La première vampire de l’histoire

La cruauté des crimes d’une comtesse des Carpates du XVIIe siècle inspira de nombreuses légendes horrifiques. Son nom: Erzsebet Bathory.

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L'un des nombreux portraits d'Elizabeth Bathory. © DR

Le mot «assassine» a quelque chose de séduisant, le charme venimeux de double «s» reptiliens. Mais les meurtrières nous passionnent en tant que telles. Nous les aimons intelligentes, glamours, fortes et taillées pour un bon biopic hollywoodien – tout ce que la tueuse en série du XXe siècle n’est pas. La plupart des meurtrières modernes sont issues des couches les plus défavorisées de la population: elles ont des problèmes de drogue, un faible niveau d’éducation, des petits boulots peu qualifiés qu’alternent de longues périodes de chômage. Elles ne torturent pas, ne donnent pas dans la tuerie de masse ni dans l’excès de violence. Elles utilisent le poison, le couteau ou les armes à feu. Rien de spectaculaire. Il en va autrement en ce qui concerne la première tueuse en série de l’histoire. Voilà une femme qui n’a cessé d’être immortalisée, vampirisée, sexualisée par l’histoire, depuis la découverte des compte-rendus de son procès dans les années 1720. On parle ici de la reine des tueurs en série, de la sainte patronne des maîtresses de donjon, de la femme qui inspira non pas un, ni deux, mais huit noms de groupes de black metal, de la terrible comtesse hongroise en personne: Erzsebet Bathory.

Erzsebet Bathory reçut tous les attributs d’une vie enviable. Elle naquit en 1560 au sein de l’un des clans familiaux les plus puissants d’Europe centrale, comme en témoignent sa fortune immense et son éducation raffinée. Enfant précoce, la petite Erzsebet savait lire et écrire en hongrois, grec, latin, allemand et même en slovaque, la langue que parlaient beaucoup de ses servantes. Elle mit le grappin sur un mari d’un prestige fabuleux, posséda son propre château, et finit sa vie plus riche que le roi de Hongrie lui-même (Rodolphe II, ndlr). Mais l’argent, le pouvoir et la beauté ne suffisent pas à dompter une nature maléfique. La comtesse Bathory termina ses jours recluse dans sa précieuse forteresse, les mains pleines du sang de centaines de jeunes vierges, devenant ainsi la tueuse en série la plus célèbre de tous les temps. 

C’est que, voyez-vous, tout n’était pas parfait dans le monde de la petite Erzsebet. On rapporte qu’elle souffrait de crises terribles dans son enfance, sans doute d’épilepsie. Comme nombre des clans nobles des temps anciens, la famille Bathory avait un fort penchant pour la consanguinité  – il fallait bien conserver la fortune au sein de la famille –, qui produisit au cours de l’histoire un grand nombre d’aristocrates dotés d’une faible constitution et d’une propension à la folie (en analysant l’écriture de la comtesse des siècles plus tard, des experts graphologues ont relevé des signes de schizophrénie). D’après la légende, Erzsebet fut même témoin d’événements terribles dans son enfance, comme le châtiment d’un paysan coupable de vol, cousu vivant à l’intérieur d’un cheval à l’agonie. A la vue de la tête de l’homme émergeant du corps de l’animal, la petite Erzsebet aurait laissé échapper un gloussement. Que cette anecdote fût vraie ou non, il n’en reste pas moins qu’elle dut assister à son lot de violences. En ce temps où les paysans n’avaient aucun droit, il était parfaitement acceptable de punir brutalement un domestique. Il est aussi probable qu’Erzsebet ait assisté à des exécutions publiques. Mais elle ne se distinguait pas seulement par son intelligence et son étrange insensibilité à la violence, Erzsebet était aussi splendide. Un portrait en date de 1585 la dépeint comme une beauté délicate et habitée, avec un haut front pâle – les femmes de l’époque s’épilaient la naissance des cheveux pour mettre en valeur leur front – et des yeux tristes, légèrement tombants.

