Les «informa-tueurs» du FBI (2/3)

Hollywood rêvait depuis des années d’une histoire comme celle-là. Un tueur impitoyable qui infiltre et manipule le FBI. Baptisée Black Mass pour les besoins du cinéma, la saga de Whitey Bulger a tous les ingrédients d’un formidable polar.

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Badge du FBI.© DR

Depuis la mort de J. Edgar Hoover en 1972, la coupable indifférence affichée par le Bureau envers la criminalité organisée a fait place à une agressivité à la mesure du péril. Quand l’agent spécial John Connolly débarque 1973 au Bureau de Boston, la Cosa nostra, qui règne sans partage sur la ville, est devenue la principale cible du FBI. A Boston, comme dans toute la Nouvelle-Angleterre, mafia rime avec Raymond J. Patriarca, sans doute l’un des parrains les plus dangereux du continent nord-américain. Pendant la prohibition, Patriarca s’est fait remarquer en attaquant les convois d’alcool de contrebande qu’il était censé protéger. Une fois devenu chef de la famille de Providence, il règne sur ses hommes par la terreur. Au début des années 1950, il devient le Capo dei Capi, le chef de la mafia de toute la Nouvelle-Angleterre. Son territoire s’étend presque jusqu’à New York et intègre l’un des hauts lieux du crime organisé, Boston, qu’il a confié à son bras droit, Gennaro Jerry Angiulo.

John Connolly compte sur son ami d’enfance, Whitey Bulger, pour venir à bout de la Cosa nostra de Boston. En échange, il lui propose l’impunité. Bulger est à la tête de la seule organisation susceptible de concurrencer la mafia dans le Boston des années 1970: la bande de Winter Hill, qui règne sur le quartier de Sommerville. C’est un étrange mélange de malfrats irlandais et italiens qui ont pris l’habitude de se retrouver dans un garage qui leur sert de quartier général. Il y a là Johnny Martorano, un ancien champion de football américain réputé pour tuer sans trop se poser de questions et surnommé le «Boucher de Basin Street». Il lui arrive souvent de se tromper de cible et d’assassiner des innocents, mais cela ne semble pas le tourmenter outre mesure. Ses frères d’armes non plus. Puis, il y a Stephen, dit «the Rifleman», le «fusilier». Un vieux de la vieille. Le parrain de la Nouvelle-Angleterre, Raymond J. Patriarca, souhaitait même le faire entrer dans la famille mafieuse de Boston. 

Mais le «fusilier» refuse: la position d’indépendant lui sied bien, il gagne plus d’argent en tant qu’associé des gangsters irlandais qu’en frayant avec la mafia. Contrairement à son frère, Jimmy l’«Ours» Flemmi, le «fusilier» est un homme d’affaires. Prudent, il ne met pas tous ses œufs dans le même panier. Il tue pour les Irlandais et les Italiens, braque des banques et possède plusieurs affaires: une agence immobilière, un garage, une entreprise de pompes funèbres à Rowbury. Il n’y a qu’un seul souci: il est un informateur du FBI qui travaille pour (ou avec?) l’agent spécial H. Paul Rico depuis l’été 1965. L’agent spécial n’est pas gourmand: il se contente d’une arrestation de temps à autre. En revanche, il n’est pas avare de sa protection.

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Stephen Flemmi, dit le «fusilier». © DR

«Honneur» suprême, Stephen le «fusilier» entre dans le programme Top Echelon Informant réservé aux grands criminels devenus informateurs du FBI. Pour le Bureau, il est BS 955 C-TE. Le numéro deux du FBI, Cartha DeLoach, supervise l’opération à Washington. Mais Stephen le «fusilier» ne se voit pas du tout comme un informateur. Il se sert du FBI comme d’un taxi. D’ailleurs, il ne s’en cache pas, du moins auprès de ses proches. Son ami d’enfance Whitey Bulger est au courant de sa collaboration avec le Bureau. Par la suite, après que John Connolly lui ait proposé à son tour de travailler pour le FBI, Whitey Bulger va même jusqu’à lui demander conseil. Pourquoi ne pas accepter ce marché de dupes? Quelques années plus tard, Stephen le «fusilier» résumera parfaitement la situation: «On leur donnait de la merde et eux, en échange, ils nous livraient de l’or.» Le FBI inscrit donc Whitey Bulger au programme Top Echelon Informant en 1975. Contrairement aux règles du Bureau, qui recommandent le cloisonnement des informateurs, John Connolly «traite» Bulger et Flemmi ensemble. Quand l’agent du FBI présente Whitey Bulger à son superviseur John Morris, Stephen le «fusilier» est présent. Le superviseur est surpris, mais ne dit mot. Bientôt, lui aussi entre dans la combine et accepte de couvrir ses «informa-tueurs» un peu plus que de raison…

