Gueules noires au féminin pluriel

© Juliette Robert
Jasmina et Sada discutent avec leurs collègues mineurs, au fond du puits de Kamenica.

De toute la Bosnie-Herzégovine, elles sont les seules. Depuis plus de trente ans, à Breza, non loin de Sarajevo, des femmes descendent au fond des galeries de la mine pour en extraire le charbon.

D’un grand coup de pied, Jasmina ferme la porte de l’armoire rouillée. Un geste inoffensif si ladite armoire ne contenait pas plusieurs dizaines de kilos de dynamite. Jasmina, quinquagénaire aux courts cheveux châtains, elle, s’en amuse: «Tous les jours, je manipule des explosifs, c’est mon travail quotidien, alors, bien sûr que non, je n’ai pas peur.»

Avec sa collègue Sada, elles surveillent le stock de poudre au fond du puits Kamenica, dans la mine de charbon de Breza, à une trentaine de kilomètres au nord de Sarajevo. Ici, le paysage a des airs de fin du monde et les hommes semblent n’être plus que des ombres dans le décor noirci de poussière. La neige, qui est tombée toute la nuit, ajoute une touche lunaire à cette atmosphère irréelle. Depuis 1907, à Breza, on creuse la terre, on la fouille, on la cisèle, pour en extraire le charbon, or noir qui, avec celui des autres fosses du pays, fournit les trois quarts de la production d’énergie de la Bosnie-Herzégovine. A l’entrée de la RMU Breza (RMU pour Rudnik mrkog uglja, littéralement mine de charbon), le visiteur est d’ailleurs accueilli par un panneau publicitaire délavé célébrant le centenaire de la mine en 2007.

La pluie, la neige, le froid ou le soleil ont certainement eu raison des couleurs que portait fièrement la gueule noire représentée torse nu, icône laborieuse de ceux qui, chaque jour, descendent entre 200 et 300 mètres sous terre. Mais l’image est tronquée. Où sont les femmes, qui chaque jour, sillonnent les galeries? Pour le moment, Jasmina et Sada comptent la dynamite restante, dans la chaleur du fond. La température avoisine les 30 degrés et la tenue réglementaire n’aide pas à supporter la moiteur: bleu de travail, gilet sans manche vert kaki et casque de chantier obligatoire, lampe fixée sur le front. Les mêmes vêtements, pour les hommes comme pour les femmes.

Pour atteindre les profondeurs de la terre, toutes les deux ont emprunté un wagon normalement réservé au matériel, mais régulièrement utilisé par les mineurs pour rejoindre certains tunnels. L’espace n’a rien d’une confortable couchette de train. Un morceau de carton sous les fesses pour se protéger du froid du métal, une maigre tige de fer en guise d’appui, le souffle de l’air comme seule barrière. Et les lampes frontales, uniques sources de lumière sur ces rails ténébreux.

Le grondement du tapis roulant qui remonte le charbon se superpose au bruit de frottement du wagon contre les rails. Un grillage entoure l’intégralité du passage, du sol au plafond, et y emprisonne les pierres rebelles. Des bouteilles d’eau vides traînent par terre et de gros rondins de bois soutiennent l’édifice. La couche de poussière y semble tellement épaisse que si on voulait passer le doigt dessus, c’est toute la main qui s’y enfoncerait. Le temps de la descente Jasmina se laisse aller à quelques confidences, pendant que sa timide collègue aux cheveux gris, Sada, approuve par des sourires ou des hochements de tête. Dans un peu plus d’un an, elle sera à la retraite et, avec une petite moue, elle souffle: «Dès mon premier jour, à 18 ans, j’ai eu un coup de foudre pour la mine.» Une véritable histoire d’amour, de celles qui durent toute une vie. On aurait presque envie de parler d’une passion explosive, quand on connaît sa place de responsable de la dynamite. Ce qui lui plaît sous terre? «La bonne ambiance», l’humour de ses collègues masculins, «sa seconde famille», qui fait des ravages.

A travers des photographies et des témoignages, histoires de ces femmes travaillant dans la mine.

Les hommes, justement, charbonnent un peu plus loin, au bout d’un long tunnel humide où le sol, scintillant de paillettes argentées, accroche puissamment les bottes du visiteur. Dans les ténèbres, les lampes frontales illuminent soudain deux visages: ceux d’Edin, trentenaire chauve, et Mahir, quadra ridé. Avec d’autres, les deux hommes s’affairent autour de la machine dont ils ont la responsabilité. Une énorme mâchoire capable de monter à 250 bars de pression grâce à d’énormes tuyaux hydrauliques, taillant le charbon comme d’autres croqueraient des pommes. D’abord, une grosse langue s’écrase sur le plafond et le mur du tunnel, broyant toute la pierre en une seule avancée. Puis, deux gros disques viennent scier la silice mise à nu, cassant le charbon dans un boucan d’enfer, sous la fine salive d’un jet d’eau, censée minimiser la poussière.