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Elizabeth (Erzsebet en hongrois) Bathory. © DR

A l’âge de 11 ans, Erzsebet fut fiancée au fils d’une puissante famille de l’aristocratie hongroise, le comte Ferenc Nadasdy, de cinq ans son aîné. Ils se marièrent en 1575, après qu’elle eut fêté son 14e anniversaire. Comme il était de coutume à l’époque, Erzsebet emménagea dans le palais des Nadasdy à l’issue des fiançailles. C’est là que naquit une rumeur: la future comtesse serait tombée enceinte après avoir batifolé avec un garçon du cru. L’enfant illégitime fut abandonné, l’histoire étouffée, et le mariage se déroula comme prévu. De façon étonnamment moderne, Erzsebet conserva son nom de famille et Ferenc l’accola au sien – la puissance des Bathory était à cette mesure. Il accorda même à sa femme une résidence particulière, le château de Cachtice, comme cadeau de mariage. A 19 ans, le jeune époux était loin de pouvoir anticiper les horreurs auxquelles Erzsebet s’adonnerait dans les couloirs sombres et désolés de Cachtice. 

Les Nadasdy-Bathory étaient désormais un couple d’une opulence formidable. Mais si lune de miel il y eut, elle fut de courte durée. Trois ans après leurs noces, les Turcs ottomans reprirent leurs assauts contre la Hongrie, et Ferenc partit à la guerre. Ce sanglant loisir dut exciter son intérêt puisqu’il passa le reste de sa vie sur le champ de bataille, ses manières brutales lui valant bientôt le surnom de «Chevalier noir de la Hongrie». Ferenc parti à la guerre, son épouse fut laissée à elle-même pendant de longues périodes. Et comme l’Histoire n’aime rien tant qu’une bonne rumeur salace, toutes sortes d’anecdotes existent sur les supposées déviances sexuelles d’Erzsebet à ce moment de sa vie – mais avec très peu de preuves à l’appui. L’ouvrage Royal Pains (Douleurs royales, non traduit en français, ndlr) mentionne avec malice ce «domestique bien pourvu par la nature» qu’Erzsebet aimait à fréquenter en l’absence de son époux. Simples racontars, pour l’historienne Kimberly L. Craft, auteure du livre Infamous Lady (Une Femme tristement célèbre, non traduit en français, ndlr), qui relève que sur une centaine de témoignages à charge, aucun ne lui prête d’amant. L’histoire – et Internet – regorgent de sulfureuses rumeurs à propos de la fameuse Klara, la tante prétendument bisexuelle et sadique de la comtesse. Selon elles, Erzsebet aimait se rendre au château de sa tante lors des longues absences de Ferenc, où celle-ci l’initiait aux arcanes de la sorcellerie, du sadisme et de l’amour saphique. Mais Tante Klara avait près de 60 ans, et à une époque où les gens mouraient vers 50 ans, on peut douter de sa capacité à dispenser un enseignement aussi… énergique. De fait, aucun élément sérieux ne vient étayer les histoires sur la sexualité d’Erzsebet, à la différence de son goût pour la violence qui est, lui, avéré. Les lettres retrouvées montrent qu’elle s’employait surtout à conserver les possessions et les comptes de la famille en bon ordre. 

