Partners in crime

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De gauche à droite: James Grady (journaliste, auteur et écrivain américain), Fabrizio Calvi (nom de plume Jean-Claude Zagdoun 1954-2021), Dan E. Moldea (écrivain américain) et Leo Sisti (journaliste italien), en 2016. 

Fabrizio Calvi n’était pas un ami. Plus exactement, il n’était pas mon ami quand j’ai commencé ce métier en 1974. Certes, au moment où il était à Libération, je le côtoyais et je buvais des coups avec lui et d’autres au bistrot du coin. Mais le photoreporter que j’étais n’avait pas encore le goût de l’investigation. Ce n’est que quelques années plus tard, alors qu’il travaillait pour Le Matin de Paris, que nous nous sommes rapprochés sur des thématiques de recherches communes. Je n’avais pas encore tout à fait quitté le photojournalisme, mais je commençais déjà à réaliser des enquêtes.

Tout est parti de la révolution des œillets. Un collègue de Fabrizio à Libé, Frédéric Laurent, enquêtait sur les ramifications internationales de la police politique portugaise d’avant la révolution, la PIDE. Avec l’aide de trois journalistes italiens, Frédéric a mis au jour une officine d’extrême-droite camouflée derrière une agence de presse bidon, Aginter Press, active également en Italie à travers des groupes terroristes néofascistes, auteurs d’attentats meurtriers qui ont fait des dizaines de morts et des centaines de blessés dans les années 70. La plus grande vague de violence en Europe depuis celle de l’OAS à la fin de la guerre d’Algérie. Et surtout, des complots cherchant à déstabiliser le régime italien et à légitimer  le coup d’Etat, selon ce que l’on a appelé la «Stratégie de la Tension». Fabrizio et Frédéric ont collaboré des années sur ce sujet. Tout cela excitait le petit milieu des journalistes de gauche. J’en étais aussi. Progressivement s’est constituée une petite communauté de journalistes spécialisés sur le terrorisme, l’extrême-droite, la mafia… sur tout ce qui, de près ou de loin, semblait mystérieux et lié à des services de renseignement, des officines, des entreprises privées ou publiques, des trafics en tous genres. Walter de Bock, mon mentor, mon maître en journalisme d’investigation, mon meilleur ami, était, sans doute, le plus grand journaliste d’enquête de ces années-là. Ce Belge, flamand de naissance et européen de cœur, nous fédérait. L’une des bases de ce métier, disait-il, est de se constituer un réseau de collègues, fondé sur la confiance et l’échange. Echange d’informations, mais aussi confrontation d’idées. Devenu journaliste de télé, j’enquêtais, au début des années 80, sur un trafic d’armes dont le spécialiste se trouvait être Fabrizio. Nous avons commencé à partager des documents, des informations, des idées. Et, au fur et à mesure, notre petit cercle s’est agrandi. En Belgique, je traquais les «tueurs fous du Brabant-Wallon», une bande terroriste dont on ne sait toujours pas s’ils étaient fascistes, agents provocateurs ou simples bandits. Evidemment, avec Walter. Fabrizio, lui, avait interviewé pour un documentaire des anciens des services spéciaux pendant la Seconde Guerre mondiale, devenus des chefs des services de renseignement ou des militaires de haut rang. Grâce à ses contacts, j’ai réalisé deux entretiens exclusifs de l’ancien sous-directeur de la CIA pour l’Amérique latine et de l’un des responsables des opérations secrètes en Amérique centrale sous Reagan. 

