La mémoire de la mer Rouge (5/8)

Henry de Monfreid fait partie des hommes qui sont entrés de leur vivant dans la légende: contrebandier, pirate et trafiquant d’esclaves, il est devenu la coqueluche du Tout-Paris pour s’être mis en scène dans ses romans d’aventures.

Bateau Jaeger Bateau Jaeger
Photo de Henry de Monfreid à son domicile parisien publiée dans le New York Times, années 1930.© DR

Entre Suez et le détroit de Bab-el-Mandeb, il m’apparaît que les rivages de la mer Rouge continuent d’engendrer les fantasmes de l’Occident. Mais à l’ombre d’une nouvelle réalité. Le canal n’est déjà plus qu’un souvenir, un instantané du voyage figé dans ma mémoire. Les boutres traditionnels commencent à croiser notre route; ils tirent des bords pour naviguer au plus près du vent, qui souffle du suroît. Ce sont d’ancestrales embarcations «que l’on voit en grand nombre sur les côtes de Mascate et des îles Comores», notait sommairement le Dictionnaire de la marine à voile édité par le capitaine de Bonnefoux en 1855. De taille variable, mais toujours muni de voiles triangulaires, il représente encore le bateau de transport le plus répandu de la région. Au cours de sa vie de marin, Henry de Monfreid en construisit plusieurs de ses mains; les plans, les croquis et les clichés que l’on a retrouvés les font revivre sur les chantiers de construction, les cales de radoub et les mouillages discrets dont il s’est servi pour transborder ses cargaisons de contrebande. «La volupté des premiers pas sur le pont me grise», confiera-t-il à ses lecteurs épris de grand vent. Après cela, comment ne pas fantasmer sur les héroïques navigations du Fath-el-Rahman et de l’Altaïr, aux noms évocateurs?

Tout autour de moi, les répliques de ces flottilles chargées d’histoires croisent devant l’étrave menaçante des cargos et des paquebots d’aujourd’hui. Un certain charme s’y est attaché pour toujours. Il faut dire que la plume colorée de Monfreid a fait la part belle au romantisme interlope de ses trafics, et donné à sa mauvaise réputation le gage littéraire que la république des Lettres attendait de lui. Il a su rendre le merveilleux de chacune de ses aventures. Comme celle où transportant une lourde cargaison de haschisch et ne pouvant entrer dans le port de Suez sans se faire arraisonner, il enterra sa marchandise sur une plage déserte dont il avait fait son repaire. Avant de la récupérer nuitamment pour la faire parvenir à ses commanditaires. A la date du 17 août 1915, on peut lire dans son journal de bord: «Joyeux de m’en être débarrassé, je mis à la voile comme un brave petit boutre qui n’a rien à se reprocher.» Les Secrets de la mer Rouge racontent une succession d’histoires vraies, vécues par un homme en marge d’une société qui a tenté de lui briser les ailes avant d’en faire le héraut de ses frustrations. A la fin de la grande dépression de 1929, le public était avide de ce genre d’extravagances et de libertés. Les gens cherchaient à s’évader de leur cadre de vie et les champs d’action que lui offrait le personnage de Monfreid, ses écarts de conduite et ses manquements à l’ordre établi flattaient leurs velléités iconoclastes et leur envie de briser le carcan des bienséances sans se salir les mains. «Je n’aime pas les révolutionnaires de votre espèce!» lui asséna d’emblée l’autorité coloniale de Djibouti. Un pirate était né, qui se donnera les moyens de défier les lois et les recommandations de prudence.

Henry de Monfreid n’était pas dans un rôle de composition: ce qu’il raconte participe de l’histoire contemporaine et lui donne un relief personnel qui contrevient aux discours officiels, à la gangue lézardée d’un monde en pleine décomposition. Après quatre ans de guerre en Europe, les rescapés des tranchées avaient grand besoin d’aventure et d’évasion. Aussi, le lecteur s’enivrait-il du cadeau qu’il lui faisait de vivre par procuration le film de ses péripéties maritimes… pas toujours très orthodoxe, mais que cautionnait publiquement le père Teilhard de Chardin. Si la morale du héros était douteuse, les apparences étaient sauves et donnaient des couleurs à la vie. Ce fascinant aventurier, qui alimenta les cénacles parisiens en «substances vénéneuses» — selon l’expression de son biographe Daniel Grandclément — n’a jamais reculé devant les turpitudes de l’existence. C’est en cela qu’il est toujours exceptionnel, exemplaire pour certains, perfide pour d’autres… mais toujours fidèle à son destin, jusque dans l’aventurier de salon qu’il était devenu, parce que ses repères avaient disparu.

A l’heure où le soleil rougeoie devant l’étrave de notre navire, son histoire m’apparaît ainsi que le rayon vert: invisible aux regards incrédules, mais si réelle à mes yeux. Le 16 août 1911, il notait: «Quarante-cinq degrés au thermomètre. Je suis couché sur le pont, sans un mouvement, et la sueur coule sur tout mon corps. Une brise de l’ouest se lève, brûlante de toute la chaleur des déserts surchauffés où elle est passée.» Plus d’un siècle s’est écoulé, mais le décor n’a pas vraiment changé. Durant deux jours, notre cap nous fera longer l’Egypte, le Soudan et l’Erythrée sur tribord sans en distinguer la côte, tandis qu’à bâbord se dessinent déjà les contreforts escarpés de la péninsule arabique. Dans ces eaux troubles qui ont fait rêver la génération de Monfreid, plane désormais une inquiétude palpable. A bord, personne n’ignore que nous pouvons être une proie pour les rebelles yéménites, en guerre ouverte avec le royaume saoudien, son puissant voisin: les otages potentiels d’une géopolitique explosive. Or nous faisons en sorte qu’il n’y paraisse rien…

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