Chronique japonaise

«Le voyageur est une source continuelle de perplexités, écrit Nicolas Bouvier. Sa place est partout et nulle part. Il vit d'instants volés, de reflets, de menus présents, d'aubaines et de miettes.» Voici donc le Japon selon Bouvier. Un archipel pétri par l'histoire et le spirituel qui est autant le pays des samouraïs que celui des humbles. Là où d'autres convoquent une bibliothèque entière pour se donner des airs de penseur zen, Bouvier saisit l'odeur de l'air, la couleur d'un visage, une conversation dans la rue pour nous livrer en une ligne le diamant d'une sensation. Extraits.

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Jeux d’enfants, Tokyo, 1956.© Nicolas Bouvier / Eliane Bouvier et Musée de l’Elysée, Lausanne - Fonds Nicolas Bouvier​​

1956, l'année du singe

XVI - Le pied du mur

Le Rat, le Lièvre, le Cheval, le Coq
Le Bœuf, le Dragon, le Mouton, le Chien
Le Tigre, le Serpent, le Singe, le Sanglier

Voilà l’ancien cycle zodiacal chinois par lequel les Japonais désignent les années, les mois et les heures du jour. 1956 était l’année du Singe; 1966 celle du Cheval de Feu, où il est fort déconseillé d’engendrer des filles.

Au mois du Mouton de l’année du Singe, je me suis cru tiré d’affaire lorsqu’un magazine m’a demandé vingt pages, soit vingt mille yens payables à livraison, sur… Erasme et Calvin!? Le Japon est le pays des booms et se trouvait cet été-là en plein «culture-boom». Chaque jour de nouvelles revues se fondaient pour apporter au pays ce que l’étranger avait produit de plus rare, de plus subtil, de plus élaboré. Chaque jour, il en disparaissait autant, qui n’avaient pas dépassé le troisième numéro. Budgets trop minces, bureaux microscopiques, rédacteurs faméliques et charmants… et des ambitions sans limites. Dante, Balzac, Shakespeare? Archiconnu, tout ça! et bon pour ceux qui lisent dans le métro. Non: on voulait du ténu, de l’érudit, du mince: Senancour plutôt que Rousseau, Buxtehude plutôt que Bach. Erasme et Calvin, donc. Heureusement qu’à Tokyo il y a des bibliothèques, où j’employai mes derniers sous à relever sur ces deux personnages des opinions plus autorisées que la mienne. Quand je suis allé livrer mon article – une heure à pied – dans une ruelle du quartier de Kanda, j’ai trouvé la rédaction en faillite, le bureau fermé, le directeur absent. En fin d’après-midi j’ai remis la main sur lui: il s’était déjà fait embaucher comme polygraphe dans un ero-zashi (magazine érotique). Il a aussitôt décroché sa veste et m’a emmené au café. Je lui ai mis mon texte sous le nez: «Qu’est-ce que je vais faire avec Calvin? Je ne peux pourtant pas le manger! Et je n’ai plus un yen.» Il s’est caressé un instant le menton, les yeux fermés en murmurant komatta koto naa (une chose dont j’ai à rougir), puis m’a suggéré d’en extraire deux ou trois pages – «en changeant le genre, vous savez: les bains, les femmes… comme Brantôme, quoi!» – qu’il proposerait à son nouveau patron. Mais je ne me sentais plus le courage de tirer, même Erasme, vers la lubricité. Surtout, il faisait trop chaud. L’esprit vidé par l’été, on se dévisageait par-dessus un hamburger-steak qui devait être le dernier de longtemps.

Pourquoi ne pas faire dormir un peu vos troupes qui viennent de passer trois jours sans sommeil? demandait un journaliste américain à un officier japonais de la campagne de Chine. Il s’entendit répondre: Mais c’est que mes soldats savent très bien dormir, c’est le contraire qu’ils doivent apprendre.