Un jour, Walter m’appelle et me demande de le rejoindre à Stockholm. Stieg Larsson, célèbre auteur du best-seller Millenium, l’avait prévenu d’une affaire soulevée par la douane suédoise: une société d’armement avait apparemment monté un cartel international pour vendre clandestinement ses produits à l’Irak et l’Iran, alors sous embargo, et fixer les prix du marché. Nos premières réunions ont eu lieu en Suède, les suivantes à Bruxelles, car il y en a eu beaucoup d’autres. Il s’avéra, en effet, que des entreprises de nombreux pays étaient impliquées. Pour enquêter à l’international,  il fallait bâtir un groupe de journalistes international. Une sorte de Wikileaks avant l’heure. Depuis Bruxelles, Stockholm et Paris, nous avons travaillé plus d’une année, de réunions formelles en réunions informelles, et sorti tous ensemble, dans plusieurs pays européens, l’affaire des ventes d’armes clandestines à l’Iran et l’Irak, rebaptisée «Eurogate». Par la suite, et pendant longtemps, Frédéric, Fabrizio, Walter, moi-même et quelques autres avons chassé les réseaux terroristes d’extrême-droite en Allemagne, en Italie, en Belgique, aux Etats-Unis ou en Amérique centrale. Une sorte de traque multinationale qui allait nous faire collaborer avec de nombreux collègues dans de nombreux pays. On ne se voyait pas souvent avec Fabrizio, mais nous étions toujours disponibles pour de longues conversations au téléphone. J’allais régulièrement dans son appartement parisien entre  Bastille et République. Un rez-de-chaussée, sombre, enseveli sous les papiers, une bibliothèque énorme, des disques et un peu de place pour s’assoir. Nous discutions sans fin et souvent sans but de nos sujets respectifs en prenant des nouvelles des autres. Des échanges altruistes, certes, mais intéressés, car ils multipliaient notre efficacité. Comme beaucoup d’entre nous, Fabrizio s’était mué en historien. Sa spécialité: les archives américaines. Ce n’était pas la mienne, moi qui fouillais les archives françaises. Alors, on se passait des informations. Un jour qu’il écrivait sur le pillage des nazis pendant la guerre, je lui ai fourni plusieurs dizaines de documents utiles que j’avais récoltés pour mon livre sur Monaco sous l’occupation. Je me rappelle aussi cet autre jour où Fabrizio m’a appelé pour me demander mon aide. Avec Frank Garbely, un collègue suisse membre de notre petit groupe, ils avaient réalisé un film d’enquête sur l’argent nazi exporté après-guerre vers le Liechtenstein pour Arte. Mais la chaîne désavouait le film et une confrontation entre Fabrizio, Frank, Jean-Michel Meurice, leur réalisateur, et Arte était prévue à la SCAM, notre société d’auteurs. J’y ai donc fait une intervention pour défendre mes collègues et amis en mettant Arte devant la contradiction de diffuser un documentaire contenant des éléments identiques à ceux qu’ils contestaient dans leur film. Le temps passant, certains sont morts comme Walter de Bock, Pierre Péan ou d’autres, et maintenant Fabrizio. Pour ceux qui restent, il est de plus en plus difficile d’entretenir ces liens qui nous unissaient. Reste l’amitié… Nous étions collègues, nous étions amis. 

Pierre Abramovici Journaliste, grand reporter, documentariste et historien 

Calvi hommages Calvi hommages
Fabrizio Clavi (1954-2021). © DR

Un enquêteur acharné, un écrivain prolifique et un ami fidèle. C'est ainsi que je me souviendrai toujours de Fabrizio Calvi, alias Jean-Claude Zagdoun. Et je n'ai toujours aucune idée de comment et pourquoi il a utilisé les deux noms. Peut-être qu'il était vraiment un agent secret ou un bénéficiaire précieux du programme fédéral de protection des témoins. Quoi qu'il en soit, c'était un homme formidable d'une grande intégrité et un journaliste remarquable. Il me manquera ainsi que ses voyages à Washington, D.C., où il était un membre admiré et respecté de notre communauté d'auteurs.

