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James «Whitey» Bulger en 1953 et en 2011.© Boston Police et U.S. Marshals Service

Celui qui scrute l’abysse… (3/3)

Grâce à Whitey Bulger et à sa bande de tueurs fous, l’agent du FBI John Connolly a défait la mafia de Boston. Mais pour lutter contre la criminalité organisée, le FBI a créé un monstre plus redoutable encore que celui qu’il était censé combattre.

Le Jai Alai est une version américaine de la pelote basque. Importé au début du siècle, ce sport a pris son essor quand les parieurs ont commencé à s’y intéresser. Les frontons (murs contre lesquels on joue) se sont multipliés aux Etats-Unis et Jai Alai est devenu une véritable industrie dominée notamment par l’entreprise World Jai Alai basée à Boston. En 1974, un homme d’affaires de Boston, John Callahan, rachète la World Jai Alai. S’agissant d’une entreprise qui tire principalement ses revenus du jeu, une autorisation d’exercer lui est nécessaire. Les autorités y consentent, John Callahan semble en effet être le candidat idéal. Ancien comptable dans deux grandes sociétés d’audit, Ernst & Young et Arthur Andersen & Co, il conseille de gros clients dont la First National Bank of Boston.

Bon père de famille, catholique pratiquant, John Callahan est atteint de ce qu’un enquêteur appellera une «gangstérite aiguë». C’est plus fort que lui, les gangsters l’attirent, le crime le fascine. Irlandais d’origine, il fréquente régulièrement la bande de Winter Hill, celle de Whitey Bulger. Il voit régulièrement ce dernier même s’il est plus proche de Stephen le «fusilier» Flemmi. Son meilleur ami est le tueur de la bande, Johnny Martorano dit le «Boucher de Basin Street». Aussi, quand il cherche un responsable de la sécurité pour World Jai Alai, son ami Flemmi lui suggère d’embaucher un agent du FBI à la retraite, H. Paul Rico, une vieille connaissance de Bulger et de Flemmi.

Sur le papier, le choix est judicieux. Auréolé de sa réputation de «favori» de J. Edgar Hoover, Rico a rejoint l’armée des ex du Bureau, grassement payés pour s’occuper de la protection de très grosses entreprises américaines. Il connaît tout le monde, et sait comment se comporter avec le FBI. A peine embauché il recrute la femme de l’un de ses anciens collègues et s’attire les bonnes grâces d’au moins deux agents spéciaux du Bureau de Miami, lesquels ont droit à des remboursements de frais et à des vacances aux Bahamas. H. Paul Rico cherche ensuite un moyen de faire entrer Whitey et Flemmi dans l’affaire. Et il le trouve. World Jai Alai contrôle deux frontons en Floride à Miami et à Tampa et vient d’en acheter un troisième, plus au nord, à Hartford, dans le Connecticut. C’est ce dernier fronton qui pose problème à H. Paul Rico: il craint, en raison de sa proximité avec New York, qu’il n’attire les convoitises des cinq familles de la mafia new-yorkaise. H. Paul Rico confie la tâche de la tenir à l’écart à… Whitey Bulger et Stephen Flemmi. Les loups entrent dans la bergerie.

La nuit venue John Callahan tombe la veste et la cravate, enfile un blouson noir et s’en va rejoindre Whitey Bulger et sa bande dans les principales boîtes de nuit ou les plus gros pubs de Boston. Alertées, les autorités des jeux ouvrent une enquête sur ses mauvaises fréquentations. «Dans le cours normal des affaires de World Jai Alai, j’ai été dans l’obligation de rencontrer certaines personnes dont la réputation peut avoir été douteuse, leur explique-t-il. Il est peut-être vrai aussi que j’ai été dans les lieux publics dans lesquels ces personnes étaient présentes. Cependant, je nie catégoriquement avoir eu pour associé un membre réputé de la criminalité organisée.» Peine perdue. En 1976, John Callahan se voit retirer son autorisation. Il passe la main et vend son affaire à Roger Wheeler, milliardaire originaire du Massachusetts. Comme tout le monde à Boston, Wheeler a entendu parler de l’infiltration de la criminalité dans le monde du Jai Alai. Il pense pouvoir résoudre le problème grâce à H. Paul Rico, son vice-président, chargé de la sécurité. En outre, ce qui ne gâte rien, la mariée est belle: Wheeler achète 50 millions de dollars une société qui doit lui rapporter quelque 6 millions par an. Dès son arrivée, le milliardaire commence à déchanter: il subodore qu’il y a quelque chose de pourri au fronton de Hartford. Il demande à l’une des comptables du groupe, Peggy Westcoat, de se pencher sur la question.