Je commençais à savoir manger à la japonaise, il m’a donc fallu apprendre à ne plus manger du tout. Dans les deux mois qui ont suivi la guerre, quand on prenait d’assaut les trains vers la campagne pour aller échanger les dernières reliques familiales contre deux navets ou trois œufs, tous mes voisins d’Araki-Cho ont dû passer par là. Un apprentissage complète d’ailleurs heureusement l’autre et, pour le voyageur, c’est le meilleur moyen de vaincre les dernières réticences qu’inspire une cuisine étrangère. Au bout d’une semaine de diète, les fumets et saveurs qui me paraissaient suspects il n’y a pas si longtemps encore me vont droit à l’estomac. Sitôt qu’il en sera de nouveau question, je mangerai de tout: du daïcon, du renkon, gros navets jaunes obscènes au goût fort et suri que l’on fait macérer dans de la saumure, du bouillon d’algue, de la limule crue (tabiebi) débitée en rondelles, de ces gros coquillages noirâtres (sasae) dont le saké n’enlève pas l’amertume, même le misoshiro, la soupe aux fèves rouges du petit-déjeuner dont le fumet aigre et brûlé m’a si souvent soulevé le cœur, je l’aime à distance. Je suis acclimaté.

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Etal de poissons, Japon, 1964-1966 © Nicolas Bouvier / Eliane Bouvier et Musée de l’Elysée, Lausanne - Fonds Nicolas Bouvier

Quand les choses tournent mal, plutôt que de trop attendre des gens il faut aiguiser ses rapports avec les choses: c’est un simple mur qui m’a tiré d’affaire. Le long de la ligne du tram 7, dans le quartier d’Azabu, et sur le trajet interminable que je faisais depuis quelques jours à pied pour chercher mon courrier. Je m’étais assis pour me reposer sur une poubelle fermée et, relevant les yeux, je l’ai vu: un long mur de béton que les moisissures de l’été et des champignons de salpêtre festonnaient comme un rideau de théâtre. Sur toute la longueur du «décor», le trottoir providentiellement surélevé formait une sorte de scène, et tous ceux qui y passaient étaient bon gré mal gré transformés en «caractères», amplifiés comme un écho, projetés dans le comique ou dans l’imaginaire. Je me suis dit: c’est la fatigue. J’ai fermé les yeux un moment. Quand je les ai rouverts, ça continuait à défiler, comme les personnages toujours plus nombreux d’une histoire racontée dans une langue étrangère. Je suis allé regarder de plus près: la surface était d’une belle matière veloutée, celle d’un vieux pot sorti du four. Entre les trous de coffrage et quelques graffiti indécis, une main enfantine mais résolue avait écrit baka (imbécile). Je l’ai pris pour moi: j’avais dû passer cent fois là devant sans rien voir. Mais c’est qu’alors j’en avais moins besoin. Juste en face, entre la voie du tram et la rue, un dépôt de détritus, de cageots, de caisses, fournissait un observatoire commode pour voir sans être vu. Je suis remonté dare-dare vers ma chambre: quatre kilomètres. Suis allé vendre mes derniers livres à Shinjuku pour m’acheter du film. J’en ai trouvé tout un lot, bradé à moitié prix. «Tombé dans l’eau de mer», dit le marchand. On verra bien.

… Voilà quatre jours que je vis accroché comme une tique devant mon mur-théâtre. Installé sur une caisse, l’appareil sur le ventre, je regarde défiler ce quartier qui ne me voit pas. Côté cour comme côté jardin, la vue est dégagée, je surveille ceux qui approchent, je suppute leur vitesse et leur trajectoire, je me tiens les pouces pour qu’ils se croisent devant mon rideau, qu’ils se saluent ou, mieux encore, s’engueulent. Mais on ne s’engueule pas au Japon.