Dan E. Moldea Essayiste politique et journaliste d'investigation américain spécialiste du crime organisé, des liens entre la mafia et diverses institutions, et de la corruption politique

Depuis ta mort qui m’a rendu immensément triste, il m’est arrivé de rêver de toi. Récemment encore. Depuis que le covid m’a rattrapé, je passe beaucoup de temps à dormir. Et donc à rêver. Dans mon songe, tu étais vivant et nous discutions tranquillement de nos sujets de prédilection: le journalisme, les mafias, la banque du Vatican, Libé, la CIA, Trump, Blast, le cinéma italien, Pasolini, Pesaro et Cattolica d’où venait ma mère. C’est étrange, car, si nous étions complices, nous nous sommes peu vus au cours de cette existence où nous avons pourtant mené des combats communs. Quelques fois à Libé, il y a très longtemps, deux ou trois fois à Paris avant que tu ne partes t’exiler entre la Suisse et le Maroc. On s’appelait. C’est souvent toi qui appelais pour me faire part d’un projet d’enquête ou d’un livre. Tu étais un peu largué avec la France et l’édition. Tu étais toujours précis, volubile, drôle, informé. Tu ne frimais jamais. On s’aimait bien. On s’aimait beaucoup. Je me rends compte depuis que tu as décidé de partir combien tu me manques. J’ai peu d’amis journalistes au fond. Je m’en veux de n’avoir pas fait ce film que nous deviens tourner ensemble pour Arte. Mais passons. Je m’en veux aussi de n’avoir pas suffisamment insisté à propos de cette enquête sur Marrakech et ces nouveaux riches arrivés de France qui se croient tout permis, y compris avec les très jeunes femmes. Le sujet te gênait. C’est ce que je pensais. En réalité ta maladie, dont jamais tu ne m’as parlé, t’empêchait de me dire oui. Il y a eu ce long entretien que je suis si content d’avoir mené avec toi sur les liens entre Trump et les familles mafieuses de New York. Tu avais une chemise rose. A un moment, tu te lèves... et tu es en caleçon. Juste après sa diffusion sur Youtube, nous avons subi une attaque de trolls orchestrée par l’extrême droite française et avons découvert leurs liens avec les réseaux trumpistes. On aurait dû faire deux millions de vues, on en a fait 200’000. Plus tard, je t’ai vu à la télévision (tu m’avais prévenu) et je me souviens de tes fringues colorées et d’une paire de pompes bariolées. Jamais je ne me serais fringué comme toi, mais tes pompes étaient first class. Je m’étais dit que tu respirais la joie de vivre et le flower power. Je ne savais pas. Je ne savais rien. Ton message Facebook m’a d’autant plus séché. J’ai essayé d’appeler. Mais c’était trop tard. Je t’embrasse de mon lit, sous ma couette où je vais continuer à rêver en espérant te recroiser bientôt. Fabrizio, mon ami.

Denis Robert Journaliste, auteur de romans, de films documentaires et d’essais

J'ai rencontré Jean-Claude en décembre 2010 lorsqu'il m'a interviewé pour son documentaire Les routes de terreur. Après cela, nous sommes devenus les meilleurs amis, collaborateurs et confidents. Comme le destin l'a voulu, j'ai fini par déménager à Dully, en Suisse, en 2013, juste à côté de chez lui à Aubonne. Je ne l'oublierai jamais. Il a eu un tel impact sur ma vie qu'il n'y a pas de mots pour exprimer à quel point j’étais attaché à lui, combien je l'aimais. Il était un enquêteur implacable à la recherche de la vérité. Un professionnel accompli et visionnaire. Nous avons collaboré sur des projets et avions prévu d'en lancer un qui aurait retracé les parcours des pirates de l'air du 11 septembre du Yémen à New York. Malheureusement, nous n'avons pas pu le faire.

Sur le plan personnel, nous avons vécu des moments tellement agréables avec nos épouses, nos amis et notre famille qu'ils sont trop nombreux pour être comptés. J'ai eu l'honneur de passer de précieuses heures avec lui quelques jours avant qu'il ne décide de quitter notre royaume terrestre. Je n'oublierai jamais son courage, sa force et sa détermination. Mon ami va me manquer et je garderai sa mémoire pour le reste de mes jours.