Peine perdue. Quand la machine croque le sous-sol, la cendre envahit la bouche, obstruant la vue dans un tourbillon ininterrompu. Le charbon, lui, s’écoule comme une puissante rivière noire, sous le regard satisfait d’Edin. Chaque équipe, qui reste huit heures au fond, produit ainsi 600 à 700 tonnes d’or noir par jour. «Depuis toujours, je travaille avec Jasmina et Sada», indique le trentenaire, un petit sourire en coin sur son visage jovial. A côté de lui, Mahir renchérit, épongeant la sueur de son front à l’aide de son gilet militaire: «Ce n’est pas une bizarrerie, ou même quelque chose de particulier. Elles ont toujours fait partie de nos collègues de travail. Parfois, certains hommes veulent bosser ici mais ils ont peur de descendre. Pas elles. Elles vont nous manquer quand elles seront à la retraite. Il faudrait que d’autres femmes continuent, ce serait intéressant pour nous aussi», insiste Mahir.

Jasmina ne dirait pas le contraire, elle qui espère que d’aucunes perpétueront «la tradition des femmes mineurs de fond». Une tradition qui fait figure d’exception, source de fierté pour le directeur de la RMU Breza, Čosić Suad. Depuis 2011, il dirige la mine de charbon. «1’260 hommes travaillent ici, les deux tiers d’entre eux sous terre, détaille-t-il. Nous employons également 75 femmes, principalement dans l’administration: des juristes, des économistes, des ingénieures… Mais une dizaine d’entre elles sont de véritables mineurs de fond.» Une singularité locale: «Dans toute la Bosnie, il n’y a qu’à Breza que les femmes descendent.»

Même à l’échelle de la planète, ces gueules noires, féminin pluriel, restent une rareté. A l’origine, une bourse destinée aux élèves de l’Ecole technique d’exploitation minière créée autour de 1980. Une première pour l’époque: les filles qui choisissent le métier de mineur seront payées pour étudier. La plupart de ces dames de fond sont donc issues de la même promotion, «la génération 85» – même si, à dire vrai, elles ont toutes commencé à aller au charbon en septembre 1984.

«Dans les années 80, les puits de Breza comptaient parmi les plus modernes d’Europe, raconte Čosić Suad. L’équipement, l’exploitation, tout était mécanisé. Dans cet environnement, ça semblait plus facile pour elles d’intégrer la mine.» Leur formation, en effet, ne les prépare pas au travail physique mais aux postes à responsabilité comme la supervision du transport du charbon, la surveillance de l’avancée des galeries, la garde de la dynamite ou le prélèvement d’échantillons pour les laboratoires. «Dans la loi du mineur, il n’y a aucune différence entre les hommes et les femmes. Mais des amendements leur interdisent les jobs trop dangereux pour leur santé. Du coup, au fond, les mineurs blaguent en les appelant “les cheffes”» sourit le directeur de la mine.

Mais, dans les deux ou trois années à venir, toutes ces femmes arrivées en 1984-1985 quitteront l’usine en vertu d’une loi sur la pénibilité du travail, qui leur permet de prendre leur retraite entre 51 et 55 ans et non à 65 ans comme les autres salariés bosniens. Et la relève manque cruellement. Des jeunes filles suivent bien la formation, mais l’usine préfère embaucher des garçons, qui pourront évoluer sur plusieurs postes. Malgré sa pénibilité, le métier attire: le salaire d’un mineur de fond tourne autour de 1’000 Konvertibilna marka (KM) à 1’200 KM (environ 550 à 650 francs), auxquels s’ajoutent une prime de panier de 300 KM (environ 150 francs), quand le salaire moyen en Bosnie-Herzégovine avoisine les 800 KM (environ 400 francs). «Avant moi, à mon poste, c’était un homme. Après moi, ce sera un homme», claque Almedina de sa voix rauque. Dans son salon douillet, la quinqua s’affaire à préparer le café bosnien, proche cousin du café turc, sucré et mousseux. Sur la table basse, les pâtisseries s’accumulent.