Mais les rumeurs persistantes ajoutent au charme de Bathory. Une belle femme dévorée d’ennui comblant ses journées par la débauche, tandis que son mari est occupé à embrocher ses ennemis sur le champ de bataille… Peut-on imaginer histoire plus délicieusement horrifiante? Non qu’Erzsebet ait été follement éprise de son époux. Leur mariage tenait avant tout de l’arrangement patrimonial entre familles influentes. Ils n’eurent d’ailleurs pas d’enfant pendant les dix premières années de leur union, même si l’absence de Ferenc y fut sans doute pour beaucoup. Kimberly Craft précise que Ferenc abusa probablement d’Erzsebet – à l’époque, il était acceptable pour un homme de «soumettre» son épouse dans l’intimité –, a fortiori s’il lui en voulait d’avoir eu un enfant avec un autre homme. Toujours est-il qu’Erzsebet et Ferenc trouvèrent le temps de se réunir autour d’une passion mutuelle: torturer de jeunes servantes. Ferenc avait déjà le goût du sang. Il est vrai qu’on ne devient pas le «Héros Ténébreux de la Hongrie» sans avoir méchamment embroché quelques ennemis sur le chemin de la gloire (l’ouvrage Royals Pains rapporte que Ferenc aimait à propulser deux prisonniers turcs dans les airs en même temps, avant de les «rattraper» sur la pointe de deux épées.) Quant à Erzsebet, elle était déjà réputée pour ses accès de rage. 

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Comte Ferenc Nadasdy, (1555-1604). © DR

Le belliqueux Ferenc initia donc sa jeune épouse à la torture façon «Héros Ténébreux», instaurant une relation à distance qui tenait moins de la sonate au clair de lune que du supplice à quatre mains. Il enseigna à Erzsebet un tour amusant appelé «le coup de pied aux étoiles», qui consistait à placer un bout de papier imbibé d’huile entre les orteils d’une servante indisciplinée, et à y mettre le feu. Il lui offrit également un jeu de griffes destiné à entailler la chair des domestiques. Un jour, il recouvrit une jeune femme de miel et la força à rester dehors pour servir de proie aux insectes. En somme, Ferenc était une source inépuisable d’inspiration pour une sociopathe jeune et impressionnable. Mais Ferenc n’était pas le seul partenaire de jeu d’Erzsebet. Aux environs de 1601, une femme mystérieuse du nom d’Anna Darvolya rallia le ménage. Les gens de la région la décrivent comme une «bête sauvage ayant pris forme humaine», et la rumeur la dépeint comme une sorcière et/ou la maîtresse d’Erzsebet. Quoi qu’il en fût, elle appartenait définitivement au genre sadique. D’après les minutes du procès, elle avait pour habitude de battre les filles 500 fois sur la paume des mains et la plante des pieds, ou encore de leur «attacher les mains dans le dos» et de les battre «jusqu’à ce que leurs corps explosent». Anna mourut vers 1609, juste avant que les crimes sanglants d’Erzsebet ne fassent l’objet d’un procès, mais elle est sans doute la pire chose qui soit arrivée aux servantes des Bathory depuis cette histoire de privation de droits pour les paysans. Les autres domestiques rapportent que «la Dame était devenue plus cruelle» après l’arrivée d’Anna. Les jeunes femmes au service des Bathory-Nadasdy mouraient de temps à autre, mais il n’y avait pas là de quoi hausser un royal sourcil. Aux yeux de la classe dirigeante, ces jeunes paysannes étaient quantité négligeable. Et Erzsebet se savait au-dessus des lois: le roi de Hongrie avait dû lui emprunter de l’argent si souvent qu’elle était devenue intouchable (Quand Ferenc mourut, le roi lui devait environ 18’000 florins – une dette quasi impossible à rembourser). Tapie dans sa forteresse au sommet d’une colline escarpée, Erzsebet pouvait faire à peu près tout ce qui lui passait par la tête.

