«Nos sols sont en voie de désertification...»

L’agriculture et la perte de terres organiques ont beaucoup contribué au réchauffement climatique. Mais il est possible de renverser la tendance, estime Bernard K. Martin qui lance un cri d'alerte.

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Bernard K. Martin, 71 ans, ancien député vert vaudois, expert autodidacte des sols et de l’humus.© Eric Bernier, Terre & Nature

Quand il se lève et se présente, on sent l’intensité fragile du combat de toute une vie. Bernard K. Martin, 71 ans, ancien député vert vaudois, expert autodidacte des sols et de l’humus. Barbichette blanche, lunettes en collier. «Il y a une notion oubliée: la terre fertile, le sol vivant», lance-t-il. On est en juin 2015, à quelques mois de la COP21, la conférence de Paris sur le climat. Les locaux d’Alliance sud, communauté des œuvres d’entraide pour une politique plus favorable de la Suisse à l’égard des pays pauvres, accueillent ce jour-là, à Lausanne, une conférence sur les enjeux climatiques.

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Toutes les photographies de cet article sont tirées du concours organisé par la Confédération à l'occasion de l'Année internationale des sols 2015. © Sabine Heiniger

Bernard K. Martin parle lentement, les mots pèsent lourd. «Nos sols sont en voie de stérilisation, de désertification. Ce phénomène est grave sur toute la planète. Depuis près de dix ans, j’organise des colloques ici en Suisse et je m’étonne de l’indifférence des politiques. Je m’étonne de la mise à la poubelle de documents quand j’étais au Grand Conseil, des motions et postulats sabotés… C’est à se demander qui dirige ce pays dans ce domaine-là.» Gêne perceptible. Les conférenciers n’ont pas grand-chose à répondre. Est-ce le discours excessif d’un idéaliste en quête d’impact?

Voyons ce que disent les documents d’experts. Ceux des organisations internationales ou ceux du GIEC, le Groupe intergouvernemental d’experts sur le climat. Que l’exploitation des sols contribue au réchauffement, on le sait. L’agriculture, l’élevage, la déforestation libèrent des gaz à effet de serre, dioxydes de carbone (CO2), méthane et autres. Plus on laboure, plus on introduit de l’air dans le sol, plus ça libère du gaz carbonique. Plus on introduit des engrais dans le sol, des azotes liquides, plus ça minéralise le carbone et il s’en va dans l’air ou dans l’eau.

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2015 a été proclamée Année internationale du sol par l'ONU. © Charles de Mille-Isles

Selon les estimations qu’on peut trouver en ligne, l’exploitation des sols représente entre 19 et 28% des émissions anthropiques (d’origine humaine), dont l’accumulation dans l’atmosphère est à l’origine du réchauffement. C’est davantage que les transports ou que le pétrole. Et ça augmente: selon la FAO (Food and Agriculture Organization of the United NationsOrganisation des nations Unies pour l’agriculture et l’alimentation, ndlr), les émissions de l’agriculture, des forêts et des pêches «ont quasiment doublé au cours des cinquante dernières années.»

Tout ça on le sait, et ce n’est pas par hasard si 2015 a été proclamée par l’ONU – l’avez-vous remarqué avant qu’elle ne s’achève le 5 décembre? – Année internationale du sol. Au programme en Suisse: une centaine d’événements scientifiques et pratiques, des conférences, des publications, du matériel pédagogique. Une exposition pouvait être montée à la demande. Le site recense les reflets médiatiques de l’Année – il n’y a rien depuis février. Mais pourquoi en parle-t-on si peu? Pourquoi met-on surtout l’accent sur l’énergie pour limiter le réchauffement, et pas davantage sur la protection des sols?

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Les sols cultivés auraient déjà perdu 50 à 70% de leur stock de carbone initial au niveau mondial. © Matthias Ripp

La terre stocke énormément de carbone: environ 60% de la matière organique. Selon les évaluations, cela représenterait entre 1’500 et 2’400 milliards de tonnes. Deux à trois fois plus qu’il y en a dans l’atmosphère, soit environ 800 gigatonnes actuellement. Les proportions sont encore plus vertigineuses si on examine les flux courants: selon un document de la Commission européenne publié en 2011, les émissions de CO2 provenant des sols sont… dix fois supérieures à celles qui sont dues aux combustibles fossiles!

Mais c’est compensé, du moins dans des conditions naturelles, par un flux similaire dans l’autre sens: les plantes absorbent tout autant de carbone par photosynthèse, et le restituent au sol par les chutes de litière ou les sécrétions de leurs racines. Une déclaration du ministre français de l’Agriculture, Stéphane Le Foll, donne la mesure de ce qu’un déséquilibre de ces flux peut engendrer. Selon lui, cité sur actu-environnement.com, «une diminution de 4 pour 1’000 des stocks de matières organiques des sols doublerait nos émissions de gaz à effet de serre». C’est ce qui se passe depuis des siècles: en moyenne, les sols cultivés auraient déjà perdu 50 à 70% de leur stock de carbone initial au niveau mondial. Et cette perte continue.