Almedina a profité de son jour de congé pour préparer d’énormes baklavas qui dégoulinent de sucre et des halvas, délectables spécialités à la pistache. Dans sa famille, tous les hommes étaient mineurs de fond: son père, son grand-père, ses frères, ses oncles… «Quand j’étais petite, j’allais même apporter son petit-déjeuner à mon père quand il remontait du puits», se souvient la belle gueule noire aux cheveux argentés. «J’ai toujours grandi dans cette atmosphère de charbon, alors c’était logique que je descende au fond moi aussi. Donc j’ai profité de la bourse. Mon père aurait bien voulu que je me spécialise, que je continue jusqu’à la fac, mais je suis tombée amoureuse et je me suis mariée», rit-elle, portant un regard malicieux sur Zijad, son époux, lui aussi mineur, aujourd’hui à la retraite. Evidemment, le fiston a pris la relève. A 28 ans, il officie comme géomètre à la RMU Breza. «Moi, je ne me souviens pas vraiment de ma première descente, il y a 32 ans. Je sais juste que je n’ai pas eu peur. Mais j’ai voulu accompagner mon fils la première fois où il est allé au fond, pour pouvoir scruter son visage, voir s’il était effrayé. Tout s’est bien passé.»

N’a-t-elle jamais eu de difficultés? «Pas vraiment non. J’avais simplement la pression parce que mon mari travaillait dans la même usine que moi. Deux membres de la même famille au sein de la même boîte, avec le nombre de chômeurs qui nous entourent, forcément, ça provoque quelques critiques. Mais le meilleur moyen d’y répondre, c’était de travailler encore plus, de prouver que je méritais ma place.» Son mari, justement, s’amuse à l’imiter, directive et impérieuse lorsqu’elle s’adresse aux membres de son équipe. Depuis une quinzaine d’années, Almedina supervise l’avancée des galeries, mesure la longueur des tunnels creusés par «ses hommes», vérifie que les objectifs sont bien remplis et la sécurité assurée. «Les membres de la direction m’ont dit que si, après mon départ à la retraite, ils trouvaient quelqu’un capable d’abattre la moitié de mon travail, ils seraient contents», fanfaronne la bavarde dans un éclat de rire.

«Finalement, c’est plus facile d’être une femme, ajoute-t-elle dans une longue tirade animée dont elle a le secret. Les hommes nous respectent plus, nous écoutent plus aussi. Avec toute mon expérience, personne ne doute de mes compétences. Breza, c’est tout petit; certains connaissaient mon père, mon grand-père, on s’estime. Et puis, ceux qui travaillent avec nous sont galants: ils proposent de porter les choses lourdes, nous filent des coups de main… C’est parfois agaçant, comme si on ne savait pas faire notre métier. Mais ça part d’une bonne intention.»

Pour elle, plus qu’une solidarité féminine, c’est une fraternité entre tous ceux du fond, hommes et femmes confondus, qui s’exprime. «Là-bas, on n’est jamais seuls, on est ensemble. Il y a une vraie entraide.» A tel point que son époux continue de boire le café tous les matins avec ses anciens collègues. Pourtant, l’énergique Almedina est fatiguée. «Hâte d’être à la retraite», pouffe-t-elle. En juin prochain, elle pourra enfin «profiter de son jardin». «L’important, c’est qu’il ne nous soit rien arrivé de grave. Maintenant, je ne descends plus qu’un jour ou deux par semaine. Avec l’âge c’est plus difficile, j’ai mal aux jambes, aux muscles. La différence de température entre la chaleur du fond et le froid de l’extérieur, c’est dur. Parfois en hiver, même si je me sèche les cheveux à la remontée, le temps de rentrer chez moi, de petits glaçons se forment dedans.»

En attendant la date de la retraite, il faut bien retourner au charbon. Le lendemain, elle retrouve son puits, le deuxième de la mine de Breza, baptisé «Sretno», en bosnien «bonne chance». Sorte de maxime trompe-la-mort, tous les mineurs du carreau se saluent ainsi lorsqu’ils se croisent. C’est d’ailleurs le premier mot que lance Šemsa à Almedina. Šemsa, cheveux rouges, nez droit et rose aux lèvres, occupe le même poste que Sada et Jasmina à Sretno: responsable de la dynamite.

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Sada manipule les explosifs au fond du puits Kamenica. © Juliette Robert

Pendant que la cheffe des explosifs, déjà équipée, sirote un café, Almedina se prépare à descendre. Elle saisit un sac en plastique violet, se dirige vers la douche et ferme la porte. Le vestiaire des femmes semble presque caché, à côté des neuf douches où les mineurs une fois remontés savonnent le charbon infiltré dans leur tenue. Les bleus y sont accrochés à même la porte des vieux casiers et deux paires de bottes sèchent en hauteur, dans un équilibre précaire. Quand Almedina en ressort quelques minutes plus tard, la future retraitée semble transformée. Plus coriace, endurcie. Šemsa la rejoint pour prendre l’ascenseur, étroit espace tout en longueur, avec simplement une grille à refermer derrière soi. L’élévateur court contre le mur, dont on voit la pierre apparente, et s’enfonce si rapidement que les oreilles se bouchent. Casque vert vissé sur ses cheveux argent, Almedina n’y a pas attaché sa lampe; elle préfère l’enrouler autour de son cou, comme un stéthoscope, le temps d’inspecter les travaux de ses équipiers.

