L’arrivée à Paris de Camille, Salvatore et Caroline Urso se fit dans une capitale en pleine fièvre. En cette fin de printemps 1849, Paris était aux prises avec une terrible épidémie de choléra, maladie qui ne cessait de la prendre dans ses griffes, ne la relâchant que pour mieux la reprendre depuis 1832. Frappant sans distinction anonymes et célébrités, elle venait d’emporter, le 11 mai, l’une des femmes de lettres les plus célèbres de son temps, Madame Récamier. Mais la menace de cette peste contemporaine ne suffit pas à décourager les Urso d’y prendre leurs quartiers. Les trois s’installèrent fin mai rue Saint-Nicolas d’Antin, à quelques encablures de l’Hôtel d’Epinay, où Frédéric Chopin, l’un des futurs compositeurs favoris de Camille, avait occupé un logement de 1833 à 1836. Tout près, se trouvait aussi le numéro trente-huit de la Chaussée d’Antin où le même Chopin résida de 1836 à 1839 et donna des récitals où l’on retrouvait Eugène Delacroix, Franz Liszt et la comtesse Marie d’Agoult. C’est donc un peu de l’esprit de l’amant de George Sand qui les accompagna dans leur aménagement.
Si elles étaient beaucoup plus spartiates que les hôtels particuliers de la Nouvelle Athènes voisine et s’il leur fallait fréquemment croiser quelques lorettes venues y vendre leurs charmes, les chambres que Salvator y loua sous les toits, l’une pour Caroline et Camille, l’autre pour lui, aussi exiguë qu’un cabinet de toilette, avaient l’avantage d’être placées à proximité du Conservatoire national de musique et de déclamation, à l’angle de la rue Bergère et du faubourg Poissonnière. Or, l’établissement, refondé par un décret de Napoléon en 1806, était le fief sur lequel Salvatore, père de famille obstiné, concentrait ses vues et espoirs. Au bout de deux jours, à peine le temps d’ouvrir ses malles, d’agencer ses effets et de nouer quelques contacts, Salvatore se rendit dans le lieu si convoité. L’établissement était alors sous la baguette de deux hommes, son secrétaire général, Alfred-Anax de Beauchesne, quarante-cinq ans, qui faisait déjà partie des murs quand le compositeur italien Luigi Cherubini le dirigeait et Daniel-François-Esprit Auber, qui avait succédé à ce dernier à la tête de cette institution en 1842. Digne disciple de son maître Cherubini qui arborait en toutes circonstances un air acrimonieux, Beauchesne était sec et austère, sorte de gardien du temple qui veillait à ce que rien n’altère la réputation du prestigieux institut. Auber, son exact opposé, était un sémillant sexagénaire qui avait fait chavirer l’Hexagone avec ses opéras-comiques et charmait, malgré son âge, tous ceux qu’il rencontrait. Seuls ceux auxquels son succès inspirait de la jalousie le considéraient comme un «faiseur», beaucoup trop léger et porté sur les plaisirs de la vie pour mériter à leurs yeux d’être considéré comme un compositeur majeur. Dans la biographie qu’il lui dédia, Charles Malherbe disait ainsi qu’il «faisait danser les chaises». Berlioz lui reconnaissait «une fraîcheur d’idées incroyable» alors que le vachard Rossini estimait «qu’il faisait de la petite musique mais l’écrivait en grand musicien». Ce que ne démentait d’ailleurs pas l’intéressé «Si j’assistais à l’un de mes ouvrages, je n’écrirais de ma vie une note de musique» confiait-il avec humour.