Le 20 décembre 1980, les policiers de Miami pénètrent chez Peggy Westcoat et tombent sur le cadavre de son petit ami, pendu dans l’entrée. Dans la pièce voisine, ils trouvent celui de la comptable. Elle a été étranglée avec une grosse corde après avoir été torturée. Le message est clair. Roger Wheeler le reçoit cinq sur cinq. Mais il ne réagit pas comme il devrait. Il ne ferme pas les yeux. Décidant de jeter le fruit pourri avant qu’il ne contamine tout le panier, il met en vente le fronton de Hartford. Roger Wheeler ordonne l’ouverture d’une enquête interne sur les détournements de fonds à l’intérieur de World Jai Alai et la confie à H. Paul Rico. Informé par l’ancien agent du FBI, John Callahan, l’ancien propriétaire prend peur. Il a peur que H. Paul Rico n’arrive pas à le protéger. Il sait que l’enquête va remonter jusqu’à lui et il ne veut pas finir en prison. Il lève des fonds et propose à Wheeler de racheter sa compagnie dans l’espoir de bloquer les investigations. Wheeler refuse. Paul Rico et John Callahan mettent au point un plan: assassiner Wheeler afin de racheter World Jai Alai à sa veuve. Callahan en parle à Whitey Bulger qui donne son accord. En échange, le gang de Winter Hill obtient pour 10’000 dollars par semaine de concession (gestion des parkings, des frontons, des services de restauration, etc.)

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Stephen Flemmi, dit le «fusilier». © DR

En avril 1981, Flemmi appelle l’un des meilleurs tueurs de l’organisation, Johnny Martorano, le «Boucher de Basin Street», qui se planque en Floride après avoir été inculpé pour avoir truqué des courses de chevaux. Johnny Martorano accepte d’autant plus facilement que John Callahan est son meilleur ami. Martorano débarque à Tulsa en compagnie d’un autre membre du gang. Il agit à coup sûr. H. Paul Rico lui a fourni toutes les informations nécessaires pour passer à l’action. Le 27 mai 1981, alors qu’il vient de terminer son parcours hebdomadaire de golf au Southern Hills Country Club, dans la banlieue de Tulsa, Roger Wheeler s’installe au volant de sa Cadillac. Un homme grand, portant perruque et fausse barbe, s’approche. Johnny Martorano, le «Boucher de Basin Street», sort son arme, vise le milliardaire et lui tire une balle entre les deux yeux avant de s’éloigner. Wheeler s’effondre, mort.

Peu après, Brian Halloran, un membre de la bande de Whitey Bulger, confie à un agent du FBI le nom des commanditaires de l’assassinat du milliardaire: Whitey Bulger et Stephen Flemmi. «Si jamais ils apprennent que je t’ai parlé je suis mort», lui dit-il. Le 11 mai 1982, Whitey Bulger est assis dans sa Chevrolet Malibu 1975 garée à la sortie d’un restaurant. Le walkie-talkie qui se trouve à ses genoux grésille. La voix de Kevin Weeks, l’un de ses hommes postés devant le restaurant, retentit:
– Le «ballon» s’envole…

Le «ballon», c’est Brian Halloran, surnommé ainsi en raison de sa grosse tête. Brian Halloran n’est pas seul, il a déjeuné avec un ami qui s’apprête à le raccompagner chez lui. Halloran sait que le fait d’être accompagné ne le protège pas. «Whitey n’hésitera pas à tuer des innocents s’il a décidé de m’avoir», a-t-il dit à un agent du FBI. Whitey Bulger attend que les deux hommes soient installés dans leur voiture pour apparaître à la hauteur de sa cible.
– Brian, dit-il avant d’ouvrir le feu à plusieurs reprises. Puis il se dirige tranquillement vers sa Chevrolet, s’installe au volant, démarre et s’éloigne.