J’ai même de la compagnie: trois chiffonniers édentés et pansus qui passent la journée comme des mulots dans ces ordures. Ils sont à pied d’œuvre avant moi, pour le tombereau que la voirie verse ici chaque matin. Deux vieux, une vieille à la peau grise, aux dents déchaussées. L’après-midi, adossés aux tas que la fermentation fait mitonner, ils lisent, la sueur au front, des fragments de magazines arrachés aux poubelles: des journaux de catch, des bandes dessinées, des pages collées d’épluchures ou constellées de pépins de pastèques. Tous trois portent des lunettes de fer – sans doute trouvées dans l'un des tombereaux – qui leur fatiguent plutôt la vue. Parfois la femme crache sur les verres et les nettoie avec un pan de sa chemise, dans l’espoir d’y voir plus clair, pendant que ses vieux compagnons la taquinent, la lutinent et la plaisantent. Ce sont des Eta, ces anciens parias dont la restauration Meiji a fait des Japonais comme les autres. Mais ils continuent à se partager les bas métiers avec les Coréens. Le monde les méprise et j’ai l’impression que ces trois-là le lui rendent bien. Ils s’intéressent à mon entreprise comme à une sorte de vengeance et ricanent chaque fois qu’un de ces passants qui ne les verrait pas est «vu». Vers cinq heures, il filent vendre au métro d’Ueno ce qu’ils ont ramassé ici, et dorment je ne sais où.

Alors, j’ai le mur pour moi. C’est la plus belle heure de lumière. Quand le vent souffle du nord, l’odeur de saucisses du restaurant bavarois Rheinland descend de Kasumicho et vient me flatter les narines. Quand je m’embête, je descends jusqu’à la librairie d’occasion, cent mètres au sud de mon mur, où j’ai trouvé entre des magazines le pire de Sade et de Restif, en éditions anglaises pirates imprimées à Taïwan. Je m’empourpre un bon coup à lire debout ces obscénités rayonnantes, puis je retourne à mon mur. Quand j’ai faim, je trouve toujours dans les épluchures quelques tomates parfaitement comestibles oubliées par mes collègues, et constate que les Japonais ont raison lorsqu’ils accusent les Eta d’être négligents.

Ce soir j’ai terminé mon dernier film. Heureusement. En quatre jours, j’étais devenu mythomane. Les simples passants ne me suffisaient plus. Devant mon mur, je voulais de l’action, une querelle, un assassinat… l’empereur.

Je remonte lentement vers mon quartier et ma chambre. A l’ouest, une brume de lumière flotte au- dessus de Shinjuku. Araki-Cho est silencieux. On peut entendre l’eau s’égoutter au sento désert d’où deux filles sortent en tordant leurs cheveux. Je regarde les affiches déchirées des palissades: Rikidosan, le catcheur coréen qui est cette année l’idole du Japon, Nekrasov, qu’on joue à Shinjuku, et les mises en garde contre l’incendie: Kaji wa haji (l’incendie chez vous, c’est la honte). Pas la ruine, la honte. Et Néron qui faisait ça pour la gloire!

Le charbonnier est assis sur son seuil, une serviette autour de la tête. Sa grosse face, elle aussi, a fondu cet été. Il lit dans le journal du matin un article sur trois colonnes: «Pourquoi n’avons-nous pas d’écureuils à Tokyo?» A défaut on a des cigales: voilà dix jours, Mushiya-san, le marchand d’insectes chanteurs, est passé avec sa charrette et chacun s’est acheté une bestiole logée dans une petite cage d’osier. Chaque nuit, à l’heure la plus secrète, s’élève un grincement menu et solitaire, puis cent, puis des myriades, jusqu’au moment où tout le quartier ronfle comme un immense champ de blé. Ça me rappelle le vieux refrain qu’on chante encore dans le Kansaï:

Kirî-giri sua
Khane de naku ka-ayo…
Semi hara de naku…

«Le grillon pleure avec ses ailes. La cigale pleure avec son ventre, mais moi, plus avisé, je viens pleurer sur ta poitrine.»

Ici, pendant l’été, la vie est mince et maigre comme la trame d’un vêtement solide mais usé; et puis il y a ces instants d’une douceur inoubliable, peut-être parce qu’ils sont payés si cher. Et il n’est pas raisonnable d’en demander davantage…

Mon mur-théâtre, je l’ai vendu à un magazine de Tokyo. Deux rédacteurs d’abord, qui se repassaient les photos, perplexes. Puis quatre, puis huit, puis seize. Eux aussi, pendant des années, ils étaient passés devant sans le voir. Voilà ce qu’on récolte à tou- jours prendre le taxi ou le train.

