Dans la Chittagong secrète, l'abattoir des navires (1/3)

© Gérard A. Jaeger
Le chantier de démolition constitue un gigantesque ferraillage où viennent s'échouer les navires hors d’usage de presque toutes les marines commerciales de monde.

Nous sommes entourés par une dizaine d’hommes que la curiosité rend téméraires. Leur insistance est pesante à nous évaluer comme une marchandise. Rien ne les distrait de leur insistance. Les regards sont appuyés, des mains cherchent à nous toucher. Nous sommes de plus en plus mal à l’aise dans cette réplique impromptue de la Cour des Miracles.

Au loin, c’est le désert. L’aéroport de Mascate est à quelques kilomètres seulement de la capitale du Sultanat d’Oman, oasis verdoyante et fraîche à l’ombre de ses milliers de parasols végétaux qui la protègent de la chaleur et l’embellissent. Ici, où ne règnent que sable et poussière, l’air est saturé.

Du tarmac s’élève une vapeur ondoyante qui embue le décor. Dans la salle d’embarquement déjà surchauffée, nous sommes plus d’une centaine de passagers en attente du vol Oman Air en partance pour Chittagong, la grande ville portuaire du Bangladesh où je me rends en compagnie de ma femme, qui m’assiste depuis quinze ans dans les repérages de mes livres et reportages.

Dans la chaleur moite, les hommes transpirent et des senteurs lourdes émanent des bagages amoncelés aux pieds des travailleurs saisonniers qui rentrent chez eux, après des mois, voire des années d’absence. Bardés de colis hétéroclites, ils rapportent les fruits âcres de leur labeur, un pécule à peine entamé, et des ustensiles improbables qui feront la fierté de la famille, la preuve d’une réussite aux pays de l’or noir.

Bientôt, les regards impatients se posent sur nous, qui sommes assis à l’écart sous un filet d’air à peine moins vicié que distille une climatisation bruyante et souffreteuse. Car cette partie reculée de l’aérogare ignore le luxe des salons que se partagent les compagnies aériennes dont les destinations fleurent l’exotisme oriental.

Ici, les flux migratoires s’entassent dans des bétaillères. Les esprits s’échauffent, le personnel au sol intime des ordres en bengali que personne n’entend. A la moindre annonce, tout le monde se lève et se rue vers la porte de verre conduisant à l’avion, et qui demeure cadenassée. Tandis qu’on enjoint chacun à se rasseoir, des exclamations s’élèvent, un grondement sourd enfle comme un orage qui se rapproche, éclate en vociférations. La confusion nous laisse indifférents. Nous ne voulons pas céder le terrain conquis de haute lutte, notre parcelle de confort défendue depuis plus de deux heures.

Puis vient enfin la délivrance. Passée la porte d’embarquement, nous assistons à une fuite éperdue vers l’appareil stationné au milieu d’un tourbillon de sable. L’équipage est désemparé, débordé. Par grappes, les passagers s’agglutinent sur la passerelle et lorsque la porte s’entrouvre, il est inutile de tenter de leur faire respecter l’attribution des sièges. C’est la ruée. Ils s’asseyent comme on se placerait dans un autobus, on enjambe les colis, on les entasse sur les sièges. Peut-être pensent-ils qu’il n’y aura pas de place pour tout le monde. Nous embarquons les derniers, après nous être entretenus avec les hôtesses qui nous confient leur désarroi. Car en dépit des annonces et des sommations, il faut en venir aux mains.

L’équipage propose de nous surclasser, ce que nous acceptons. Nous sommes assis dans un calme relatif, mais bienvenu, pour les cinq heures de vol qui nous attendent désormais. L’avion prend de la vitesse et s’élève lourdement, jusqu’à ce qu’autour de nous s’étendent le désert, la mer et le ciel qui prend des couleurs mordorées à mesure que nous volons vers l’est. A travers le hublot, mon regard se perd et mon esprit vagabonde; je ne le retiens pas.

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