Le chauffeur d’Halloran est mort sur le coup. Mais Halloran, qui a reçu plusieurs balles, est seulement blessé et sort de la voiture en titubant. Un coup d’oeil dans son rétroviseur, Whitey réalise qu’il n’a pas fait mouche. Coup de volant, demi-tour, accélération, coup de frein brutal. Whitey descend et achève Halloran. Une minute plus tard la Chevrolet a disparu. Le FBI ouvre peu après une enquête sur les morts d’Halloran et de Roger Wheeler. Les agents fédéraux ont compris que les deux assassinats sont liés à ce qui se passe à l’intérieur de World Jai Alai. Ils veulent interroger John Callahan. Whitey Bulger et Stephen Flemmi l’apprennent. L’ancien patron de World Jai Alai ne leur inspire pas confiance, ils savent que pour éviter d’aller en prison, il est prêt à les balancer. Alors, ils font à nouveau appel à Johnny Martorano. Un choix pervers, puisqu’ils n’ignorent pas les liens d’amitié profonds qui unissent les deux hommes. Mais on ne dit pas non à Whitey. Le 31 juillet 1982, Johnny Martorano tire deux balles dans la tête de Callahan sur un parking de l’aéroport de Miami. Les policiers découvrent le cadavre de Callahan deux jours plus tard dans le coffre de sa voiture.

La fin des années 1980 sonne le glas de la suprématie de la Cosa nostra à Boston. Le parrain Raymond J. Patriarca est mort; Gennaro Jerry Angiulo, son bras droit, et ses quatre frères sont sous les verrous. Chaque tentative de faire renaître la famille de ses cendres est vouée à l’échec grâce aux informations fournies par Whitey Bulger et Stephen Flemmi. Vinnie «l’Animal» Ferrara l’a appris à ses dépens: peu de temps après qu’il eut pris le titre de parrain, les agents fédéraux lui sont tombés dessus et l’ont envoyé en prison. Même chose pour Raymond Patriarca Junior après qu’il eut revendiqué le trône de son père. Cette dernière enquête a en outre donné lieu à une première: les micros du FBI ont enregistré une cérémonie d’intronisation de nouveaux mafieux. William Sessions, le directeur du FBI, est aux anges. Il reçoit John Connolly pour le féliciter. Fier de ses résultats, Connolly organise régulièrement des dîners en l’honneur de Whitey Bulger et de Stephen Flemmi où se pressent les agents du FBI. 

En 1988, il reçoit une star, le tombeur de l’une des familles de la mafia new-yorkaise, le roi de l’infiltration, Joe Pistone qui s’apprête à sortir ses mémoires, Donnie Brasco. Il est accompagné de son ancien supérieur, Jules Bonavolonta, qui vient de prendre sa retraite après avoir envoyé derrière les barreaux les principaux parrains de New York. «Il était évident que Bulger et Flemmi étaient des amis de Connolly», m’explique Jules Bonavolonta. Pendant le repas, Connolly se prend à rêver au jour où il racontera dans un livre ses victoires contre la mafia à l’instar de Joe Pistone dont le livre va être adapté au cinéma.