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Le sol est absent des débats sur l'environnement, notamment ceux de la COP21. © Walter Fiechter

Le plus gros impact historique de l’activité humaine sur le climat, ce n’est donc pas l’industrie ou l’énergie. C’est la transformation des terres. Dans les régions tempérées comme le plateau suisse, partout où on a défriché pour remplacer la forêt par l’agriculture, le bilan pour la matière organique est négatif. Dans ce domaine, la plus grande part de l’impact humain remonte donc à l’ère pré-industrielle. Selon la pédologue (spécialiste du sol) Elena Havlicek, qui collabore à l’Office fédéral de l’environnement, «depuis le début de l’agriculture jusqu’à 1850 environ, on estime que 320 gigatonnes de carbone ont été lâchées dans l’atmosphère par conversion de terrains naturels en terrains cultivés. Depuis, environ 136 gigatonnes. Au total, ça fait deux fois plus que les 270 gigatonnes relâchées en brûlant du pétrole».

Quand nous rencontrons Elena Havlicek sur une terrasse à Neuchâtel, où elle est chargée d’enseignement à l’université, il fait encore bon en ce début d’automne. L’année 2015 battra tous les records de chaleur, et pourtant les pronostics ne sont pas très bons pour les engagements qui seront pris à la la COP21. Elle aussi déplore l’absence du sol lors des débats. Est-ce peut-être aussi par manque d’informations? En Suisse, souligne Elena Havlicek d’un regard malicieux, «on en sait moins sur nos terres que sur Mars!» Ce qui est bien documenté par des mesures effectuées ici et là, ce sont les contaminants présents dans nos sols cultivables. Les métaux, les produits chimiques. Mais sur la santé des sols suisses eux-mêmes, en particulier sur leur santé biologique, on ne sait pas grand-chose. On ne dispose pas de cartes. On ne mesure pas précisément la perte de l’humus, cette «bonne à tout faire» des sols, leur partie vivante. «Sans humus, pas de sol.»

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La perte de terrain est en progression: près d'un mètre carré de terres cultivables par seconde en Suisse. © Joe Kaeser

Les terres des plaines de l’Orbe ou de la Broye, par exemple, se sont abaissées d’un à deux mètres lors de la correction des eaux du Jura, au XIXᵉ siècle et début du XXᵉ siècle, libérant des gigatonnes de carbone. Mais on n’a jamais mesuré précisément leur perte de fertilité, compensée par le recours aux engrais. On sait par contre qu’on continue à perdre du terrain. Près d’un mètre carré de terres cultivables par seconde en Suisse. L’Union suisse des paysans en affiche un décompte permanent sur son site: fin novembre, le bilan 2015 s’élevait déjà à plus de 25 millions de mètres carrés.

Ces chiffres, cependant, sont plus impressionnants qu’ils ne peuvent le paraître. La part bétonnée ne représente que 5% de l’ensemble des surfaces agricoles pendant les trente dernières années. Et les lois fédérales et cantonales sur l’aménagement du territoire freinent maintenant le bétonnage. Toutefois cela s’ajoute à la perte de qualité de sols trop labourés et trop imprégnés de pesticides. Il faudrait donc «changer de modes de production agricole», parole de fonctionnaire fédérale. Mais peut-on à la fois garantir l’approvisionnement de la population et répondre aux exigences du développement durable, comme le prétend l’article 1 de la loi fédérale sur l’agriculture?

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Les sols trop labourés et trop imprégnés de pesticides perdent en qualité. © Judith Grundmann

Nous retrouvons en novembre Bernard K. Martin autour d’un café matinal, en gare de Lausanne. Né en 1944, il a commencé à s’intéresser à l’agriculture quand il achetait des fruits et légumes pour la Migros. Puis il a fondé une entreprise pour valoriser le compost, il a donné des conférences et s’est engagé en politique. Il a tant à dire qu’il mêle tout: le climat, les réfugiés, l’alimentation, l’avancée des déserts. Il n’est pas agronome ou pédologue, mais «ça fait 50 ans que je bosse avec eux.» Au centre de son combat, il y a l’humus. C’est le titre de son site internet: planethumus.com. Or l’humus, insiste-t-il, ce n’est pratiquement rien d’autre que du carbone.

«En Suisse, à l’origine, nos sols à l’équilibre contenaient environ 120 tonnes de carbone à l’hectare. Ce qui est une référence pour les bons sols européens. Aujourd’hui, dans les sols cultivés, on n’est plus qu’à 50 ou 60 tonnes.» Or le carbone, c’est la vie. Mais à écouter Bernard K. Martin, le chiffre le plus alarmant, ce n’est pas la baisse du carbone stocké: c’est la perte de l’humus lui-même. Les sols, affirme Bernard K. Martin, doivent contenir au moins 2% d’humus. C’est le seuil d’alarme. Or dans les terres agricoles de plaine vaudoises, la proportion aurait baissé à 1,5%. «Et on ne veut pas le savoir!»