Il serait faux de dire que personne n’avait remarqué quoi que ce soit de douteux concernant les domestiques d’Erzsebet. Les pasteurs locaux commencèrent à nourrir des soupçons après qu’Erzsebet leur eût demandé à plusieurs reprises de procéder aux rites funéraires pour des servantes mortes du «choléra» ou de «cause inconnue». Ils finirent même par avoir vent d’une rumeur selon laquelle les cercueils disproportionnés qu’on leur demandait de bénir – toujours fermés – abritaient trois filles plutôt qu’une. Les on-dit prirent une telle proportion que l’un des pasteurs dénonça la comtesse Bathory dans son prêche. «Sa Grâce n’aurait pas dû agir de telle manière car cela offense le Seigneur, et nous serons punis si nous ne nous plaignons pas ni ne critiquons Sa Grâce. Afin de confirmer que mes mots sont ceux de la vérité, il suffit d’exhumer le corps [de la dernière fille décédée, pour montrer qu’elle a été battue à mort]» Ainsi prise à partie, la comtesse sortit précipitamment de l’église. Finalement, Ferenc intervint pour apaiser le pasteur. Les accusations à l’encontre d’Erzsebet se calmèrent… pour un temps.

C’est après la mort de Ferenc que les choses prirent une tournure vraiment effrayante. Erzsebet avait 44 ans lorsque son époux mourut, en 1604, et elle commençait à voir sa beauté s’étioler. Il est possible qu’elle ait eu du mal à gérer un héritage et une maisonnée aussi vastes sans les revenus issus des pillages de Ferenc chez les Ottomans, qu’elle ait été horrifiée par les outrages de l’âge, ou encore que sa schizophrénie latente – fruit de la consanguinité des Bathory –, ait commencé à lui monter à la tête à l’automne de sa vie. Quoi qu’il en fût, ce qui avait débuté comme un passe-temps partagé avec Ferenc et Anna se transforma rapidement en une véritable obsession. Erzsebet devint une fanatique de la torture et du meurtre de jeunes femmes. Elle les aimait jeunes, de constitution robuste et non mariées: des filles de paysans âgées de 10 à 14 ans, issues des bourgades entourant le château – elles ne manqueraient à personne d’important. Comme à l’accoutumée, Erzsebet ne travaillait pas en solitaire. Avec Anna Darvolya, Erzsebet mit sur pied une effroyable équipe de tortionnaires constituée de trois vieilles femmes et d’un garçon: Ilona Jo, la nourrice de ses enfants, Dorka, une vieille amie d’Ilona Jo, Katalin, une vieille blanchisseuse, et un jeune garçon défiguré prénommé Ficzko. D’après les compte-rendus du procès, Dorka attirait les filles les plus rustres au château en leur promettant «qu’elles épouseraient un marchand ou seraient affectées autre part comme femmes de chambre». Elles y connaîtraient en réalité une fin atroce.

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Torturée sous les yeux de la comtesse, par István Csók, 1893. © DR

Anna, Dorka et Ilona Jo étaient les plus sadiques, et tiraient fierté de leur savoir-faire en matière de torture. Ficzko aidait tant bien que mal, mais il était très jeune – un «enfant», d’après les documents de l’époque. Quant à Katalin, elle semble avoir été la plus «sensible» de la bande. Elle participait aux séances de torture par obligation, mais glissait de la nourriture en douce aux pauvres filles brisées quand c’était possible. Les documents du procès rapportent que les tortures commençaient en général lorsqu’une servante commettait une bévue, provoquant l’irritation de la maîtresse de maison. Peut-être la fille ratait-elle un point de couture, s’attirant une remontrance. La comtesse commençait en giflant ou en frappant la malheureuse du poing ou du pied, et souvent la punition évoquait la «faute»: une mauvaise couturière recevait des coups d’aiguille, une fille ayant dérobé une pièce voyait la paume de sa main marquée par cette même pièce préalablement placée au feu. Erzsebet enfonçait une épingle dans le doigt de la fautive, déclarant: «Si cette traînée a mal, elle n’a qu’à l’ôter.» Mais si la fille s’avisait de retirer l’épingle, Erzsebet lui coupait le doigt. Si la torture s’arrêtait là, c’est qu’Erzsebet était dans de bonnes dispositions. Mais des piqûres d’épingle et un doigt tranché suffisaient rarement à étancher la soif de violence de la veuve. 