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James Bulger, l’un des 10 fugitifs les plus recherchés par le FBI en 1994. © DR

Les affaires n’ont jamais été aussi florissantes. Un magazine de Boston estime la fortune personnelle de Bulger à près de 50 millions de dollars. Au début des années 1980, la bande s’est lancée dans le trafic de drogue avec la bénédiction de Connolly. Dans ses rapports, l’agent spécial couvre ses informateurs: il affirme que Bulger et Flemmi se tiennent éloignés du trafic de stupéfiants. Ce n’est pas l’avis de la DEA, l’Agence fédérale chargée de lutter contre les grands trafiquants. En 1984, l’agence anti-drogue ouvre discrètement une enquête sur Bulger et Flemmi, en évitant soigneusement d’en avertir le FBI. Elle sait que les deux hommes sont des informateurs du Bureau. Connolly apprend que la DEA s’intéresse à ses deux protégés. Il les informe qu’ils sont sans doute l’objet d’une «attention électronique» particulière. Après quelques mois de surveillance, les agents de la DEA s’éloignent, bredouilles et furieux. Des années plus tard, un juge demandent comment une telle chose a pu se produire aux Etats-Unis, un membre de la bande de Winter Hill expliquera: «Nous n’étions pas en Amérique mais à Boston.»

Au début des années 1990, Whitey Bulger est au faîte de sa puissance. Il règne sans partage sur la criminalité organisée dans la ville et prodigue des marques de sympathie à ses protecteurs. Par la suite, Connolly sera accusé d’avoir touché près de 200’000 dollars de pots-de-vin, sans compter les vacances tous frais payés, les repas dans les restaurants gastronomiques, les caisses de grands vins. John Morris, le superviseur de John Connolly, bénéficie lui aussi des largesses de Whitey. Via Connolly, Bulger lui fait parvenir 7’000 dollars en cash afin qu’il puisse faire des cadeaux et emmener en voyage sa secrétaire et maîtresse. Peu après, Connolly apporte au Bureau de Boston, de la part de ses «amis irlandais», une caisse de grands vins. Morris est alcoolique. Bulger et Flemmi, qui l’ont surnommé «Pochtron», n’hésitent pas à le faire boire plus que de raison. Parfois, quand il est trop ivre, les deux tueurs le raccompagnent chez lui dans sa voiture de service. En 1981, un soir de beuverie, Morris leur fait entendre certains des enregistrements du parrain mafieux Jerry Angiulo effectués dans son bureau de Prince Street, à Boston. Dans un élan alcoolisé, il leur fait cadeau de la bande. Un geste qu’il regrette amèrement, une fois dégrisé, quand il réalise qu’il vient d’offrir aux tueurs une puissante arme de chantage.

Début 1988, John Morris a une crise de conscience. Il n’en peut plus de couvrir des assassinats. Il consulte régulièrement un ouvrage qui figure en bonne place dans la bibliothèque de son bureau, Mentir: un choix moral dans la vie publique et privée. Pour soulager sa conscience, il va trouver des journalistes du Globe et leur raconte, sous couvert d’anonymat, comment Whitey Bulger et sa bande ont fait main basse sur la ville. Il ne leur dit pas tout, mais les journalistes mentionnent que Bulger entretient une «relation spéciale» avec le FBI. En lisant la série de quatre articles intitulée La mystique de Bulger, Whitey devient comme fou. Il comprend que Morris est la source des journalistes et devine que ses jours à Boston sont désormais comptés. Cela fait des années qu’il sait qu’un jour, il va devoir plonger dans la clandestinité. Il s’est forgé plusieurs fausses identités, il a des comptes en banque ouverts sous divers noms dans différents paradis fiscaux et en Europe. Avant de disparaître, il fait un dernier coup: en 1991, il se présente avec l’un de ses hommes au siège de la Loterie du Massachusetts et encaisse le gros lot de 14,3 millions de dollars sous l’œil des caméras de surveillance. Par la suite, on parlera de blanchiment d’argent.