Mark Rossini Ex-agent spécial du FBI et concepteur du Centre national de lutte contre le terrorisme de la Maison-Blanche

Je ne me souviens plus du jour où je l'ai rencontré pour la première fois. C'était il y a longtemps, très longtemps. Il écrivait encore pour Libération. Plus tard, je l'ai retrouvé à Paris et il m'a parlé de ses enquêtes sur le terrorisme, sur la Mafia, et sur les magistrats qui, en Italie, avaient le courage de poursuivre ses parrains. A Paris, en compagnie d'autres journalistes, j'ai déjeuné avec l'un des meilleurs, que Fabrizio connaissait bien, le juge Falcone, peu avant qu'il ne soit victime d'un extraordinaire attentat, une bombe placée sous le bitume d'une autoroute. Peu après, le juge Borsellino, une autre relation de Fabrizio, était lui aussi victime de la haine des mafieux. Toujours avec la passion qui est la qualité des bons journalistes, Fabrizio m'avait annoncé qu'il allait s'intéresser aux liens de Berlusconi avec la mafia...

Pas question d'évoquer sa carrière – je n'aime pas ce mot –, je préfère dire ses exploits, et ils m'ont toujours impressionné. Et, si je peux l'écrire ici sans la moindre gêne, la possibilité de publier ses longues enquêtes dans Sept, ses engagements et ses réflexions personnelles sur les sujets les plus divers, m'ont toujours étonné, mais pas surpris. Ce sacré journaliste avait vraiment une bonne plume.

Il a pris la décision d'échapper à la maladie de Charcot, cette saloperie qui nous a privé de lire ce qu'il avait encore en tête. 

Salut Fabrizio!

Claude Angeli Journaliste et ancien rédacteur en chef du Canard enchaîné

Ce furent 35 ans d'amitié et de journalisme passés ensemble. Lui d'abord à Paris, puis à Aubonne, en Suisse, et moi à Milan. Une très longue période, partagée entre l'empathie, la curiosité et une grande envie, le feu de notre métier, certains disent «la mission»: traquer les «méchants», qu'ils soient politiciens corrompus, banquiers ou mafieux. Fabrizio Calvi était tout cela. Nous nous sommes battus contre toutes sortes de méfaits, souvent au prix de procès en diffamation, les véritables «médailles» de notre travail.

Mes premières rencontres avec Fabrizio remontent au milieu des années 1980. Il est venu me rendre visite à la rédaction de L'Espresso à Milan. Grâce à sa parfaite connaissance de l'italien, il avait déjà derrière lui plusieurs années d'enquêtes pour Libération, où il avait fait ses débuts professionnels dès la fondation du titre en 1973. Puis, de 1983 à 1984, pour Le Matin de Paris, où il avait été nommé rédacteur en chef, fonction qu’il avait quittée avant sa fermeture, préférant le travail de terrain au bureau. Désormais free-lance, Fabrizio s’était lancé corps et âme dans un sujet qui choquera longtemps l’Italie, les attentats des Brigades rouges. C’étaient les «années de plomb». Les vols et les meurtres politiques ensanglantaient le pays, jusqu'à l'enlèvement du leader démocrate-chrétien Aldo Moro, tué en 1978. A Milan, il s'était lié d'amitié avec Guido Passalacqua, un journaliste de La Repubblica, quotidien appartenant au groupe Espresso, qui avait été victime d’un attentat et blessé par balle aux jambes en 1980 par un groupe proche des Brigades rouges, la Brigade du 28 mars, responsable, la même année, de l'assassinat de Walter Tobagi, un reporter du Corriere della Sera. Des événements tragiques se situant au cœur du livre de Fabrizio, Camarade P. 38, un best-seller en France, publié en 1982. Du terrorisme de gauche, Fabrizio était passé à la mafia. Il s'était déjà rendu plusieurs fois en Sicile, où il était entré en contact avec le juge Rocco Chinnici qui, face à une série de meurtres mafieux ininterrompue, avait décidé de créer une cellule spéciale, le «pool antimafia», chargé d’enquêter dans le plus grand secret sur Cosa nostra, afin d’éviter toutes fuites. Pour ce faire, Chinnici avait fait appel à deux jeunes magistrats, Giovanni Falcone et Paolo Borsellino. C'est par l’entremise de Chinnici que Fabrizio avait rencontré Borsellino. Trois ans plus tard, en 1986, sort son premier livre sur la mafia, La vie quotidienne de la mafia de 1950 à nos jours, une chronique lucide des crimes de la mafia, y compris le sacrifice du juge Chinnici, tué à Palerme en 1983.