Selon Ficzko, les filles pouvaient être suppliciées jusqu’à dix fois par jour dans l’une des salles de torture de la comtesse – elle en avait dans chacun de ses nombreux châteaux –, et les sévices étaient absolument inhumains. L’équipe de tortionnaires utilisait des fers portés au rouge pour brûler les filles sur toute la surface du corps. Erzsebet forçait les filles à rester dehors, entièrement nues, et versait sur elle de l’eau glacée jusqu’à ce qu’elles meurent de froid. Une fois, elle introduisit ses doigts dans la bouche d’une des servantes et lui déchira le visage. On rapporte également l’utilisation de tenailles pour arracher les chairs, ainsi que des rumeurs de cannibalisme. Droko affectait de couper les doigts des filles avec des cisailles. Anna s’en tenait à sa technique des 500 coups de fouet. Erzsebet, quant à elle, aimait tout. Elle déshabillait les filles avant de les battre. Un jour où elle se sentait trop malade pour quitter le lit, elle arracha une partie du visage et de l’épaule d’une des filles à coups de dents. Passages à tabac sans fin, privations de nourriture, lacérations, cannibalisme, brûlures au fer rouge, et peut-être même le supplice de la vierge de fer: ainsi mouraient les servantes Bathory. En voyage, Erzsebet Bathory continuait à massacrer des servantes. «Où qu’elle aille, raconta Ilona J0 dans sa confession, elle se mettait immédiatement à la recherche d’un endroit où elle pourrait torturer les filles». Elle les tuait dans sa calèche en se rendant à des soirées mondaines et enterrait les corps en chemin. Le meurtre était devenu pour elle une sorte de besoin psychologique profond, exacerbé par le stress social. Un témoin au procès d’Erzsebet raconte avoir vu des servantes enchaînées, qui lui auraient confié que «leur maîtresse ne pouvait ni manger ni boire si elle n’avait pas préalablement assisté au meurtre sanglant d’une de ses servantes vierges».

L’une des rumeurs les plus tenaces à propos d’Erzsebet raconte qu’elle se baignait dans le sang pour entretenir sa beauté. L’histoire se présente ainsi: un jour, alors qu’une servante avait amoché sa toilette, Erzsebet la frappa si fort que son visage (ou sa main) en fut éclaboussé. Après s’être essuyée, il lui sembla que sa peau avait rajeuni. Bientôt, elle développa une secrète obsession pour les bains nocturnes dans du sang de vierge. N’en déplaise aux amateurs de vampires, cette histoire est probablement fausse. Aucune des servantes ayant témoigné contre Erzsebet ne mentionne de bain de sang. Elles précisent en revanche qu’il y avait tant de sang versé pendant les séances de torture qu’il fallait ensuite écoper le sol. Erzsebet ne semblait donc pas très désireuse de conserver le précieux fluide vital de ses victimes, et encore moins de s’y baigner. En réalité, la première mention de cette légende remonte à un siècle après la mort de la comtesse. Elle est issue d’un livre de 1729 intitulé Tragica Historia, écrit par le savant jésuite Laszlo Turoczi après qu’il eût découvert les compte-rendus du procès Bathory. Il est aisé de comprendre pourquoi la rumeur des bains de sang a perduré. Si l’image est assez sordide pour marquer les esprits, elle permet aussi de faire l’économie de l’idée éprouvante d’une meurtrière tuant pour tuer. Si Erzsebet avait sacrifié ces filles afin de préserver sa beauté, nous n’aurions pas à nous soucier de la question du mal chez elle. La vanité est un mobile bien plus facile à saisir, car le carnage pourrait alors se résumer à un désir funeste de ravir les yeux des hommes. L’idée d’une Erzsebet prenant des bains de sang cosmétiques est finalement moins dérangeante pour l’esprit que celle d’une Erzsebet folle furieuse. Mais il y avait néanmoins du sang en abondance à la carte chez Erzsebet, au point que les murs en étaient éclaboussés et que la comtesse devait parfois, selon Ilona Jo, s’interrompre en pleine séance de torture afin de changer son chemisier détrempé… 