Pour impressionner les responsables du Bureau de passage à Boston, John Connolly a pour habitude de les emmener assister à une séance du Sénat du Massachusetts. Là, il se penche discrètement depuis le balcon, ce qui suscite une interruption du président du Sénat qui salue son ami du FBI. Le président du Sénat est l’un des hommes les plus puissants de l’Etat et peut-être même des Etats-Unis. Le jour de la Saint-Patrick, patron des Irlandais, il est en tête de la Parade. Ses petits déjeuners sont l’un des événements politiques de l’année, un point de passage obligé pour les hommes politiques locaux et nationaux. On le voit aux côtés de Ted Kennedy ou des candidats à la présidence tels que Michael Dukakis ou John Kerry. Le président Bill Clinton lui-même se fend régulièrement d’un coup de fil en plein petit déjeuner de la Saint-Patrick. Mais l’ami de John Connolly a un très sérieux handicap: il s’appelle William Bulger. C’est le frère de Whitey et il est on ne peut plus proche de lui…

John Connolly prend sa retraite en 1990. Avant de partir, il organise une petite cérémonie à laquelle prend part William Bulger. C’est la moindre des choses, puisque c’est grâce à lui qu’il vient d’être embauché comme responsable à la sécurité de la société Boston Edison. Whitey Bulger, devenu par trop voyant, n’a pas été invité. Mais Connolly lui remettra plus tard une cassette vidéo de la cérémonie. Après le départ à la retraite de leur protecteur, la chute de Whitey Bulger et de Stephen Flemmi n’est plus qu’une question de temps. Connolly a gardé des amitiés au sein du Bureau. En 1995, il avertit ses «informa-tueurs» qu’ils sont sur le point d’être arrêtés. Stephen Flemmi n’a pas le temps de s’enfuir; Whitey Bulger, lui, disparaît. En 2009, le FBI offre 2 millions de dollars de récompense à qui permettra son arrestation. Il figure alors en deuxième position sur la liste des personnes les plus recherchées par le FBI, juste derrière Oussama Ben Laden. Quand John Connolly quitte le FBI, tout le monde, à l’intérieur du Bureau, chante ses louanges. Mais le juge Mark Wolf, chargé du procès contre Raymond Patriarca Jr. en 1990, commence à se poser des questions sur les informateurs de Connolly, principaux témoins de l’accusation. 

Mark Wolf connaît bien les problèmes suscités par les informateurs. En 1976, il a fait partie du collège des avocats chargés par le FBI d’établir la charte de l’emploi des informateurs. A l’issue du procès Patriarca, le juge Wolf se saisit du dossier et enquête pendant dix mois sur la manière dont le FBI a «géré» Bulger et Flemmi, avant d’émettre un verdict de 661 pages, véritable pierre tombale pour Connolly et pour le FBI. Pour Mark Wolf, tout le système mis en place par le Bureau dans les années 1950 est perverti. John Connolly n’a- t-il pas repris le flambeau que lui tendaient deux autres «anges déchus», H. Paul Rico et Dennis Condon? Les responsables du FBI n’ont-ils pas eu le tort de laisser la bride sur le cou à des agents peu scrupuleux au nom de la lutte contre la Cosa nostra? Enfin, Mark Wolf se pose une question encore plus terrible: pour lutter contre la criminalité organisée, le FBI n’a-t-il pas créé un monstre encore plus redoutable que celui qu’il était censé combattre?

Les crimes de Whitey Bulger et ceux de Stephen Flemmi n’ont en effet rien à envier en cruauté et en barbarie à ceux perpétrés par Raymond Patriarca ou par Gennaro Angiulo, pour ne citer qu’eux. Et le juge Wolf de conclure: «Le FBI a fabriqué Bulger et Flemmi, qui étaient auparavant de simples connaissances, mais n’étaient pas des proches. Un mariage parfait! A Boston, Flemmi et Bulger n’ont fait que partager une antipathie pour la Cosa nostra, un désir de profiter de manière criminelle de son anéantissement, et surtout de la promesse de protection du FBI.» Connolly essaie de se défendre. Au sujet des informateurs du FBI, il explique: «Je suis désolé, mais ce ne seront jamais des anges. Ce seront toujours des sociopathes!» Pour le Bureau, John Connolly, lui, est un ange déchu, une monstrueuse anomalie, une perversion. A l’issue de l’enquête du juge Wolf, John Connolly est condamné le 16 septembre 2002 à dix ans de prison, peine maximale prévue pour racket, obstruction à l’action de la justice et fausses déclarations. Dans les attendus, le juge accuse l’ancien agent spécial d’avoir couvert les crimes de ses deux protégés. Mais ce n’est encore rien par rapport à ce qui attend l’ancienne star du FBI en Floride…