Les courses truquées sont, dans les années 1970, l’une des plus importantes sources de revenus de la bande de Winter Hill. C’est un gros Italien nommé Anthony Fat Ciulla qui s’en charge. Le système est simple: il suffit de convaincre certains jockeys de retenir leurs chevaux. Ciulla contrôle une dizaine d’hippodromes le long de la côte Est. Mais en 1976, les choses se gâtent: un jockey est arrêté par la police de l’Etat du Massachusetts et passe aux aveux. La police d’Etat remonte à Anthony Fat Ciulla, qui ne tarde pas non plus à se mettre à table. Il reconnaît travailler, entre autres, avec la bande de Winter Hill et balance les noms de Whitey Bulger et de Stephen Flemmi. La police d’Etat fait entrer le FBI dans l’enquête. Apprenant l’inculpation imminente de Whitey et le «fusilier», Connolly, accompagné de son superviseur John Morris, se précipite chez Jeremiah T. O’Sullivan, le procureur chargé du dossier. Il réussit non sans mal à éviter la comparution de ses deux «protégés» devant la justice. Vingt et une personnes seront inculpées dans ce dossier, dont trois responsables de casinos à Las Vegas, trois jockeys et deux propriétaires de champs de courses. 

Mais la police aura du mal à mettre la main sur le reste des truands impliqués. Tous sont membres de la bande de Winter Hill. Alertés par Whitey Bulger, ils ont pris la fuite. A la fin des années 1970, John Connolly s’arrange pour centraliser tout ce qui concerne ses deux protégés. Il lui est alors facile de classer sans suite les dossiers transmis par la police d’Etat au FBI. La police dispose-t-elle de témoins? Il les qualifie de «peu crédibles». Il souligne leur manque de coopération, avant de laisser tomber l’affaire. Parfois, il lui faut être plus imaginatif. Par exemple, lorsqu’un important fabricant de distributeurs de boissons veut porter plainte contre Whitey Bulger pour racket, John Connolly l’y encourage, sans lui cacher les conséquences que son geste aura immanquablement sur sa vie personnelle: lui et sa famille seront obligés d’entrer dans le programme de protection des témoins. Ils devront à jamais changer de nom, quitter Boston et abandonner les affaires. L’industriel fait marche arrière. En échange, Connolly obtient de Bulger une réduction de ses prétentions. L’agent spécial John Connolly est sûr de lui et de son pouvoir. La fille de l’une des victimes de Whitey Bulger vient le voir pour avoir des nouvelles de son père disparu. «Chérie, lui aurait dit paternellement Connolly, ton père est mort, ils l’ont poignardé. Mais ne t’en fais pas, il n’a pas souffert: ils l’ont d’abord soûlé…» Comment l’agent du FBI est-il au courant? Par la suite, la fille dira que l’agent du FBI lui a confessé avoir assisté à la scène. Connolly lui aurait déconseillé d’aller trouver la police, de crainte de compromettre une opération d’infiltration cruciale pour le Bureau. Mais la fille a un problème: depuis la disparition de son père, sa famille est sans le sou. Pour toucher l’argent de l’assurance-vie, son père doit être déclaré décédé. L’agent spécial Connolly lui signe une lettre tenant lieu d’acte de décès.

