Que le diable m'emporte!

Chaque année au printemps, dans toutes les Antilles, le carnaval est un événement très attendu où les couleurs explosent et les corps exultent. En République dominicaine, la fête prend une tournure spectaculaire avec des personnages bruyants aux costumes flamboyants, portant des masques de diables. Immersion dans cet univers exubérant, aux rythmes entraînants de mérengué et de salsa.

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Les Muñecas (Poupées) de Santiago de los Caballeros ont choisi le thème des sirènes.© Josh Messer

Sous l'épais costume qui me recouvre de la tête aux pieds, je sens la sueur ruisseler le long de ma colonne. Mes déplacements sont lourds, ma respiration saccadée. Tout est confus, presque irréel. Autour de moi règne la plus grande des agitations et pourtant, je continue d’avancer, pesamment, au milieu des 4x4 et des motos dont les vrombissements peinent à couvrir les acclamations des centaines de spectateurs massés le long des trottoirs. Appareils photo et téléphones portables sont braqués dans ma direction et celle de sept de mes semblables qui me précèdent en file indienne. On nous dévisage. Un mélange d’admiration, d’excitation et de peur. «Ay ay ay, los diablos, ay ay ay» (Oh là là, les diables), crient certains badauds. A l'ombre du toit de branches et de feuilles de palmier d'un bar à mojito au croisement de la route principale permettant d’accéder à la plage, je distingue vaguement à travers les fentes de mon masque des touristes sirotant tranquillement des cocktails servis dans des ananas. Leurs tenues sont légères, shorts de bain ou robes, adaptées à la température extérieure qui avoisine les 27°C à l’ombre en ce mois de mars. Certains ont déjà fait les frais du soleil des tropiques. De mon côté je n'ai qu'une envie, quitter ce déguisement totalement inadéquat pour de telles latitudes et les rejoindre.

Cela fait déjà deux heures que je marche sous ce soleil de plomb. La chaleur est si étouffante que mon corps semble aussi sec que les tostones, ces petits beignets de bananes plantains frits typiques de la cuisine dominicaine. Quelle mouche a bien pu me piquer? La gloire? La vanité? L'attrait du côté obscur de la force? Qu'importe ma motivation, me voilà dans la peau d'un diable. A défaut d'être aussi élégant que Meryl Streep dans Le diable s'habille en Prada, mon volumineux et flamboyant accoutrement de plus de cinq kilos est un atout maître pour me faire remarquer. L'endosser n’a pas été une sinécure: d'abord, j'ai enfilé un vêtement à mi-chemin entre une tunique romaine et un pantalon de garde suisse gris argenté, vert et jaune garni de franges rouges et retenu par une grosse ceinture de cuir noir. Par-dessus, j'ai revêtu ma tenue de diable gris argenté et vert, ornée de sequins et de perles multicolores, rembourrée de mousse au niveau du buste, doublant ainsi ma carrure, qu'une fermeture éclair dans le dos permet de maintenir au gré de mes mouvements. Pour parfaire mon personnage, je porte un grand masque de papier mâché couleur peau à moitié dissimulé par une épaisse barbe rousse qui descend jusqu'au milieu de mon torse et fendu d'une large bouche au rictus sardonique découvrant deux canines pointues. 

Ajoutés à cela, des yeux rouges, deux cornes de mouflon sur un casque gris et bleu métallisé: je suis cet effrayant vampire qui se jette avec fureur dans la foule en liesse venue célébrer la quatrième édition du carnaval de Cabarete, ville côtière du nord de la République dominicaine. Je profite totalement de cet anonymat pour danser, sauter et hurler comme le beau prince des ténèbres que je suis afin de susciter le maximum d'effroi chez les spectateurs. Quelques jeunes parents, le sourire aux lèvres, cachent les yeux de leur progéniture au moment où je m’approche d’eux en rugissant comme un lion. Car, à moins de s'attarder sur mes mains qui dépassent de mon costume, personne ne peut raisonnablement se douter qu’un étranger, un gringo comme on les appelle ici, s'est glissé dans cet accoutrement.

D'un geste ferme de la main gauche, un policier nous fait signe d'avancer. Il est temps pour le cortège de quitter la route principale pour rejoindre le cadre paradisiaque de la plage. Tout près de moi, un adolescent se hisse au sommet d’une poutre de bois haute de cinq mètres à la seule force de ses mains et de ses pieds. Bien qu'il soit courant dans les îles de voir des jeunes grimper aux cocotiers pour en faire tomber les noix et gagner quelques pesos, la monnaie locale, ou pour simplement se rafraîchir, l'exploit suscite l'ovation du public. Tandis que nous quittons le bitume bouillant pour le sable fin, l'ambiance monte en puissance et tout s'accélère. Je suis pris dans un tourbillon de chorégraphies frénétiques aux rythmes endiablés du mérengué et de la salsa, deux danses populaires des Grandes Antilles. Ma bouche devient de plus en plus pâteuse. Hors de question cependant d’ôter mon masque de démon médiéval pour éponger les gouttes qui dégoulinent de mon front ou de vaciller. Pas maintenant, pas devant toute cette foule. Je dois aller au bout de cette aventure...

Devant moi s'étire l'anse de Cabarete, la capitale des sports de glisse dans les Caraïbes. Une réputation que la demi-île espagnole doit au véliplanchiste canadien Jean Laporte qui découvrit, en 1984, le potentiel de cette baie longue de quatre kilomètres au bénéfice d’un vent offshore régulier (de la terre vers la mer à 90° de la plage, ndlr), condition idéale pour naviguer toute la journée. En une décennie, le modeste village de pêcheurs de moins 4’000 âmes sur la côte atlantique s'est transformé en une ville multiculturelle, sportive et festive de plus de 15’000 habitants. Un lieu de contrastes. Côté mer: hôtels et résidences privées avec piscines bordent le littoral dont les accès sont surveillés 24 h / 24 par des gardes, parfois armés de fusil à pompe. Côté route: deux barrios (bidonvilles), la Cienega et le Barrio Blanco, qui ne cessent d'enfler sous le flot incessant et régulier d’autochtones venus s'entasser dans des abris de fortune inondés à la saison des pluies et généralement dépourvus d'électricité.

Aujourd’hui, l’heure est à la fête sur cette plage idyllique. Dominicains, Haïtiens, expatriés, touristes, jeunes et vieux, venus parfois de l'autre bout de l'île ou de plus loin encore, se côtoient et célèbrent ensemble la «renaissance» annuelle avec une joie de vivre et une exubérance hors normes. Et comme dans des centaines d'autres lieux dans le monde, «le carnaval constitue bien plus que l'événement culturel le plus important de l'année, c'est une fierté nationale, un temps de divertissement durant lequel le peuple oublie les problèmes du quotidien et se lâche complètement», atteste le sociologue et folkloriste dominicain Dagoberto Tejeda Ortiz, reconnaissable à ses chemises colorées sans col et son grain de beauté au-dessus de son œil gauche.

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