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Outils de torture dans un château de Prague. © DR

Bien que sa propension à déshabiller ses jeunes servantes semble bien indiquer une forme de trouble sexuel, et que ses rituels occultes puissent avoir parfois servi à préserver sa jeunesse, il semble que le véritable penchant de la Comtesse fût finalement assez simple: ravager des corps. Erzsebet s’était jusque-là limitée au meurtre de paysans, ce qui représentait pour elle un risque modéré. Les parents vendaient leur enfant comme domestique contre un versement unique. Si celui-ci venait à mourir du «choléra» – c’était là l’excuse passe-partout d’Erzsebet –, la famille ne pouvait pas poursuivre les maîtres nobles, aussi douteuses qu’aient été les circonstances du décès. Erzsebet et ses séides (fanatiques) tuaient un si grand nombre de filles qu’ils ne pouvaient même pas toutes les enterrer. Les tombes étaient creusées à la va-vite, et on s’imagine avec quoi jouaient les chiens dans la cour du château. Mais la comtesse restait intouchable, car la Couronne lui devait de l’argent. Seulement, comme bien des tueurs en séries après elle, elle finit par s’enhardir – ce qui causa sa perte. Lassée des filles de paysans, ou sentant peut-être le vivier se réduire, Erzsebet décida de recruter au sein de la petite noblesse. Son intendante, Erzsi Majorova – également sorcière à ses heures perdues – pourrait avoir été à l’origine de cette suggestion. Elle avait remplacé la cruelle Anna Darvolya auprès d’Erzsebet à la mort de celle-ci. D’après la rumeur, Erzsi avait préconisé le sang bleu car celui des paysannes ne suffisait plus à retarder le vieillissement de sa maîtresse. Ou peut-être la comtesse souhait-elle changer sa distribution habituelle. Mais comment attirer ces jeunes fleurons au château? Les paysans étaient faciles à manœuvrer, mais les nobles s’inquiéteraient fatalement si leurs filles venaient à disparaître.

Finalement, Erzsebet eut l’idée d’ouvrir un gynécée, une école de bonnes manières pour jeunes femmes. Elle accueillit au château un petit troupeau de jeunes aristocrates pour, disons, les «éduquer». Quand les riches parents commencèrent à s’enquérir du sort de leur progéniture, Erzsebet inventa une histoire pour le moins extravagante: l’une des filles en avait assassiné une autre, par jalousie pour ses bijoux. Puis, ayant réalisé la portée de son acte, l’amatrice de joaillerie avait fini par se donner la mort. Inutile de préciser qu’à ce stade, la comtesse ne convainquait plus personne. Les rumeurs se propageaient comme des feux de forêt. On avait entendu les filles du gynécée hurler de douleur, et les habitants de la ville avaient aperçu les servantes de la comtesse en sale état, le visage et les mains couverts de bandages. Mais surtout, des filles nobles étaient mortes. C’est pourquoi le roi décida de s’attaquer à la comtesse sanglante. En février 1610, le roi ordonna à son palatin György Thurzo (le plus haut dignitaire de Hongrie après le roi qui assumait la fonction de juge suprême, ndlr) d’ouvrir une enquête sur la comtesse Bathory. Il convient de noter qu’il ne s’agissait pas de l’intervention purement désintéressée du bon monarque contre la cruelle aristocrate. Le roi devait encore une somme d’argent colossale à Erzsebet, et sa mise aux fers signerait l’annulation de la dette. Thurzo entreprit donc de recueillir des témoignages sur la comtesse. Ces témoignages furent traduits en anglais et reproduits en appendice d’Infamous Lady. Des centaines de personnes corroborèrent les rumeurs d’atrocités visant les servantes Bathory, pour un nombre de victimes compris entre 175 et 200. Malheureusement, les témoignages étaient pour la plupart indirects, de sorte que l’enquête traîna en longueur durant des mois.