Cela m’a fait à peu près la moitié d’un billet pour l’Europe, et m’a valu d’un étudiant malade dans un hôpital de la ville une lettre qui se terminait ainsi (je respecte le japanglais): From childhood I have been dreaming a big, fat, nice trip like yours. But anyway, it was only a dream… Trois billets de cent yens étaient épinglés au bas de la feuille avec dessous: This is very small money, please buy the ink and paper for your task. Excuse me the letter of no consequence. I hope your big success. (Signé: K. Morohashi.)

Interlude

J’ai acheté le papier et l’encre, et, huit ans plus tard, je suis revenu. Mais avec femme et enfant. En 1964, l’année du Dragon. Le pays, le souvenir que j’en avais, moi-même: tout s’était modifié. Rien ne s’ajustait plus. Tout était à reprendre. Le «vitamine boom» avait remplacé le «culture boom»: on s’injectait des ampoules en famille; des ouvriers s’écroulaient, le sang trop enrichi par des produits improvisés.

On avait fermé les «Maisons» et les paysannes en jupon de Shinjuku-ni-chome étaient retournées définitivement à leur rizière et à leurs navets. Shoji, le barman-poète qui m’avait prêté les tables de son café pour ma première nuit à Tokyo, était sous-directeur d’une affaire de plastiques et travaillait son golf.

On ne parlait plus japanglais, mais «bon» anglais seulement, et les flics travaillaient dur la syntaxe pour les Orimpiku (Olympiades). Pour les Olympiades encore, on avait recrépi mon mur à neuf; l’ancien faisait désordre.

Même Rikidosan, l’idole du catch dont on trouvait jadis le portrait partout, était mort au sommet d’une éblouissante carrière de truand, poignardé dans les toilettes d’une boîte de nuit qui lui appartenait. Deux ministres en exercice avaient suivi le cercueil de cet ami, si utile. Quand gendarmes et voleurs commencent à s’envoyer des couronnes, c’est qu’une société a repris son aplomb. En apparence, il n’y avait que l’empereur, le drapeau, les tournois de sumo et l’odeur des waters qui n’avaient pas changé. Du Tokyo inquiet, désordonné et chaud qui m’avait séduit, plus trace.

J’allai m’établir à Kyoto.

L'île sans mémoire

XXV - Une dépression venue des Kouriles

Mon train transporte sa cargaison de serpes, de haches au tranchant bleu graissé soigneusement enveloppées de toile et de dormeurs aux visages noircis par la fatigue, vite et tout droit à travers la nuit verte car il a beaucoup plu sur les talus d’herbe tendre et sur les guérets qui bordent la forêt primitive. Et maintenant, puisqu’il s’arrête, penchons-nous un peu à la fenêtre: c’est une petite gare dans la nuit tombée, pleine de rouleaux de cordes, de sacs de sciure et d’ombres fléchies qui circulent en déroulant ces cordes et s’interpellent en bâillant. Il y a des jours comme celui-ci où quoi qu’on en ait, on ne voit que de pauvres gens faire de pauvres choses, où tous ceux auxquels on s’adresse ont l’air de ne pas vous voir et de compter mentalement jusqu’à mille en attendant que cela passe, jours plus fuligineux et plus légers que suie… je le sais, je le sais, je n’ai pas pu m’y faire encore.

Depuis vingt-quatre heures, je vis des bienfaits d’un gros crabe mangé avant-hier soir avec un peu de vinaigre, aussi frais que si j’avais été le requin. Me restent les deux ou trois mille yens qu’il me faut pour repasser le détroit de Tsugaru et rejoindre la Grande Ile. L’argent manquant, peut-être va-t-il s’animer un peu, ce voyage! Toujours – sauf au bordel – on paie pour que rien n’arrive, pour ne pas dormir à la belle étoile, pour ne pas partager les récits, les délires et les puces d’un dortoir de dockers, pour poser ses fesses – je l’ai fait avant-hier par fatigue – sur le velours inutile d’un compartiment face à des usagers que l’éducation a rendus trop timides pour qu’ils osent ou qu’ils daignent vous adresser un mot.