Le premier entretien sollicité par Salvatore dans le saint des saints n’eut tout simplement pas lieu. Barrière, l’un des six concierges de l’école, le reconduisit sans politesse excessive vers la sortie, invoquant l’absence de M. de Beauchesne. Le manège se reproduisit souvent, à la façon des gags qui naitraient un demi-siècle plus tard sur la pellicule du cinématographe des frères Lumière. Ce n’est qu’aux premiers jours de juin que le fameux Alfred de Beauchesne condescendit enfin à le recevoir dans son bureau, un espace encombré dont le désordre sympathique détonnait avec les manières peu affables du personnage. Il se murmurait d’ailleurs dans les couloirs que ce dernier, collectionneur aux tendances idolâtres d’autographes d’illustres musiciens, acteurs, chanteurs et peintres amoncelait dans ses tiroirs secrets certains de ces paraphes célèbres qui auraient normalement dû rejoindre les archives du conservatoire et qu’il avait même détourné certains registres personnels appartenant à feu son maitre Luigi Cherubini. Ce que confirmerait d’ailleurs plus tard une enquête interne menée après la mort de Monsieur de Beauchesne, en 1877... Beauchesne ne récompensa pas Salvatore de sa patience et lui servit un discours plutôt lapidaire quand celui-ci lui exposa son projet d’y faire entrer sa fille «Camille n’obéit à aucun des critères nécessaires pour nous rejoindre, Monsieur Ursooo» pérorait-il en allongeant exagérément ses voyelles. «D’abord, il n’a pas pu vous échapper que c’est une fille. Et puis, cette enfant est bien trop jeune pour assimiler l’enseignement exigeant que nous dispensons». Mauvaise foi mise à part, il manquait effectivement quelques mois à Camille pour pouvoir prétendre se présenter aux auditions. Elle les fêterait en juin, mais n’avait pas encore neuf ans, qui était l’âge minimal d’admission, comme le préciserait le texte édité par Auber l’année suivante, en 1850: «L’âge d’admission aux classes est 9 à 22 ans, les exceptions n’existent qu’en faveur des sujets de grande espérance». Quant à son sexe, décrit comme une entrave si ce n’est comme une incapacité par Beauchesne, il ne l’était pas systématiquement. Dès sa création en 1795, le Conservatoire de Paris avait en effet été conçu pour être mixte. Et il était effectivement d’usage de n’accepter les demoiselles que dans les sections de solfège, de clavier, de chant et d’art dramatique et de les tenir à l’écart des cours d’instruments à vents, à cordes, de composition et d’harmonie. Mais certaines avaient cependant réussi à passer outre cette loi implicite, aidées en cela par le prestige des familles auxquelles elles appartenaient et peut-être les généreux dons que ces dernières versaient au conservatoire. Apparentée à la lignée des comtes de Bassanville, Félicité Lebrun était entrée au conservatoire en 1796, peu après son ouverture, et y avait été admise dans la classe «hommes» de violon de Pierre Baillot. En 1815, c’est au tour d’Elisabeth Blanchet, à la base élève-pianiste au conservatoire d’obtenir l’insolite privilège d’être formée ensuite au violon par Rodolphe Kreutzer.
Salvatore Urso n’avait certainement pas les réseaux de Messieurs Lebrun et Blanchet, encore moins la possibilité de devenir l’un des bienfaiteurs du conservatoire et donc peu de chance de faire de sa fille l’une de ces dérogations féminines personnifiées. Sans se décourager, il arracha à force de discussions un rendez-vous avec Monsieur Auber, consenti pour la forme par celui-ci. Contre toute attente, l’entrevue se révéla concluante pour Salvatore. Auber qui n’était pas obtus et avait eu quelques nouvelles venues de Nantes qui se faisaient l’écho du toucher exceptionnel de l’enfant, accorda à Salvatore la possibilité de la présenter à l’examen d’entrée qui se tiendrait en juillet. «Inutile néanmoins de vous bercer de trop d’illusions, cher Urso» compléta-t-il, cordial mais moyennement encourageant. «Nantes n’est pas Paris et ce qui a ébloui l’une peut laisser l’autre de marbre». L’avertissement ne suffit pas à échauder Salvatore Urso qui ne doutait pas de la suite des événements, forcément favorable à Camille. Dans l’intervalle, la fillette étudia ses gammes évidemment mais aussi la lecture, le calcul et ces quelques matières basiques que l’absence de scolarisation ne lui avait pas permis jusqu’ici de posséder sérieusement. Car il ne fallait pas seulement avoir la maîtrise de son art pour postuler au conservatoire, mais aussi une instruction correcte: «Nul ne peut être admis élève au conservatoire s’il ne sait lire et s’il n’a l’entier exercice des facultés physiques nécessaires au genre d’étude qu’il veut suivre», disait son règlement.