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György Thurzo, palatin de Hongrie (1567-1616). © DR

Au mois de décembre, Thurzo était pratiquement prêt à agir. Mais on ne met pas une personnalité aussi puissante aux arrêts sans être absolument certain de sa culpabilité. Il rencontra donc la comtesse, qui balaya les accusations d’un revers de main: les filles avaient succombé à une épidémie – oh, et puis il y avait eu cette sombre histoire de bijoux, aussi. Thurzo décida de revenir avec le roi en personne, mais Erzsebet, peut-être par désespoir, tenta de les empoisonner avec un gâteau ensorcelé aimablement fourni par Erzsi, sa sorcière à tout faire. Malgré le sang-froid aristocratique dont faisait montre la comtesse, il y avait quelque chose de pourri au royaume de Cachtice. Tout le monde savait. Dans la soirée du 29 décembre 1610, Erzsebet et Erzsi s’aventurèrent hors du château pour s’adonner à un rituel de sorcellerie, ainsi que leur copiste le révéla plus tard au tribunal. «Nous requérons votre aide, ô nuées!… Envoyez séant, ô nuées… quatre-vingt dix chats!» Les matous avaient pour instruction de «mettre en pièce le cœur» des indélicats ayant chagriné la comtesse. Après quoi Erzsebet rentra au château, sans doute pour profiter, à son habitude, d’une nuit ensanglantée. Plus tard dans la soirée, Thurzo se glissa dans l’enceinte du château de Cachtice, accompagné d’une escouade de gardes. Il ne leur fallut pas longtemps pour rassembler les preuves: ils découvrirent le cadavre mutilé d’une des filles à proximité de l’entrée du château, et deux autres filles mortes ou agonisantes à l’intérieur. Se guidant aux hurlements, ils tombèrent sur l’équipe de choc de la comtesse, à l’œuvre dans l’une des salles de torture du château. Il n’est pas sûr qu’Erzsebet ait été prise sur le fait, mais les preuves étaient là, et elle était à tout le moins responsable des agissements de ses employés de maison. Ils ne perdirent pas de temps à la sortir du château. Plus tard, Thurzo raconterait dans une lettre à sa femme qu’ils avaient découvert davantage de filles «conservées à l’écart, à l’endroit où cette femme diabolique préparait ses futures martyres».

En tout, 306 personnes témoignèrent contre la comtesse sanglante. Ilona Jo, Dorka, Katalin et Ficzko furent torturés et avouèrent leurs crimes en détail, désignant Erzsebet comme la source de toute l’affaire. D’après ces aveux, il y eut entre 36 et 51 filles tuées par la comtesse, mais un autre témoin, une jeune servante du nom de Szuzanna qui avait pris pour habitude de noter les noms des victimes dans un petit carnet, en dénombra 650. A ce jour, personne ne sait avec certitude combien de filles sont mortes des mains d’Erzsebet Bathory. Ilona Jo, Dorka et Ficzko furent tous trois condamnés à mort. Ilona Jo et Dorka, qui s’étaient rendues personnellement responsables de tant de «graves et régulières atrocités à l’encontre du sang chrétien», virent leurs doigts déchiquetés par des tenailles portées au rouge, avant d’être exécutées et jetées dans un grand bûcher. Du fait de sa jeunesse, Ficzko fut décapité puis brûlé. Katalin, qui avait fait montre de compassion vis-à-vis des filles, fut condamnée à rester en prison «jusqu’à que ce d’autres preuves éventuelles soient recueillies contre elle». (Kimberly Craft émet l’hypothèse qu’elle fut discrètement relâchée plus tard.) Et la comtesse sanglante? Quel qu’ait été le désir du roi ou de sa cour de la voir condamnée à la peine capitale, elle était trop au-dessus des lois pour cela. Elle ne fut pas non plus soumise à la question, car la torture d’un si haut dignitaire aurait établi un dangereux précédent pour la noblesse de Hongrie. Tandis que Thurzo et son roi réfléchissaient à une condamnation appropriée, Erzsebet établit un testament pour léguer ses terres à ses enfants après sa mort, empêchant le roi de mettre la main sur le vaste domaine des Bathory en cas d’exécution. Finalement, Thurzo condamna la Comtesse à être emprisonnée à vie dans son propre château de Cachtice. «Vous, Erzsebet, êtes une bête sauvage. Vous êtes dans les derniers mois de votre vie. Vous ne méritez pas de respirer l’air sur cette Terre ou de contempler la lumière du Seigneur. Vous disparaîtrez de ce monde et ne réapparaîtrez plus jamais. Alors que les ombres vous enveloppent peu à peu, puissiez-vous trouver le temps de vous repentir de votre existence bestiale.» La dette du roi fut annulée, et les documents du procès, scellés. La comtesse fut emmurée dans son propre château, avec juste assez d’espace entre les briques pour y passer de la nourriture. Le Parlement vota un décret stipulant que «le nom d’Erzsebet Bathory ne serait plus jamais prononcé en bonne société». Et les bourgades autour de Cachtice connurent un siècle de tranquillité.