A l'époque, les bureaux milanais de L'Espresso et de La Repubblica se trouvaient à la même adresse. C'est là que Fabrizio est venu me voir pour m'interroger sur un riche entrepreneur qui était en train de s'imposer dans les médias, fort de son amitié avec le leader socialiste Bettino Craxi, Premier ministre de 1983 à 1987: Silvio Berlusconi, futur Premier ministre. L'Espresso avait largement traité, dans de nombreux articles, de ce magnat, surnommé «sua Emittenza», un jeu de mots sur sua Eminenza (Eminence) et Emittenza (télédiffusion), qui avait fondé le deuxième groupe de télévision italien après la RAI publique. Raison pour laquelle j'ai donné à Fabrizio des conseils et des suggestions sur la manière d'aborder ce sujet: qui contacter, qui interroger, plus particulièrement quand certains dirigeants de Fininvest, la holding familiale de Berlusconi, ont été arrêtés dans le cadre de la fameuse enquête Mani pulite (Mains propres), qui éclata en février 1992. Année après année, cette enquête a éclaboussé la vieille classe politique, des démocrates-chrétiens au parti socialiste, accusée d'avoir reçu des pots-de-vin de grandes entreprises italiennes. Berlusconi était également impliqué, mais il s'en est finalement tiré à bon compte, et seuls ses cadres ont payé. Face à ce scandale, qui devait s'étendre à d'autres pays européens, Fabrizio m’a proposé d'écrire un livre à quatre mains sur le thème de la corruption en Europe. Après avoir échangé des documents et des notes, j’ai passé le mois de mars 1994 chez lui à Paris, dans le quartier de la Bastille, afin de rédiger les derniers chapitres des Nouveaux réseaux de la corruption, paru chez Albin Michel en janvier 1995. A un moment donné, alors que nous étions en train d'écrire la postface, intitulée «Les liaisons dangereuses», Fabrizio a suggéré: «Nous pourrions y glisser une déclaration de Paolo Borsellino, ça s'intégrerait bien.» J'ai bondi: «Tu as fait une interview de Borsellino, et personne n'en sait rien? C'est un scoop exceptionnel.» Le juge Borsellino avait été assassiné par la mafia deux ans plus tôt, à l'été 92. Ma surprise était justifiée. Et Fabrizio de me raconter qu’au début des années 1990, il avait été chargé par Canal Plus de réaliser un documentaire sur Berlusconi et la mafia avec le réalisateur Jean-Pierre Moscardo. Les coulisses de ce documentaire unique jamais diffusé – pour des raisons encore aujourd’hui aussi obscures que les ramifications de la mafia... – sont choquantes. Nous sommes le 21 mai 1992, un jeudi, à 15 h 30. Fabrizio et Jean-Pierre ont rendez-vous avec Paolo Borsellino dans son appartement de Palerme, 97 via Francesco Cilea. Ils filment ses déclarations sensationnelles sur Vittorio Mangano, mafioso et «garçon d'écurie» dans la résidence de Berlusconi à Arcore près de Milan, et sur Marcello Dell'Utri, bras droit de Berlusconi, condamné par la suite pour ses engagements criminels avec la mafia. «Vittorio Mangano était considéré comme l'une des têtes de pont du financement de l'organisation mafieuse dans le nord de l’Italie. Je l'ai connu entre 1975 et 1980 alors que j’instruisais un dossier d’extorsion de fonds à l’encontre de cliniques palermitaines. La mafia envoyait à leurs responsables des têtes de chiens coupées emballées dans des cartons. Vittorio Mangano fut impliqué dans cette enquête», rapporte notamment le juge dans notre livre publié par Albin Michel. Qui étaient réellement Mangano et Dell'Utri? Voici ce que nous avons écrit avec mon collègue Paolo Biondani dans L'Espresso du 26 décembre 2021: «Mangano est un mafioso de Palerme, recommandé par Dell'Utri, qui a vécu à Arcore avec toute sa famille et a été payé par Berlusconi pendant environ deux ans, de 1974 à 1976. Son rôle dans Cosa nostra est à l’origine de la condamnation de Dell'Utri pour complicité extérieure d'association mafieuse. Toutes les décisions de justice, quelles qu’elles fussent, ont abouti au constat que Mangano a été embauché par Berslusconi pour cimenter un pacte de protection qui a perduré près de 20 ans: Berlusconi a en effet versé de l'argent à Cosa nostra de 1974 à 1992 afin d’éviter que les membres de sa famille soient enlevés et ses entreprises attaquées, sans jamais dénoncer la mafia. Dell'Utri, son bras droit à la tête des secteurs de la construction et de la publicité, officiait lui en tant que "trésorier et garant" de cet accord passé avec les patrons de Cosa nostra... Berlusconi et Dell'Utri ont toujours affirmé qu'à l'époque, ils ne savaient pas qui était Mangano. Borsellino déclare cependant à Fabrizio et Jean-Pierre que «Mangano était alors un criminel reconnu, déjà arrêté à plusieurs reprises [...] Dell'Utri, dans son long procès, n'a jamais attaqué Mangano; il est même allé jusqu'à le qualifier de "héros" parce qu'il a refusé de "faire de fausses déclarations contre Berlusconi et moi-même"» En 2013, Berlusconi a d’ailleurs donné raison à Dell'Utri: «Je pense que Marcello l'a bien dit quand il a qualifié Mangano de héros, lequel, quand il a été arrêté, a refusé de porter un faux témoignage contre nous.»