Johnny Martorano, le «Boucher de Basin Street», est arrêté à Boca Raton, en Floride, où il s’était réfugié treize ans plus tôt, en 1995. Au début, il se mure dans le silence. Mais, en apprenant que ses anciens frères d’armes, Bulger et Flemmi, sont des informateurs du FBI, il change de stratégie judiciaire et passe un accord avec le gouvernement. Il reconnaît vingt assassinats. Les enquêteurs s’intéressent particulièrement à deux d’entre eux qui les mènent droit au FBI. Johnny Martorano accuse l’ancien agent du FBI, H. Paul Rico, de lui avoir fourni toutes les informations nécessaires à l’assassinat de Roger Wheeler, propriétaire du World Jai Alai. En décembre 2003, la police débarque chez Rico. Quand l’ancienne vedette du Bureau apprend qu’il est arrêté pour meurtre, il demande aux policiers s’ils plaisantent. Quand il réalise que les policiers sont sérieux, l’ancien agent spécial se liquéfie. Un an plus tard, il est envoyé en Oklahoma pour répondre de complicité dans l’assassinat de son ancien patron, Roger Wheeler. Le 16 janvier 2004, H. Paul Rico meurt à l’hôpital de Tulsa, seul et abandonné de tous, sous la garde d’hommes en armes. Triste fin pour l’ancien «mignon» de J. Edgar Hoover!

Johnny Martorano revendique aussi l’assassinat de John Callahan, l’ancien directeur général du World Jai Alai. Il reconnaît avoir abattu Callahan de deux balles dans la tête avant d’abandonner son cadavre dans le coffre d’une voiture garée sur le parking de l’aéroport de Miami, le 31 juillet 1982. Le «Boucher de Basin Street» affirme que Whitey Bulger a pris la décision d’assassiner l’ancien directeur du World Jai Alai après avoir longuement discuté avec John Connolly. Selon Martorano, l’agent du FBI aurait prévenu ses deux informateurs qu’en raison de l’émoi suscité par l’assassinat de Roger Wheeler, le Bureau allait «mettre la pression» sur Callahan afin de l’amener à collaborer. 

En 2003, Stephen Flemmi accepte à son tour de collaborer avec le gouvernement et confirme les accusations du «Boucher de Basin Street». Il affirme que John Connolly a mis en garde Whitey Bulger: «si Callahan est arrêté, il balancera tout le monde à la police d’Etat.» L’accusation est maigre, elle repose sur des témoignages de seconde main: Martorano et Flemmi n’étaient pas présents lors de la discussion entre Bulger et Connolly. Ils disent tenir l’information de Bulger. Cela n’empêchera pas le gouvernement de poursuivre l’ancienne star du FBI pour l’assassinat de John Callahan. Pour parvenir à ses fins, le procureur est allé très loin. Afin de faire tomber Connolly, un agent spécial qui affirme n’être coupable que d’excès de zèle, la justice va remettre en liberté des tueurs responsables de dizaines d’assassinats! En échange de son témoignage, le «Boucher de Basin Street», Johnny Martorano, est condamné à six mois de prison pour chacun de ses assassinats. Il a été libéré en 2007. Pour l’aider à se réinsérer, le gouvernement fédéral lui remet 20’000 dollars, de quoi voir venir. En fait, le temps de négocier l’histoire de sa vie de tueur avec une maison de production cinématographique. Frank «Cadillac» Salemme a été libéré en 2003 après avoir témoigné contre John Connolly et reconnu neuf assassinats. Pour obtenir le témoignage de Kevin Weeks, fils spirituel de Whitey Bulger, le procureur a accepté qu’il soit remis en liberté, en dépit des assassinats qu’il a reconnus.

