La Camargue est un pays où les taureaux et les vaches ont un nom. Un nom qui a la valeur d’un prénom, preuve d’intimité! Damiselle, Miraillette, Juanita, Garlan, Vovo, Sanglier, Muscadet, Goya, Mignon, Vilain, Clovis, Dardaillon, Ratis, Sparagus, Armaghenon, Cupidon ou Jupiter, la liste est longue… Le taureau de Camargue, la raço di biòu, est avant tout une lignée, une famille, une histoire. Et non pas exclusivement une source de revenus. Certains taureaux ont une tombe ou une statue, et presque tous des anecdotes qui les rappellent ad vitam æternam aux hommes qui les racontent et les écoutent. Ces bovins sauvages sont tous noirs, mais leur éleveur les reconnaît au premier coup d’œil, les passionnés aussi. Nul besoin des boucles d’oreilles numérotées imposées par les autorités. Ils sont aimés pour leur légèreté, leur méchanceté, leur moral et leurs muscles entraînés. Leurs cornes en forme de lyre qui se dirigent magistralement vers le ciel sont une parure de roi. S’il vient courir dans une arène, le taureau n’y meurt pas et y revient plusieurs fois dans l’année. Adulé, il est un référent culturel incontestable et un sujet de conversation inépuisable, en famille, dans les bars, à l’école et à l’église. Etrange alliance sacrée des cafetiers, des professeurs et des ecclésiastiques pour une «taurolâtrie» campagnarde.
C’est autour d’un delta que des hommes et des femmes vivent dans une clarté unique. Celle des eaux du Rhône et de la Méditerranée. Celle du ciel, si particulière. Et celle des chevaux blancs qui cristallisent l’horizon. Mais malgré la variété des couleurs, il n’est pas un lieu, pas une conversation, pas une rencontre, que sa simple évocation n'illumine encore davantage malgré sa noirceur. C’est le taureau, soleil noir élu d’un peuple. La Camargue est une terre spongieuse ou crevassée où des éleveurs appelés manadiers, premiers représentants de l'écoumène, portent fièrement une chemise multicolore au travail, à cheval ou en camion. C’est une île où le temps ne s’écoule pas comme ailleurs. Bousculé par le mistral, le soleil et les eaux menaçantes, il prend son temps. Du temps, il en fallut pour que ces hommes fendent enfin l'armure qui les protège du vent, de la chaleur et des moustiques pour nous livrer leurs secrets. Au fur et à mesure de nos visites, les personnages suivis devenaient des amis et, de plus en plus nombreux, ils nous accueillaient à chaque fois avec beaucoup d’exaltation. Après nous avoir observés dubitativement, ils devenaient heureux de notre persévérance dans l’intérêt que nous portions à leurs passions et traditions et ils adoubaient notre position de raconteurs officieux de leurs histoires. Nous constations avec plaisir qu’ils appréciaient notre opiniâtreté et notre persévérance, car en Camargue le travail est reconnu comme une valeur qui épure l’être humain par l’effort! Agréables moments de réversibilité pour deux photographes qui portaient leur regard sur un monde et puis finalement, c’était ce monde qui portait un regard sur nous…
Nous avons jeté l’ancre au bord des marais pour accéder à une population originale vivant sur des terres à la fois proches et lointaines des nôtres où le peuple du taureau nous fit oublier nos vertes prairies rectilignes et parcellisées. Quatre années durant, nous avons fait de multiples allers-retours en Camargue, où la logique de ces éleveurs n’est ni celle de la consommation ni celle de la rentabilité, mais une logique intangible qui définit le patrimoine culturel d’un groupe humain. Surpris par cette adoration du sauvage, nous avons pris le temps de séparer les choses du bruit qu’elles font. Sous la direction de Jean Lafon, un manadier obstiné par la reconnaissance de son univers, nous avons essayé de photographier ce que nous avons vu, et surtout ce que nous avons ressenti dans ces familles d'éleveurs qui nous ont, non pas accueillis, mais adoptés: chez Raynaud aux Saintes-Maries-de-la-Mer, chez Lescot à Saint-Martin-de-Crau, chez Janin à Saint-Hilaire-de-Beauvoir, chez Fourmaud à Saint-Laurent-d’Aigouze, chez Peytavin à Saliers, chez Aubanel à Saint-Gilles et chez Lafon à Saint-Nazaire-de-Pézan. En explorant ce petit monde, parfois à cheval, car il est le seul moyen de locomotion capable d’emmener les hommes partout en leur annonçant, grâce à sa bonne connaissance du terrain et des taureaux, les dangers cachés, nous avions pour objectifs: comprendre, sentir, partager et puis raconter ceux qui évoluent dans un paysage tant de fois photographié où la beauté des espaces naturels fait parfois oublier la poésie des lieux ordinaires comme la poussière des cabanes, les toiles d’araignée des granges à foin et la rusticité des camions rouillés cent fois ressoudés.