Quarante-huit heures après l’interview de Borsellino, le 23 mai 1992, Giovanni Falcone, sa femme et son escorte furent assassinés par Cosa nostra sur un tronçon d'autoroute piégé avec 500 kilos de TNT, à Capaci. Le 19 juillet, moins de deux mois plus tard, Borsellino est également tué dans l’explosion de sa voiture avec cinq agents dans la via D'Amelio où vivait sa mère. Cette interview sur fond de mafia victorieuse sera sa dernière. Reste deux héros incontestables de la lutte contre la mafia, Falcone et Borsellino, éliminés sur ordre des boss de Corleone, Totò Riina et Bernardo Provenzano. On a toujours soupçonné que cette entrevue avec les journalistes français avait précipité l'attaque contre Borsellino, 57 jours seulement après celle de Falcone. Est-il possible que les cercles mafieux n'en aient pas eu vent? Fabrizio Calvi l'a toujours exclu. En revanche, il a toujours soutenu la thèse de pressions «politiques» pour expliquer que son film a été «oublié dans un tiroir», film qu'il définissait comme sa «malédiction». Au milieu des années 80, Berlusconi s'était en effet installé en France pour lancer La Cinq avec le soutien du président français de l'époque, François Mitterrand, et l'aide de leur ami commun, Bettino Craxi. Cependant, le projet initial, une chaîne de télévision généraliste gratuite, n'atteint pas ses objectifs et perd beaucoup, beaucoup d’argent. Après plusieurs tentatives pour la sauver, La Cinq dépose le bilan le 31 décembre 1991. Lorsque Fabrizio et Jean-Pierre reviennent à Paris avec leur documentaire, on leur répond que le sujet n'a plus d'intérêt: La Cinq ayant disparu du paysage audiovisuel français, Canal Plus n’a plus de concurrent. Entre-temps, Jacques Chirac a succédé à Mitterrand. L'équilibre politique a changé.