Au début de l’été, un an après que l’autre conservatoire, celui des Arts et Métiers, ait été envahi rue Saint Martin par le député Ledru-Rollin et ses amis Montagnards, Camille alla mener sa propre bataille. Visage de porcelaine, cheveux en chignon ceints par un ruban de soie et apparence frêle, elle détonnait dans la marée humaine qui se pressait rue Bergère, l’entrée du conservatoire réservée aux femmes, à l’endroit-même où quelques décennies auparavant le facétieux Hector Berlioz avait suscité la colère de Cherubini en dérogeant à la sacro-sainte loi de la porte masculine, située rue du Faubourg Poissonnière. Avec Hottin, son valet, le maestro italien acariâtre avait même poursuivi l’impudent pour l’avoir enfreinte! Aujourd'hui, c’est avec plus d’humilité que Camille en franchissait le seuil, convaincue pourtant d’atteindre son but. A l’heure indiquée sur sa convocation, elle franchit aussi vite que ses pas menus le lui permettaient le long vestibule, que l’on nommait salle des Colonnes, puis l’escalier à double volée avant d’arriver dans la Salle des concerts, dont l’acoustique impeccable lui valait d’être qualifiée de «Stradivarius» des lieux musicaux. Une myriade de compétiteurs patientait déjà, attendant son tour, uniquement composée de garçons. Dans leur majorité, ils avaient déjà l’âge d’être des hommes ou arboraient au moins les traits de l’adolescence. Quelques-uns seulement étaient comme Camille encore des enfants mais son anniversaire fraichement célébré en faisait incontestablement la benjamine de ces aspirants. Si Camille, qui avait grandi dans le velours des sièges du théâtre Graslin, cultivait depuis une certaine familiarité avec ce type d’endroit, elle fut néanmoins impressionnée par son décor, son haut plafond en bois sculpté et ses murs ivoire relevés de tentures vert amande. Mais plus que cette atmosphère empreinte de solennité, c’est l’assemblée présente qui créait l’émoi. Un jury d’audition des plus farouches faisait en effet face à Camille. Assis dans un silence qui n’aurait pas déparé dans un monastère cistercien, six hommes trônaient, assis devant des tables où s’étalaient feuilles de papier, plumes et encriers, afin qu’ils puissent noter dans l’instant les éloges, réserves et accablements que leur inspiraient les candidats. Et pas n’importe lesquels puisqu’aux côtés d’Auber, on trouvait des sommités, l’opulent Gioacchino Rossini, son ami Michele Enrico Carafa, à la carrière beaucoup plus contrariée, l’Allemand Giacomo Meyerbeer, tout juste auréolé du triomphe de son Prophète, opéra qui lui garantissait la fortune et le distingué Jean-Delphin Alard, l’ex-violon solo de la Chambre du roi de Louis-Philippe. Enfin, derrière son sévère pince-nez, se tenait Fromental Halévy, qui était réputé pour être aussi intransigeant pédagogue que fin découvreur de talents. Son exigence avait ainsi récemment révélé à lui-même un certain Charles Gounod, dont on n’avait certainement pas fini d’entendre parler...
Un mètre trente et seulement cent huit mois passés sur Terre contre des décennies de respectabilité: la partie était inégale entre Camille et cet aréopage de messieurs bien mis. Il lui fallait dominer la concurrence et une fois encore les a priori qui l’entouraient; un handicap dont Camille n’avait heureusement peu conscience, trop jeune sûrement pour s’offusquer des prévenances qu’on pouvait développer contre son sexe. Il lui échut finalement la responsabilité de s’attaquer au premier solo du Concerto n°4 de Pierre Rode, qu’il aurait été sacrilège de piétiner car le compositeur, mort en 1830, avait l’un des éducateurs-phares du conservatoire. La première page de déchiffrage qui était soumis, sorte d’amuse-bouche, ne posait pas de problème particulier, même aux moins aguerris des prétendants. C’est au détour de la deuxième, où tout s’emballait et que les embûches se dressaient. Tels des chasseurs guettant la biche dans l’ornière, ces barbons blasés avaient la profonde certitude de voir échouer Camille. Et leurs mines, la figure absente de Rossini qui semblait digérer son dernier repas ou envisager celui qu’on lui servirait au souper ou les sourcils constamment froncés d’Halévy avaient de quoi déstabiliser les plus volontaires. Mais Camille ne s’en formalisait pas et ne montra pas de défaillance pendant l’épreuve, planant au-dessus des contingences. Sans avoir trébuché sur aucun des obstacles de la partition, elle acheva son morceau et sortit après avoir effectué une gracieuse révérence. Puis d’autres après elles vinrent se mesurer à ces arbitres implacables, jusqu’au dernier d’entre eux, tard dans la journée. Devant la salle des Concerts, l’atmosphère était lourde d’attente, même si certains rivaux de Camille, gonflés d’orgueil, affichaient déjà la certitude de leur sélection. Les minutes et secondes se dilataient et s’apparentaient à un supplice. A neuf heures passées, alors que la lumière, qui filtrait à travers les hautes fenêtres situées à l’extrémité du hall, déclinait déjà, la proclamation se fit enfin. Les noms s’égrenaient et Camille n’entendait pas le sien. Mais elle n’était pas inquiète. Avant même qu’elle leur soit annoncée par le crieur, Camille et Salvatore apprirent la nouvelle par la bouche de Jean-Delphin Alard. Conscient du caractère inhabituel de la situation, qui ne s’était produite que deux fois précédemment, il avait tenu à les avertir en personne que Mademoiselle Urso avait répondu à leurs exigences. S’il la contint en présence d’Alard, Salvatore exulta ensuite, son allégresse détonnant avec l’amertume de ceux, autour d’eux, qui toléraient mal primo de ne pas avoir été retenus, deuxio supplantés par une fille. Camille restait fidèle à elle-même, joyeuse mais pétrie de ce calme supérieur que l’on décèlerait si souvent chez elle par la suite.
