La mémoire du Cap Arcona (2/3)

© Gérard A. Jaeger
L'épave du Cap Arcona dans la baie de Lübeck (musée municipal de Neustadt).

C’est un petit musée construit à l’abri des grandes marées qui ont emporté l’Allemagne et ses fantômes à la fin de la Seconde Guerre mondiale, et mis en échec la probité des vainqueurs. Un lieu de mémoire sélectif pour se souvenir d’une tragédie à peine révélée pour épargner un pan de l’Histoire.

Dans l’hôtel qui surplombe les anciens docks de Hambourg, nous passons la soirée à préparer le voyage vers Neustadt dans le Shleswig-Holstein. L’interrogation l’emporte encore sur la réflexion, car nous ne savons pas ce que nous allons découvrir. Le lendemain matin, alors que le soleil a rapidement fait fondre les reliefs tardifs de l’hiver et que les canaux retrouvent un peu de leur activité printanière, nous prenons la direction de la Baltique.

L’autoroute traverse un pays plat désolé, prémonitoire d’un choc historique dont nous avons nourri nos cauchemars. Nous nous sommes préparés à la certitude d’une découverte macabre que nous avons dépeinte en toute subjectivité, en arguties construites de toutes pièces. Pour mieux nous préparer à ce que nous pensions découvrir.

Mais cette attente fut bientôt chassée par une tout autre réalité. Celle d’un jour nouveau. Je lis sur le bord de la route: «Wilkommen in Neustadt»! La petite cité de pêcheurs transie par les rafales de neige et de grêle des derniers jours s’est ébrouée. Les gens devisent de nouveau sur les bancs publics, se chauffent au premier soleil, vaquent à leurs occupations quotidiennes avec cette gaité non feinte qu’ont les populations du Nord. Je ralentis, fais un tour de ville pour prendre quelques repères avant de garer la voiture non loin du marché. La ville est de briques rouges, qui réverbèrent la lumière de midi. Tout ici invite à la sérénité. Les enfants qui jouent dans les parcs face aux plages encombrées de malheur vivent au-delà des faits.

Ce pourrait être un petit bourg sans passé. Mais il se trouve qu’une effroyable tragédie s’y est déroulée voici deux générations. Or la question que je me pose est simple: peut-on faire table rase de son histoire? Même si l’on n’est pas coupable, juste garant des actes de nos parents ou plus simplement de ceux qui nous ont précédés, peut-on faire comme si de rien n’était? Ma vie personnelle ne m’ayant pas conduit à de telles réflexions, je reste spectateur du devoir de mémoire. A Neustadt, je constaterai que les nouvelles générations se sont imposé le devoir de se reconstruire. Car je vais apprendre que si le naufrage du Cap Arcona et son cortège de victimes sont imputables aux Alliés, la population dont il reste peu de témoins ne fut de toute façon pas exempte de responsabilités.

Sur Markt-Platz, une marchande nous interpelle. Elle tient un banc de pommes jaunes aux joues rouges. Elle rit, elle doit avoir vingt ans. Elle est heureuse, elle habite Neustadt in Holstein. Ce soir, avec ses amies, elle déambulera sur Am Strande et marchera peut-être sur la plage où tout près de là, dans les eaux redevenues pures et bleues de la baie, se sont échoués les corps mutilés des suppliciés du 3 mai 1945. Depuis… la mer s’est débarrassée de ses épaves. Jadis écueils monstrueux, les coques calcinées du Cap Arcona, mais aussi du Thielbek et de l’Athen, ainsi que du Deutschland, n’interpellent plus le regard.

Lorsque nous demandons où se trouve le musée du Cap Arcona, dont nous avons appris l’existence la veille, les premiers passants interrogés n’en savent rien. Certains nous font répéter notre question, haussent des sourcils dubitatifs et nous suggèrent de nous renseigner au bureau de poste. Sur la place, un chauffeur de taxi vient à notre secours et c’est en affichant le nom de la rue sur l’écran de mon téléphone qu’il nous indique enfin le chemin. «C’est l’adresse du musée historique de la ville, et je n’en connais pas d’autres», nous dit-il en nous demandant d’où nous venons, si nous sommes en vacances. Une charmante allée piétonne nous y conduit en quelques minutes, et nous découvrons une longue bâtisse en briques, percée d’un étroit passage voûté surmonté d’une tour. Sur une porte discrète, on lit: «Musée d’histoire et d’archéologie». Rien sur le Cap Arcona.

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