mohamed Saïd les traitaient selon l’injonction du Coran, qui stipule de les nourrir et de les vêtir. Ils leur assuraient aussi le logement et, pour la toute première fois, des services médicaux et d’hygiène. Désormais, les travaux suivront leur cours jusqu’à terme.
Ce que les ingénieurs appelaient «la rigole» gagnait peu à peu vers le sud. Vingt-cinq mille ouvriers fourmillaient dans ce canevas dont on avait tracé l’itinéraire dans le désert, comme un plan sur la comète. Le poète Alphonse de Lamartine, par ailleurs député libéral et progressiste, ne s’était-il pas exclamé devant ses pairs, dès 1840: «La nature est plus forte que les antipathies nationales. L’Europe et les Indes communiqueront par Suez quoi que vous fassiez pour retarder ce grand bienfait de la Providence. Les deux mondes s’embrasseront et se vivifieront en se touchant par l’Egypte!» Ce sera chose faite, mais au prix d’efforts diplomatiques et techniques sans commune mesure avec ce que les hommes avaient entrepris et réalisé jusqu’ici. Après trois ans de labeur, cinquante kilomètres avaient été creusés. Le tracé atteignait maintenant le désert d’El Qantara et l’on s’apprêtait à franchir un ancien lac asséché depuis le temps des pharaons. La moitié du parcours venait d’être franchie. C’est sur cette voie rectiligne que nous naviguons en convoi depuis le lever du jour. Tout autour de nous, ce n’est que dunes et sable blanc… La seconde partie de l’isthme fut plus longue à creuser, notamment le terrible seuil de Shalloufa. On ne pouvait s’y attaquer à mains nues et les pauvres moyens des fellahs ne suffisaient plus. C’est alors que l’inventif diplomate montra toute l’étendue de son ingéniosité. Pour pallier les difficultés d’excavation, il fit fabriquer des outils qui répondaient à la situation spécifique du sol, des prototypes spécialement conçus pour permettre au chantier de passer de l’âge des pharaons aux temps modernes: «Puisqu’il fallait accomplir le travail dans des conditions nouvelles, dira pudiquement Anatole France, on s’ingénia et l’on créa!» C’est ainsi qu’on vit apparaître un matériel de forage, jusqu’alors inconcevable: des procédés inédits, à l’image de l’œuvre que l’on était en train d’accomplir. Aussi, dès que cette mécanisation fut opérationnelle, le chantier progressa rapidement.
De mauvaises nouvelles sur l’état de santé du vice-roi vinrent toutefois modérer l’enthousiasme naturel de Ferdinand de Lesseps: son ami Mohamed Saïd, le partenaire infaillible de la première heure était à l’article de la mort. Celui qui l’avait toujours soutenu et secouru tant de fois dans l’adversité l’abandonnait au sort de l’orphelin sacrifié sur l’autel de l’histoire en marche. Le 18 janvier 1863, tandis que le vice-roi venait à peine de rendre son dernier soupir, son neveu lui succéda sous le nom d’Ismaïl Pacha. «Désespéré par cette cruelle séparation», Ferdinand de Lesseps fut pris d’une crainte qu’on ne lui connaissait pas. Il redoutait que le nouveau prince d’Egypte «timide et sans panache», décrit par Thierry Tesson dans une récente vulgarisation de l’histoire du canal, ne reniât la parole de son prédécesseur. Mais s’il douta de la providence, il fut vite rassuré par la promesse de poursuivre son entreprise jusqu’à sa complète réalisation. Cinq ans plus tard, le tracé vers Suez était terminé, le canal aux portes de la mer Rouge. La jonction eut lieu le 15 août 1869. Un mois plus tard, Ferdinand de Lesseps fut le premier à franchir le canal après quinze heures d’une navigation sans histoire. Il avait gagné son pari, qui était de rendre aux échanges maritimes le tracé millénaire des pharaons. Le 17 novembre suivant, huitante navires pavoisés se pressaient devant Port-Saïd pour l’inauguration officielle du canal. L’internationalisation de l’ouvrage était confirmée, son idéal humaniste en était la preuve éclatante. Cent septante-quatre kilomètres de voie d’eau avaient été aménagés pour ce qui devait être une alliance pacifique. Or secrètement, Ferdinand de Lesseps craignait avoir froissé le Ciel à l’instar des Titans… et par son insolence de faire courir aux hommes la colère des dieux! Dans son discours devant l’Académie française, Ernest Renan y fit brièvement allusion. Lorsque le premier convoi s’ébranla, il était pavoisé aux couleurs de toutes les nations. Jusqu’à la Grande-Bretagne qui s’était officiellement ralliée à l’œuvre de son concepteur. Des estrades avaient été disposées le long du parcours afin d’accueillir les témoins de ce jour mémorable. A bord de L’Aigle, Napoléon III, Ferdinand de Lesseps et sa cousine, l’impératrice Eugénie, ouvraient le cortège. La traversée dura trois jours et trois nuits, durant lesquels on fit des escales festives où se succédèrent feux d’artifice et bals, «avec une solennité, un éclat qu’on ne retrouvera dans aucune autre cérémonie», concéda le professeur Hussein Husny, historien à l’Ecole Royale du Caire en 1923. Le dessinateur Caran d’Ache, qui représenta Ferdinand de Lesseps sur une frise antique en train de chevaucher son Œuvre, ne pouvait pas imaginer qu’un jour il serait désarçonné par le scandale du canal de Panama. La belle histoire de Suez se termina par un mariage en l’église chrétienne d’Ismaïlia, que je devine sur tribord. C’est ici que Ferdinand de Lesseps épousa Louise-Hélène Autard de Bragard.