John Connolly a changé. Désormais il s’habille comme un mafieux, avec des vêtements de luxe d’un style très voyant, il arbore de grosses bagues et des chaînes en or. Ses collègues l’appellent «Cannoli», du nom de pâtisseries siciliennes. Mais les rieurs vont très vite se taire. A Boston comme à New York, dans les années 70, l’une des principales ressources de la Cosa nostra provient des attaques à main armée des camions de transport routiers. Le Bureau de la ville monte une équipe chargée de mettre fin à ces pillages sur le modèle de celle créée à New York. John Connolly fait venir l’un de ses amis du Bureau de New York, Nick Gianturco, qui s’installe en ville sous un faux nom, et loue un entrepôt où il installe sa société. Il joue le rôle d’un receleur qui paie vite et bien. Rapidement, tous les pilleurs de camions de la région lui apportent leur butin. L’entrepôt se remplit des cargaisons les plus disparates: des palettes de farine jouxtent des caisses de liqueur, des meubles emballés, des cartons de vêtements, des sacs de ciment et des parpaings ou encore des téléviseurs et des cigarettes. Les affaires sont tellement bonnes qu’elles finissent par attirer la convoitise des hommes de Whitey Bulger. Stephen Flemmi informe John Connolly que des «amis» ont l’intention de braquer et de tuer le nouveau «fourgue» qui s’est installé en ville. Ils lui ont déjà fixé un rendez-vous en se faisant passer pour des clients venus de Charleston. Avant de passer à l’action, ils veulent savoir si le receleur n’est pas protégé par la mafia. Le «fusilier» demande à l’agent du FBI de se renseigner. John Connolly alerte son collègue new-yorkais Nick Gianturco, lui sauvant ainsi la vie. Depuis Gianturco fait partie des inconditionnels de Connolly. Désormais, tous regardent John Connolly avec respect.

Au début des années 1980, la plupart des membres importants du gang de Winter Hill sont en prison ou en fuite à la suite de l’affaire des courses truquées. Il ne reste plus que deux individus en liberté: Whitey Bulger et Stephen Flemmi, les deux «informa-tueurs» du FBI. Autour d’eux gravite une cohorte de demi-soldes, de trafiquants à la petite semaine, de tueurs sans gages. Whitey et le «fusilier» décident qu’il est temps de déplacer leur quartier général. Ils vendent le garage de Winter Hill et en achètent un autre à Boston, sur Lancaster Street, à moins de cinq minutes à pied du siège du FBI. Ils reconstituent la bande sur de nouvelles bases en s’assurant, par la violence, la mainmise sur les prêts usuraires qui ne sont pas encore contrôlés par la mafia et font leurs débuts dans le trafic de drogue.

Enquêtant sur un réseau de voitures volées, la police de l’Etat du Massachusetts remonte jusqu’à eux. Le sergent Robert Long, responsable de la Major Crime Unit de la police, met ses hommes en planque. Au bout de quelques jours, ils s’aperçoivent que Whitey Bulger et Stephen Flemmi reçoivent dans le garage tout ce que la ville compte de truands. La police d’Etat loue un appartement crasseux situé dans une impasse fréquentée par les poivrots, juste en face du garage de Bulger. Pendant de longs mois, les policiers en planque assistent à un spectacle édifiant. Outre la procession des petits criminels, elle voit défiler les mafieux Donato Angiulo, l’un des cinq frères qui règnent sur la mafia de Boston, et Larry Zannino, le numéro deux de la famille. Zannino est une vieille connaissance de Flemmi. Chaque fois que le mafieux débarque, le garage prend des allures de fourmilière: tous les hommes de Whitey convergent vers sa voiture; on s’embrasse, on se salue. Chacun veut sa part du parrain! Une fois, les policiers observent une scène inquiétante. A la sortie du garage, deux hommes attendent le parrain: le premier s’avance vers Zannino, qui l’embrasse; mais quand le second veut lui présenter ses respects, le parrain le frappe violemment. L’homme tombe sur les genoux, tandis que Zannino lui hurle dessus. Bulger et Flemmi sont aux premières loges. Au loin, les policiers enragent, car ils ne peuvent entendre ce qui se dit.

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Photographie de surveillance du FBI de James Bulger et Stephen Flemmi, 1980 environ . © DR

Il a fallu de longs mois aux policiers d’Etat pour arriver à poser un micro dans le bureau de Whitey Bulger. D’abord, ils ont dû convaincre un juge tatillon. Puis, il leur a fallu surmonter différents obstacles techniques, planquer des nuits entières dans cette impasse fréquentée par des poivrots et des homosexuels. Une fois les micros posés, les premières conversations se révèlent passionnantes. Mais, brusquement, du jour au lendemain, le contenu des conversations change: Whitey Bulger se lance dans de grandes tirades à la gloire de la police d’Etat et dès qu’il est question d’affaires, les hommes de Bulger quittent le bureau. A l’évidence, quelqu’un a informé Whitey de la présence d’un micro. La police d’Etat insiste et obtient de la justice de pouvoir placer sous surveillance une cabine téléphonique d’où Whitey passe tous ses coups de fil; Bulger n’y remettra plus jamais les pieds. Elle tente enfin de poser un micro dans la voiture où Whitey Bulger et Stephen Flemmi ont toutes leurs conversations. Les policiers retournent voir un juge, le convainquent qu’ils disposent de suffisamment d’éléments pour installer leurs micros. L’autorisation obtenue, ils essaient de placer le micro, mais en vain: la première fois, ils n’arrivent pas jusqu’à la voiture, défendue par des molosses; la seconde fois, ils sont chassés par une alarme. 

