Lorsque je suis sorti de mon immeuble du centre-ville de Berlin, un soir durant l'été 2016, je n’en ai pas cru mes yeux: ma rue s’était transformée en une immense fête. Les foules s’étaient déversées partout sur le trottoir, faisant descendre leur prosciutto (jambon) vegan avec des bières sans gluten et du prosecco (vin blanc mousseux italien) – bio. Je percevais des bribes de français, d’italien, d’anglais et de russe à travers le brouhaha des rires. Ce n’était pas une fête de quartier mais un mardi soir normal. Quelqu’un avait dû mentionner ma rue sur un blog de voyage, et c’était devenu viral. J’avais le monde entier sous mes fenêtres, et Berlin avait disparu. J’ai le droit de me plaindre: j’étais là bien avant que la vague du cool déferle sur Berlin, quand les stigmates de la guerre froide étaient encore visibles dans les rues de la ville. Berlin-Est était la capitale insalubre et fermée à double tour de la RDA, quand Berlin-Ouest était le terminus sur la ligne du capitalisme occidental.
Depuis que j’ai déménagé de Charleston, ma ville natale de l’Illinois, j’ai passé plus de temps à Berlin que n’importe où ailleurs – j’en avais fait mon quartier général lorsque j’ai commencé ma carrière de journaliste il y a 20 ans. Si j’ai tout quitté pour Berlin, c’est justement parce que la ville était loin des sentiers battus: elle restait inhospitalière et inaccessible à moins que vous ne fassiez l’effort d’en percer les secrets. Après la chute du mur en 1989, elle est devenue la ville la plus abordable d’Europe.Berlin est victime de son succès. Cet éternel trou paumé se veut aujourd’hui le centre du monde. Si son caractère inhospitalier est ce qui la rendait attrayante à l’époque, son statut actuel menace de la rendre à nouveau répulsive.