Mais en dépit des efforts du tribunal pour effacer Erzsebet Bathory des mémoires, l’histoire de la comtesse ne cessa de se propager, à compter de la redécouverte des minutes du procès dans les années 1720. Aujourd’hui, la comtesse sanglante est devenue une figure immensément populaire dans le monde de l’horreur, du gore et des vampires. Elle apparaît dans toutes sortes de poèmes, de romans et de films, ou encore dans une chanson du célèbre groupe de heavy metal britannique Venom. L’historien Raymond McNally va jusqu’à défendre l’idée que c’est Erzsebet qui inspira le Dracula de Bram Stoker. Il suffit d’une recherche sur Google Images pour voir à quel point la légende s’est chargée d’érotisme. On y trouve de tout: du manga où la comtesse arbore des pinces à seins ensanglantées jusqu’au dessin d’un amateur qui la représente alanguie dans une baignoire pleine de sang. Comme l’Universitaire Cristina Santos l’écrit dans un article sur la comtesse, «la caractérisation de Bathory comme un “monstre” repose injustement et avant tout sur sa déviance sexuelle: son homosexualité supposée et ses infidélités conjugales, et plus généralement sur son écart vis-à-vis du rôle assigné aux femmes dans la société et la culture de son temps». Bien sûr, en dépit de son aspect singulièrement malsain, l’histoire de Bathory revêt un certain glamour. Qui n’est pas saisi par l’image d’une comtesse vampire aux longs cheveux noirs, d’une séduisante Némésis à la hauteur des sifflantes reptiliennes du mot «assassine»? Mais toutes ces rumeurs de luxure et de sang ne doivent pas faire oublier que d’un strict point de vue historique, le personnage de Bathory se résume probablement à celui d’une tueuse inqualifiable, soit la chose la plus effrayante et la moins glamour au monde. Les portraits d’admirateurs dépeignant une Erzsebet voluptueuse à la poitrine éclaboussée de sang n’ont rien de terrifiant. Son portrait de 1585, en revanche… Le véritable effroi surgit quand on se plonge dans le regard vide et innocent de ces grands yeux âgés de quatre siècles.

La comtesse Erzsebet Bathory mourut le 22 août 1614. Dans la correspondance de Thurzo, on apprend que sa dernière action fut de s’allonger sur son lit et de chanter, avec grâce. Elle fut inhumée en terre sacrée, mais à la suite de plaintes, on transféra son corps dans la crypte des Bathory. En 1995, la crypte fut ouverte. On n’y trouva nulle trace d’Erzsebet.

Traduit de l’anglais par Yvan Pandelé, pour ulyces.co, d’après l’article The Blood Countess, paru dans The Hairpin.