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Bulger après son arrestation en 2011. © DR

De son côté, Stephen le «fusilier» Flemmi évite la peine de mort en témoignant contre John Connolly. Enfin, John Morris, l’ancien superviseur de ce dernier, est assuré de l’impunité pour ses crimes passés après avoir déposé devant le tribunal de Miami. Rien d’étonnant, dans ces conditions, à ce que le tribunal de Miami reconnaisse John Connolly coupable des faits qui lui sont reprochés et le condamne à trente ans de prison… Pour la majorité des agents du FBI, John Connolly est un paria. Seule une poignée d’agents continue envers et contre tous à défendre l’ange déchu du Bureau. Parmi eux, Joe Pistone alias Donnie Brasco, le roi de l’infiltration qui m’explique: «Chaque agent performant, qui résout de grosses enquêtes, finit par avoir des ennuis.»

L’affaire Connolly est une pierre noire dans le jardin du FBI. John Connolly se dit victime d’un système. Du fond de sa cellule, il affirme que les responsabilités remontent jusqu’au Département de la justice. Il lâche un nom, celui de Jeremiah T. O’Sullivan, le procureur fédéral chargé de la lutte contre le crime organisé à Boston. C’est lui qui aurait cautionné le système quand, en 1978, il a accepté de ne pas poursuivre Bulger et Flemmi dans le cadre de l’affaire des courses de chevaux truquées, afin que les «informa-tueurs» puissent continuer leur tâche. Le blanc-seing d’O’Sullivan à Connolly a-t-il blanchi Bulger et Flemmi pour leurs crimes passés et leur a-t-il donné l’impression de pouvoir persévérer dans le crime sans châtiment? C’est ce que soutient John Connolly. Et il n’est pas le seul. Robert Fitzpatrick, l’ancien numéro deux du Bureau de Boston, est l’un des rares à avoir émis des doutes sur l’emploi de Bulger et Flemmi par le FBI. Il n’en est que plus crédible quand il affirme que Bulger et Flemmi ont corrompu des pans entiers du Bureau de Boston. Il se souvient que les agents se battaient pour informer Whitey Bulger. Il assure même qu’un responsable du Bureau de Boston a volontairement communiqué l’identité de deux hommes qui informaient le FBI sur les crimes de Bulger, et que, peu après, l’un d’eux a été abattu d’une balle dans la tête par ce dernier.

Selon Kevin Weeks, Bulger se réveillait chaque matin en regardant Boston par la fenêtre et clamait: «La ville est à moi! » Il disait qu’il lui suffisait de claquer des doigts pour qu’une demi-douzaine d’agents spéciaux armés jusqu’aux dents viennent prendre ses ordres. Robert Fitzpatrick raconte qu’au moins dix agents du Bureau de Boston étaient rémunérés par Whitey Bulger dans les années 1970. De son côté, le juge Mark Wolf affirme avoir identifié dix agents, ainsi que leurs superviseurs, coupables d’avoir violé la loi pour protéger les informateurs du FBI. Il va plus loin en déclarant que le Bureau de Boston n’est pas un cas isolé: «Je m’attends à ce que le secret qui protège la manière dont le FBI se sert de ses informateurs ait produit d’autres dérives.» A l’entendre, le Bureau de New York recèlerait lui aussi d’inquiétants cadavres dans ses placards. Après avoir enquêté sur les dérives du FBI de New York, un autre juge, Gustin L. Reisbach, laisse le philosophe Friedrich Nietzsche tirer la leçon de l’histoire: «Quiconque lutte contre des monstres devrait prendre garde, dans le combat, à ne pas devenir monstre lui-même. Et quant à celui qui scrute le fond de l’abysse, l’abysse le scrute à son tour.»