Plus de velours ici. Ce train – une locomotive à cloche de bronze qui sème dans la nuit son paraphe de fumée nacrée, un seul wagon – est comme si les bûcherons d’ici l’avaient construit eux-mêmes en se remémorant les notions de manuels scolaires (inertie, friction, Pi = 3,14, compression des chaudières) qui sauvent les naufragés de L’île mystérieuse. Les linteaux mal rabotés des banquettes suent encore la résine et l’on peut craindre qu’à la faveur d’un aiguillage ce petit convoi sauvage ne retourne en hennissant dans la forêt dont il est issu…

Nouvel arrêt: une autre gare prise dans la grande banquise du sommeil bien avant Wakanaï, que je n’atteindrai plus cette nuit. Comme la salle d’attente est glaciale et qu’il n’y a aucun endroit où s’attabler dans ce lieu qui n’est que tourbe noire défoncée, ombelles géantes, amas de troncs équarris, tanières, corbeaux et phares isolés le long d’une mer toujours grise, je me suis installé derrière le guichet des billets sur le bureau du chef de gare qui, paraît-il, est allé manger chez sa mère. Le receveur qui lui est subordonné compte et recompte sur un boulier la recette de la journée en grignotant les noisettes dont il m’a offert la moitié. De temps en temps il s’interrompt pour fracasser à coups de talon une vieille caisse de whisky «Suntory» et bourrer un petit poêle de fonte. Entre ses additions, il m’apprend que sur la ligne de Wakanaï, les ours ont, depuis le début de l’année, tué trois veaux, un cheval, une écolière, et attaqué deux ouvriers agricoles qui les ont fait fuir à coups de fourches. La radio diffuse un match de base-ball à l’autre bout de l’archipel et qu’il n’écoute plus, étant maintenant aux prises avec une vieille en fichu venue plusieurs heures avant son train et qui semble n’avoir jamais pris de billet aller-retour. Elle s’inquiète, insiste, n’écoute rien des réponses qu’il lui fait. Qu’on soit ainsi assuré non seulement de partir mais aussi de revenir: elle n’y croira que lorsqu’elle l’aura vu (la plupart de ceux qui sont venus s’établir dans cette «île sans mémoire» ne l’ont pas fait de leur plein gré). C’est d’ailleurs un luxe assez récent, cette certitude. Autrefois, les pauvres gens ne s’en allaient que contraints, le cœur gros, chercher leur pitance ailleurs. Souvent ils devaient même s’endetter ou mendier pour partir, et compter en plus avec les Peaux-Rouges, les loups, les icebergs, les diligences qui s’emballent, la peste noire, Mandrin. D’où ce folklore déchirant des ports et des gares, qui entourait – entoure encore trop souvent – le moindre départ. Les familles muettes, les femmes qui baisent le sol du quai entre leurs valises ficelées pleines de pain et d’oignons, les visages défaits par les larmes, et les mouchoirs que des mains gercées agitent dans les escarbilles ou vers un mât que la mer ronde avale…

… Retour du chef de gare qui entre en polissant sa lanterne. Il est stupéfait de trouver cet étranger installé à sa table couverte de grimoires étalés. Il hésite un instant entre la cordialité forcée et la circonspection, s’en veut presque aussitôt de cette hésitation que j’ai perçue et cherche un moyen de m’obliger. Il téléphone pour m’obtenir la météo qu’il me récite le doigt levé. Ashta ga furi so desu, il a plu hier, pleut aujourd’hui, pleuvra demain. Une dépression venue des Kouriles. Tant mieux! La pluie dans ce pays fait de si peu, c’est toujours un petit quelque chose de plus. J’aime d’ailleurs beaucoup ces natures qui ne font pas de musique symphonique mais ne connaissent que quelques notes et les répètent inlassablement. Dans ce peu qui me ressemble je me sens chez moi, je m’y retrouve, j’ai enfin le sentiment de comprendre ce que l’on cherche à me dire. En outre, cette gare vient de m’en rappeler une autre dans le canton de Vaud (Suisse) où, à six ou sept ans, j’ai souvent somnolé, jambes ballantes et le nez dans mes moufles en attendant le train du lait. Enfin! me direz-vous, ce ciel polaire et bas, cette mer étale, cette absence, ces corbeaux, pourquoi le canton de Vaud? C’est la lumière de cette lampe opaline à contrepoids accrochée trop haut au-dessus de la table, la façon dont les paquets bruns forte- ment ficelés s’entassent derrière le guichet, le bruit de cette grosse pendule ronde dont les secondes sont larges comme le doigt, bref, de ces riens qui s’agencent et conspirent pour former un climat. Car ce n’est pas par l’identité des choses elles-mêmes, mais par les rapports qui s’établissent secrètement entre ces choses que des lieux qui n’auraient rien en commun entrent soudain en résonance dans une logique hallucinée et entièrement nouvelle…