Les policiers usent alors d’une autre tactique. Ils arrêtent Flemmi alors qu’il est à bord du véhicule. Après avoir contrôlé son immatriculation, ils embarquent la voiture au prétexte que le fichier la donne pour volée. Fou de rage, Flemmi abat son jeu: «Dites à votre putain de commandant que, s’il veut mettre un micro dans ma voiture, je la lui amènerai moi-même au 1010! (siège du QG de la police d’Etat, ndlr)» Les policiers réalisent alors que Whitey et le «fusilier» sont au courant de tous leurs mouvements.

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Quelques-unes des nombreuses armes retrouvées dans l’appartement de Bulger lors de son arrestation en 2011. © DR

Le 4 août 1980, la police d’Etat convoque une réunion de crise dans une suite du Ramada Inn. Il y a là le gratin de la lutte contre la criminalité organisée à l’exclusion de John Connolly et John Morris. Le plus haut gradé de la police d’Etat accuse à mots couverts le FBI d’être à l’origine des fuites. «Tout le monde sait, dit-il, que Bulger et Flemmi sont des informateurs du FBI.» Faute de preuves, il ne va pas plus loin dans ses accusations. Deux jours plus tard, il reçoit un coup de fil de John Morris, furibard, qui le prie de cesser de dire du mal du Bureau…

Lawrence Sarhatt, le nouveau responsable du FBI de Boston, est bien décidé à mettre fin aux carrières d’informateurs de Whitey Bulger et de Stephen Flemmi. Il pense que le jeu n’en vaut plus la chandelle. John Morris et John Connolly sont effondrés: ils viennent de placer des micros dans les bureaux du chef de la mafia de la ville, Gennaro Jerry Angiulo, et son arrestation n’est plus qu’une question de temps. Une fois le chef de la mafia hors circuit, ceux que Connolly nomme «mes Irlandais» seront les maîtres du crime organisé dans la ville. Mais, pour que Bulger et Flemmi puissent régner sur le crime à Boston et dans ses environs, ils doivent continuer à bénéficier de la protection que leur offre leur statut d’informateurs. John Connolly a un plan pour sauver Whitey et Flemmi.

Le 20 novembre 1980, Whitey et Flemmi se rendent au quartier général de la famille Angiulo, au 98, Prince Street, pour une discussion d’affaires. La conversation est enregistrée grâce aux micros installés par les techniciens du FBI. Quelques heures plus tard, l’agent spécial Connolly rédige un long rapport et souligne l’importance de ses deux informateurs à même de discuter d’égal à égal avec les chefs de la mafia. Cinq jours plus tard, Bulger rencontre le responsable du FBI dans la suite de l’un des hôtels de l’aéroport de Boston. Whitey plaide sa cause durant près de quatre heures. Il commence par ses relations avec H. Paul Rico, l’agent qui, en l’arrêtant en 1956, l’aurait remis dans le «droit chemin». Dans son compte rendu, le chef du Bureau de Boston rapporte la teneur de la conversation. Bulger lui aurait dit que «l’agent spécial Rico était un gentleman» qui l’a tellement aidé qu’il a fini par «ne plus haïr les représentants de la loi». Bulger affirme en outre qu’il nourrit des sentiments très profonds envers l’agent spécial John Connolly, «car ils ont grandi dans le même quartier de Boston, ont rencontré les mêmes problèmes durant leur enfance, et partagent une même haine envers la Cosa nostra

A l’issue de la rencontre, le responsable du FBI de Boston n’est toujours pas convaincu: pour une fois, le charme de Bulger n’a pas opéré. Il accepte toutefois de laisser une tierce personne décider du maintien de Whitey et de Flemmi dans le programme Top Echelon Informant. Son choix se porte sur le procureur responsable de la lutte contre le crime organisé à Boston. C’est un ami de John Connolly, qui n’a aucun mal à le convaincre de reconduire les informateurs. Whitey et Flemmi ont eu chaud… Connolly et Morris aussi. Les chefs de la mafia de Boston, les frères Angiulo, sont arrêtés le 13 septembre 1983. Désormais, Whitey Bulger a les coudées franches.