Mètre à la main, elle ausculte la nouvelle galerie, vérifie que la construction des murs cimentés et de leur armature métallisée progresse comme prévu. L’odeur du soufre emplit les narines, l’humidité prend à la gorge. En avançant dans la galerie voisine, si sèche que la boue a durci, la mineur explique: «Ici, c’est le tunnel par lequel s’évacue l’air pollué par le dioxygène et le méthane. En 2012, il y a eu un incendie, un collègue y a perdu la vie. Depuis, on refait tout en métal à cet endroit.» Au bout du chemin apparaît une lourde porte rouillée, fermée par un gros cadenas doré. «Le bureau de Šemsa», plaisante Almedina. La fine mineur aux cheveux rouges déverrouille effectivement le loquet avant de se diriger droit vers le fond de la galerie et de s’installer à un poste de travail en bois massif, derrière un grillage. Elle s’y accoude comme à un bar, étale devant elle de vieux livres à la couverture moisie, ôte la lumière fixée sur son front pour s’en servir comme une lampe de poche, et se lance dans le décompte du stock de dynamite.

«On utilise les explosifs pour approfondir des galeries et aussi pour récolter du charbon. On fait des trous dans la terre, on y insère les bâtons de dynamite, on déclenche l’explosion d’un peu plus loin et on ramasse», relate-t-elle. Déjà, elle doit remonter car une cargaison l’attend en haut. Sa présence pour la surveiller est obligatoire. Elle décroche alors un téléphone à cadran usé, qui a dû être bleu dans une autre vie, pour rappeler l’ascenseur. Les deux femmes l’attendent en papotant tennis et enfants. En surface, dans la cabine rouillée du responsable de l’élévateur, quelques gueules noires se réchauffent en fumant une clope, puisqu’un panneau indique derrière eux que c’est interdit. Dès que Šemsa arrive, tous se poussent pour qu’elle puisse s’asseoir près du chauffage qui tourne à plein régime. «Si j’avais une fille, je l’encouragerais à nous rejoindre au fond, argue un colosse au bonnet bleu. Peu importe d’ailleurs, si c’est une fille ou un garçon, ici on est une famille, on partage tout.»

Avec ses collègues, il déplore le départ prochain des dames de fond. Pour Šemsa, ce sera dans un an et demi. «Au début, quand j’ai commencé à travailler ici, ma mère et mes sœurs pensaient que je ne descendrais pas très longtemps, que je finirais par rester dans un bureau. Aujourd’hui encore elles continuent de s’inquiéter pour moi, sourit-elle. Mais trente ans de fond, c’est long. Tous les jours, tu te douches là, tu te changes à la descente et à la remontée, tu te sèches les cheveux ici, c’est fatigant.»

Pourtant, le travail est moins pénible qu’à ses débuts; beaucoup de tâches, comme le transport du charbon, sont automatisées. Et puis, elle en a de beaux souvenirs à la mine, surtout quand elle et son mari prenaient leurs postes dans la même équipe: «On rentrait ensemble à la maison, on faisait le chemin ensemble, on partageait vraiment tout.» Désormais, ce qui lui plaît le plus c’est de former les jeunes, «un peu comme leur maman». Elle les taquine aussi: «Si une femme peut descendre, pourquoi pas vous?»

Car elle ne craint rien, Šemsa, ni quand elle s’enfonce sous terre, ni quand elle envisage l’avenir. «Je n’ai jamais eu peur dans mon travail, que ce soit à cause de la dynamite ou des problèmes de santé. Si tu commences à réfléchir à ce qui est dangereux ou risqué pour toi, alors tu ne descends plus. Et moi, j’adore la fosse.» Un ancien collègue, qui traîne encore dans les parages malgré sa retraite, approuve et salue «son courage». Le vieil homme, yeux bleus perçants perdus dans les plis de son visage ridé, raconte avoir été sur les bancs de l’école avec Šemsa: «Moi j’y suis resté trois ans, elle quatre, c’est pour ça qu’elle est devenue cheffe.» De ses doigts noircis, où lui manque une phalange, il lui tend une tablette de chocolat, pour tenir jusqu’à la fin de la journée. «Vous voyez qu’ils sont aux petits soins avec nous, les hommes!» s’esclaffe la mineur de fond.