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«Depuis un siècle on met des engrais et des pesticides, ce sont des mauvaises habitudes qui épuisent l'humus», déplore Bernard K. Martin. © Bruno Kneubuehler

Le problème n’est donc pas que le climat. La contribution des sols au réchauffement n’est qu’un effet nocif supplémentaire de leur recul et de leur appauvrissement. «Depuis que l’homme fait de l’agriculture, depuis 10 ou 11’000 ans, déplore Bernard K. Martin, le sol est considéré comme une mine à ciel ouvert. On ne s’occupe pas de son entretien à moyen et long terme. Et on a pris des mauvaises habitudes. L’excès de labour est une mauvaise habitude. Depuis un siècle on met des engrais et des pesticides, ce sont des mauvaises habitudes qui épuisent l’humus. Si on continue comme ça, on va bientôt être sur la lune ou la planète Mars. Vous savez que c’est l’homme qui a désertifié le Sahara et le Moyen-Orient? D’immenses parties de ces régions étaient verdoyantes il y a encore 6’000 ans!»

Sentant que son interlocuteur a un peu de mal à le suivre, Bernard K. Martin exhibe un livre écorné, datant de 1970 et aujourd’hui épuisé. Son titre, tout simplement: Le sol fait le climat. Ecrit par Maxime Guillaume, un ingénieur français qui a longtemps étudié le Sahara. Et affirme déjà que l’exploitation humaine a provoqué sa désertification. A en croire l’expert Jean-Michel Gobat, c’est une thèse qui progresse: «Certains grands cycles climatiques indépendants de l’homme y ont joué leur part. Mais c’est vrai qu’on donne de plus en plus de poids à l’action humaine dans ce processus.»

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L'exploitation humaine crée des dégâts colossaux sur la qualité des sols. © Frank Anton

Mais si l’homme peut avoir un tel impact, ne peut-il agir dans l’autre sens? Bernard K. Martin sort de sa besace un autre livre plus récent, publié par un ingénieur suisse, Jean-Edouard Buchter: Reverdir le Sahara. Affirmant que ce serait possible, même si c’est au prix d’un effort «colossal». Difficile toutefois de croire que les dirigeants de la planète pourraient s’accorder sur une telle entreprise. Mais Bernard K. Martin n’est pas le seul à souligner que les sols peuvent aussi apporter des solutions, et aider à freiner le réchauffement climatique. L’étude publiée en 2011 par la Commission européenne estime que dans les pays de l’Union, «50 à 100 millions de tonnes de carbone pourraient être piégés par l’augmentation de la couverture végétale, la réduction du labour, l’utilisation réduite des engins agricoles lourds.»

C’est encore peu par rapport aux émissions annuelles des pays de l’UE, environ 4 milliards de tonnes, mais ce n’est pas rien. La FAO, elle, estime que les sols pourraient séquestrer plus de 10% des émissions anthropiques de gaz à effet de serre. Voire la totalité, selon un rapport publié par l’Institut Rodale, un centre de recherche américain. Les pédologues suisses sont sceptiques. «Ce rapport extrapole sur la base de quelques essais et je ne vois pas comment on pourrait séquestrer tout ça», réagit Elena Havlicek.

Son ancien collègue à Neuchâtel Jean-Michel Gobat «se méfie des raccourcis qui transfèrent des résultats d’essais dans des conditions contrôlées à une échelle beaucoup plus vaste. Si on passe à l’échelle planétaire, il faut absolument tenir compte de l’interaction continents-océans, ce que ne peut pas faire un essai dans une station de recherche agronomique. Or, les océans sont de très grands fixateurs de carbone via le phytoplancton. Cela dit, il est vrai qu’on peut fixer bien davantage qu’on ne croit dans les sols agricoles en appliquant de bonnes techniques.»

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Dans la Charte mondiale des sols, la FAO («Food and Agriculture Organization of the United Nations», Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture) «souligne le besoin impérieux de renverser des tendances alarmantes.» © Sonia Meller

Un peu partout, déjà, des expériences sont menées dans le monde agricole. Quelques paysans suisses commencent à pratiquer l’ASL, l’agriculture sans labour. Cette pratique bénéficie même de paiements directs de la Confédération. Mais à défaut d’enfouir les mauvaises herbes, elle est difficile à réaliser sans recourir aux herbicides. Néanmoins, l’agroscope de Changins a fait des essais comparatifs pendant une trentaine d’années et conclut que s’il «existe des situations particulières où le labour garde l’avantage, la culture sans labour offre des avantages indéniables, tels que le maintien de la matière organique, la stabilité de la structure et la diminution du risque d’érosion.»

Bernard K. Martin avait mené dans les années 1990 des essais agricoles de valorisation du compost pour le compte du canton du Vaud. Ceux-ci avaient permis d’augmenter la teneur en matière organique des sols. Il a d’ailleurs publié un livre à ce sujet, Les enjeux internationaux du compostage. L’impact de ces expériences reste toutefois marginal. Les sols étaient à peine mentionnés dans les documents préparatifs de la conférence de Paris sur le climat. Et pourtant: dans la Charte mondiale des sols que la FAO a renouvelé en juin 2015, on pouvait lire qu’elle «reconnaît les menaces actuelles sur nos ressources en sols» et «souligne le besoin impérieux de renverser des tendances alarmantes.» Alors qu’attendent les dirigeants de (ce qui reste de) la planète?