Bientôt, Emilie et les frères de Camille les rejoignirent à Paris. La famille était désormais au complet, quoique toujours démunie. Tous étaient maintenant hébergés dans le seul logement que Salvatore avait pu trouver, toujours rue Saint-Nicolas d’Antin, au dernier étage d’un immeuble dont les combles étaient si bas de plafond qu’il fallait aux adultes se courber le dos pour se déplacer. L’été se passa entre recherches peu fructueuses pour Salvatore, Emilie et Caroline de tâches lucratives pour faire vivre le foyer et exercices acharnés pour Camille. A la rentrée suivante, elle intégra la classe de violon de Joseph Lambert Massart. Avec sa tête chauve qui brillait comme une boule de billard et son cou étouffé par son haut col de chemise, Massart exhalait une certaine rigidité. Et il l’était, utilisant la canne auprès de ses élèves inattentifs ou récalcitrants. Mais le Liégeois se montrait également juste, soucieux de donner sa chance à tous ses élèves, d’où qu’ils viennent et quelle que soit leur origine sociale. Un sens de l’équité qu’expliquait sa trajectoire personnelle: dans ses jeunes années, le despotique Luigi Cherubini avait refusé que Massart entre au conservatoire, au prétexte qu’il était étranger. C’est finalement en tant que professeur qu’il avait pu l’intégrer en 1843. Massart était aussi assez peu intéressé par l’argent et les honneurs qu’il pouvait procurer. Ceux dont les familles n’avaient pas les moyens de financer leurs études étaient ainsi acceptés gratuitement dans son cours, qui avait la réputation méritée d’être l’un des meilleurs du conservatoire. Ce fut le cas de Camille, auquel Massart offrit aussi des leçons particulières et son appui moral. Il éprouva pour elle une sorte de tendresse paternelle, comme l’atteste le mot qu’il écrira trente ans plus tard à son ancienne protégée. «A ma chère et célèbre artiste Camille Urso, souvenirs affectueux de son vieux maître» diraient ses quelques lignes, tracées huit mois avant qu’il ne décède, en 1891.
Le temps s’écoula avec sérieux jusqu’en 1852 pour Camille, qui ne bénéficiait d’aucun traitement particulier malgré son âge. Il lui fallait endurer les dix heures quotidiennes d’apprentissage, entre le solfège que dispensait la pointilleuse Mademoiselle Marie-Augustine Lorotte et le violon auprès de Massart aux côtés de ses huit camarades de classe, tous évidemment des garçons, les examens d’écriture et de pratique qui revenaient en janvier et en juin où étaient jaugés «le progrès, le zèle et l’exactitude». Avoir été admise au conservatoire ne suffisait pas, elle devait se confronter aux Comités d’Evaluation qui pouvaient conseiller en fin d’année «la radiation de ceux qui ne donnent aucune espérance», selon ce que stipulaient les textes officiels de l’école. Et ses professeurs n’étaient pas portés sur l’indulgence: entré au conservatoire en 1872, Claude Debussy, qui deviendra plus tard le compositeur que l’on connaît, y peinera dix ans, récoltant des commentaires peu galvanisants. «Nul» estimera Antoine Marmontel en 1873. Et le même décrétera en 1876: «Ne tient pas du tout ce que j’espérais; étourdi, inexact, il pourrait faire beaucoup mieux» dans ses notes sur les concurrents. Camille n’engrangeait quant à elle que des louanges sur la maîtrise de son violon comme sur son assiduité.
Très rapidement après son entrée au conservatoire, Camille avait commencé également, en parallèle de ses études, à se produire ponctuellement dans certaines salles de la capitale et de province. Le 29 janvier 1849 et le 2 janvier 1850, elle avait accompli ses premiers pas sur la scène parisienne au Casino Paganini, un lieu, rue Chaussée d’Antin, dans lequel Niccolò Paganini avait accepté d’investir son argent dans l’espoir qu’il «répondrait aux besoins des classes cultivées et embrasserait tous les arts». Trop miné par la maladie, certainement un syndrome de Marfan, l’illustre violoniste n’avait pas pu jouer lors de son ouverture au public fin novembre 1837. Douze ans plus tard, c’est Camille qui s’y trouvait sous les auspices protecteurs du diable génois, décédé depuis 1840. On entendit ensuite Camille à la Salle de la Fraternité, rue Martel, à la salle Henri Herz, sorte de jumelle de celle fondée par Camille Pleyel, à l’Ecole Polytechnique de la rue Descartes et auprès de l’association des Artistes Musiciens créée par le baron Isidore de Taylor. Peu habitués à ce qu’«un» violoniste puisse en être «une», Le Pays et la Liberté l’avaient genrée au masculin «le jeune Camille Urso», dans l’annonce de ses concerts au Casino Paganini...