L'interview de Borsellino réalisée par Fabrizio et Jean-Pierre, précisément parce qu'elle n'a jamais été diffusée, est devenue partie intégrante de la dernière des nombreuses enquêtes judiciaires menées par le parquet de Caltanissetta (Sicile) sur l'assassinat du juge. Fabrizio et moi-même avons été interrogés comme témoins par le procureur adjoint de Caltanissetta, Gabriele Paci. Le soussigné en 2019, à Milan. Fabrizio, par commission rogatoire internationale, en octobre 2020 en Suisse, alors qu'il était déjà atteint de SLA (sclérose latérale amyotrophique). Fait étrange, il a été entendu en présence d'un avocat. A quel titre? Nous l’ignorons, peut-être une exigence procédurale. Un avocat qui a cependant joué le rôle de «contrôleur», intervenant souvent et essayant de réfuter les déclarations de Fabrizio sur Berlusconi et Dell'Utri.

Avant qu’il ne décide de nous quitter, j'ai souvent parlé avec Fabrizio par téléphone ou par Skype. Presque chaque semaine. Il était plein d'espoir. Il savait que cette maladie ne pardonne pas. Mais il était persuadé, à défaut de guérir, de pouvoir allonger sa course. Pour surmonter ses difficultés d’élocution, il avait engagé un orthophoniste. Lors d'une de nos nombreuses conversations, nous avons abordé le sujet qui lui tenait le plus à cœur, son film sur Berlusconi. Après une carrière jalonnée de nombreux succès, d'enquêtes pour Arte et d'autres chaînes de télévision françaises, et de livres sur la mafia italienne, le FBI, le 11 septembre et Donald Trump, il n’avait qu'un seul grand regret: ce documentaire, monté mais inachevé, qui a disparu... Et il m’a fait cette révélation: quelques années avant sa mort en 2010, Jean-Pierre Moscardo, le réalisateur, lui avait confié avoir été contacté par un ancien haut responsable de Canal Plus, parti travailler pour le groupe Fininvest, qui était chargé de lui offrir, au nom d'un collaborateur historique de Berlusconi, un million de dollars en échange du film complet, soit 50 heures de pellicule. L’interview de Borsellino ne représente que 50 minutes! Une proposition refusée par Jean-Pierre. L'intention du manager de Canal Plus ne fait aucun doute: faire disparaître toute information compromettante sur un leader politique, quatre fois Premier ministre. Les confidences de Fabrizio ont été rapportées dans l'article susmentionné de L'Espresso du 26 décembre 2021. Bien que je le connaisse, je n'ai jamais mentionné le nom de cet ancien cadre de Canal Plus, à la demande explicite de Fabrizio. Le 30 décembre 2021, cependant, Il Fatto Quotidiano, qui l'avait identifié, l'a interviewé. Il s'agit de Michel Thoulouze, numéro trois de Canal Plus derrière André Rousselet et Pierre Lescure, qui a ensuite travaillé pour Telepiù en tant qu'administrateur délégué après que Canal Plus a racheté la part au capital détenue par Mediaset du groupe Berlusconi dans cette télévision à péage en 1997. Thoulouze lui-même a été membre du conseil d'administration de Mediaset de 1997 à 2000. Thoulouze a reconnu que le film avait été proposé à Berlusconi, mais que les négociations n'auraient pas abouti en raison du refus de Berlusconi lui-même...

Avec la mort de Fabrizio disparaissent aussi, malheureusement, de nombreux dossiers et informations de première main sur le fondateur et dirigeant historique de Forza Italia, mais pas que...

Ciao, Fabrizio!

Leo Sisti Journaliste, écrivain et directeur exécutif d’Investigative Reporting Project Italy (IRPI)