Quatre hommes en bonnet de fourrure aux profils effacés par le vent viennent d’entrer dans la salle d’attente et lisent dans cette lumière de cassonade – c’est une éolienne qui fournit le courant – des manuels sur la réparation des treuils ou le sciage en long. C’est exactement ainsi que j’imaginais le «Nord» (traîneaux indigènes, pemmican) en lisant la description du Hokkaïdo, dans le Journal des voyages, année 1894, un fort volume vert bouteille aux pages tout effrangées prêté (il s’appelle «reviens») par l’aiguilleur de la gare d’Allaman où j’attendais le train du lait. Boilles, halo des lampadaires, scarlatine, menues danseuses en tutu de l’automate à musique. Six ou sept ans…

… Le train de Wakanaï passera demain matin. Accoudé au guichet, le menton solidement calé dans les paumes, je suis parti pour le sommeil, comme un fétu, dans un déferlement de souvenirs où tout, même les ombres, devenait miséricordieusement minuscule.

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Le quartier Gion, Kyoto, 1964-1966. © Nicolas Bouvier / Eliane Bouvier et Musée de l’Elysée, Lausanne - Fonds Nicolas Bouvier

XXIX - Adieu

Kyoto, avril 1966

Voilà trois mois que je revis seul ici dans une maison où, contrairement aux prophéties de Kipling, l’Est rencontre l’Ouest.

Quand j’ai vu ce phalanstère, vastes chambres individuelles, bibliothèques, commodités de toutes sortes, bref un excellent hôtel pour le prix d’un garni, j’ai cru que les étudiants japonais, venus de leurs dortoirs, s’y plairaient. Détrompez-vous: ce que je considère comme une liberté «pour le mieux» leur apparaît à eux comme un manque de guidance, comme un champ mal déminé. Tous les matins, je vois dans l’escalier le programme affiché de leur prochain séminaire: We mind the pressure of western style thinking (nous renâclons contre l’emprise de la pensée occidentale), et je les comprends bien.

De temps en temps, je reçois une lettre d’Europe. Ton fils ne veut plus parler japonais, mais parfois il en rêve des phrases entières et se réveille parce qu’il ne les comprend plus. Il vient me demander: «Qu’est-ce que c’est, ippaï?» (Tout plein; un enfant dit ça quand il est rassasié.) Il était très heureux des marionnettes que tu lui as envoyées, surtout le kyutaro (un fantôme), mais il n’a pas reconnu le ninja. Le pays s’estompe pour lui: je déteste l’idée que le temps efface tout si vite.

Un instant mon petit: un ninja, c’est un malveillant acrobate aux yeux mobiles, caché jusqu’au nez dans une pèlerine noire, et que les seigneurs d’autrefois employaient comme messager, espion ou assassin, pour toutes ces besognes discrètes qu’ils ne pouvaient confier à leurs samouraïs. Un ninja saute deux fois sa hauteur, vaut les meilleurs à l’escrime au sabre, lance au visage de l’ennemi des étoiles d’acier tranchantes comme des rasoirs dont il remplit ses larges manches, et monte à la corde à nœuds plus vite qu’une araignée. Il se cache dans des placards où un agneau ne trouverait pas place et là, l’oreille collée, il surprend les moindres murmures et perce à jour les choses cachées pour les raconter à son maître.

Autrefois comme aujourd’hui, les gens de ce pays vivaient secrètement: alors il fallait qu’on espionne. C’était un bon métier en somme, et les ninjas allaient l’apprendre dans des écoles du Shiga-Ken (là où tu es tombé dans un étang, mais tu ne t’en souviens plus) et consacraient à leur diplôme d’espion plus d’années que tu n’as encore vécu. Il y a eu un ninja boom à la télévision, juste avant James Bond. Cela tu t’en souviens.

Quant à toi, Eliane, tu ajoutes: Regarde bien Kyoto pour moi, j’en ai l’ennui. Toi? Toi qui t’y sentis si souvent étrangère, exilée et perdue. Etonnante alchimie du souvenir! la même qui transforme nos morts en ombres inoffensives et chères. Maintenant que tout ce qui te pesait ici, que la légère odeur de deuil qui flotte parmi tant d’autres est tenue à distance, tu tires du vivier de ta mémoire les images qui te plaisent et tu les enlumines patiemment en levant parfois les yeux sur les prés verts d’Europe. Et c’est ainsi que les livres s’écrivent.

J’aurai moi aussi bientôt l’ennui de cette ville, parce qu’elle est unique, admirable… et que j’y ai vécu.

Mais maintenant j’y suis, comme un bouchon sur l’eau noire, devant un petit fond de gin, et je regarde: la ville est sombre et gluante de neige fondante, étendue dans cet hiver qui n’en finit pas, comme un grand animal à sang froid rejeté par la mer. Jamais, même à ses pires moments de mars, elle ne m’a paru si triste: une immense école pleine d’élèves soumis et vannés, pleine d’ombres, pleine de choses sues qui n’apportent rien, importent peu, et qu’il faudra de toute façon oublier pour revivre. Des crânes jaunes et prudents et savants, et ma tête à moi enflée et dolente de leçons mal comprises.

Ce matin, un ami m’a tiré ceci de la Bible de Jérusalem: Alors il se fit un violent tremblement de terre et le soleil se fit aussi noir qu’un sac de crin, et la lune devint tout entière comme du sang, et les astres du Ciel s’abattirent sur la terre comme les figues avortées que projette un figuier tordu par la bourrasque et le ciel disparut comme un livre qu’on roule…

Autrefois cette ville était pleine de soie, de sang, de chimères domestiquées pour le divertissement des dames de Cour, de peintres qui attendaient, le pinceau levé, que la lumière ou le vent révèle la forme ultime des choses, de hantise, d’insomnies et des textes sacrés qu’on lançait comme des renforts au cœur de la bagarre, et de vrais bons moments arrachés à la mort. Aujourd’hui, on a roulé le ciel et déroulé le tableau noir. Au lieu d’être une racine, la tradition est un couvercle, et qui ferme bien. Je vis dans une grande collection de merveilles qu’un respect empoisonné a tuées. Pas loin d’ici, dans la secte de Tenri, on prépare chaque soir les repas et le bain d’une fondatrice morte voilà soixante ans. Il y a de ça à Kyoto et, sous ces traînées de neige fondante, cette espèce de mascarade funèbre m’apparaît plus clairement que jamais. Même les petits bouddhas de carrefour, d’ordinaire si complices et bienveillants, ont ce soir la gueule en biais et l’air de courber la tête sous un fardeau d’impostures et d’obligations. Mais je m’emballe: je parle comme un contestataire de Kyodaï (l’Université impériale de Kyoto). Me voilà bien Japonais!… J’ai aussi saisi ce matin, et pour la première fois, un aspect de la ville qui m’intéresse et qui me touche: elle évoque le vieux monde juif érudit de l’Europe du XIXe siècle, rappelle l’académisme judéo-goethéen des éditeurs et libraires de Leipzig: lunettes basses sur le nez, interminables délais pour les petites choses qui sont – on le sait – la mère des grandes, un parler suave, l’humour enfoui et sentencieux, une très grande mémoire collectionneuse et douillette; et derrière ces retranchements, certificats et barbacanes, une liberté cristalline, une leçon de tout et de rien que j’ai très mal reçue. Il est temps que je reprenne mon sac pour aller vivre ailleurs.