Christine Spengler, celle qui a toujours haï la guerre

© DR
Photomontage du bombardement de Phnom Penh par les Khmers rouges dix jours avant leur entrée dans la capitale. (Cambodge, avril 1975)

Depuis plus de quatre décennies, la photographe de guerre française Christine Spengler témoigne de l’horreur des conflits qui déchirent la planète. De l’Irlande du Nord au Vietnam, du Cambodge à l’Afghanistan, son œuvre tisse une puissante cartographie des tragédies humaines. Rencontre.

Elle promène son petit chien quand j’arrive. Manteau rouge zébré, longue robe flamenco, cheveux teints en un noir épais, Christine Spengler a l’allure d’une héroïne de Man Ray. Son visage qui s’illumine alors que je la retrouve… «Moonface», comme on l’appelait sur le front vietnamien, m’accueille par ce sourire franc qu’elle a, chaleureux, un peu déconcertant aussi. Celui-là même qu’elle offrit au creux des endroits les plus dangereux du globe afin d’obtenir le droit de sortir son Nikon, ou pour survivre aux questions de types dont vous et moi n’avons aucune idée de la brutalité. Iran, Salvador, Cambodge, Irlande du Nord, Kurdistan, Irak, Rwanda, Afghanistan, Liban, Sahara occidental: dans le désordre, les territoires meurtris et meurtriers que la photographe française a un jour sillonnés. Maintenant sa voix: rauque, chaude, savoureuse, animale peut-être. Le verbe précis, lettré, soigneusement cultivé et qu’on n’imagine pas dans la bouche d’une reporter qui a arpenté au long cours des lieux effondrés.

Cet itinéraire de tête brûlée en aurait brisé d’autres. Brin par brin, peut-être, mais inexorablement. Pas Christine. A septante ans tout ronds, celle qu’on nommait «aswada» (la femme en noir) dans le Beyrouth supplicié des seventies est une bouffeuse de vie. «Daviiiiid», rugit-elle pour m’accueillir. Exactement comme si nous étions de vieux amis. Ce que nous ne sommes pas. Notre première rencontre date d’il y a plus de dix ans, lorsqu’Henry Chapier avec qui j’animais une émission dominicale sur Radio Nova l’avait invitée à se raconter. Et Christine m’avait subjugué. Depuis, je la suis de loin en loin. D’Arles à Madrid ou Moscou où ses précédentes expositions ont été présentées. Et dernièrement à Paris où Mademoiselle Spengler a défendu à la Maison européenne de la photographie (MEP) L’Opéra du monde: une rétrospective inédite réunissant les deux facettes, apparemment contradictoires, de l’œuvre de la photographe, correspondante de guerre et artiste. Ses photos noir et blanc emblématiques les plus célèbres et ses créations en couleur plus récentes. Même pour les plus familiers de son œuvre: une claque!

Christine Spengler Christine Spengler
«Une heure avant que la paix ne soit signée, je suis frappée par cette jeune Vietnamienne: accroupie dans un hangar de l’aéroport militaire de Tân Són Nhât, sourire aux lèvres, elle cire pour la dernière fois de sa vie les bottes des GI’s.» La photo paraîtra en couverture du New York Times. (Saigon, Vietnam, 29 mars 1973) © Christine Spengler

«Allons dans ma tanière», propose-t-elle maintenant, m’entraînant dans un immeuble de la rue de Turbigo où elle réside depuis quelque temps. Avant, la dame que les habitants du quartier des Halles voyaient se promener au quotidien peau fardée, lèvres et yeux lourdement peints, vivait dans un espace lumineux de la rue du Jour où s’affichaient ses photos mêlées à des tableaux baroques. Au sous-sol attendait son «hebaïd», comme elle disait, une pièce étroite drapée de pourpre, des bougies et fleurs rouges disposées sous ses clichés les plus célèbres. «Je m’y étais installée au cours des années septante, confie Christine. J’étais alors marquée par mes séjours au Vietnam ou au Cambodge, et par le suicide de mon jeune frère Eric. Découvrir cet appartement sous les toits, envahi de pigeons, situé face l’église Saint-Eustache illuminée la nuit, j’ai pensé que c’était bon signe pour une photographe de guerre arrachée au désastre et de la tragédie.» Plus d’hebaïd désormais. Christine Spengler vit aujourd’hui dans un appartement imaginé comme une galerie. «Les murs y sont droits. Je peux y exposer en permanence mon travail», explique-t-elle. Et d’allumer une cigarette, son regard flânant au hasard des clichés encadrés qui ont fait partout sa renommée. De Phnom Penh à Kaboul, des images qui ont inscrit son nom dans l’histoire du photojournalisme et, au passage, lui valent ce titre de Chevalier de la Légion d’honneur obtenu en 2008.

L’histoire de Christine Spengler est celle d’une héroïne romanesque, kesselienne en diable et à qui Hollywood a fait un temps les yeux doux. Un destin de femme à la fois saisissant et, en creux, un récit par le drame de ce que furent beaucoup des jeux géopolitiques joués au cours du XXe siècle. Ainsi, retracer la trajectoire de la photographe, c’est balayer un panorama de ce que les quarante dernières années ont connu de terreur et de violence. De luttes idéologiques ou aveugles. Un récit d’une humanité martyrisée déjà conté dans un livre dense, Une femme dans la guerre 1970-2005 (Editions des femmes – Antoinette Fouque, 2006).

Spengler y dit beaucoup. Sa naissance dans une bonne famille, puis les années d’enfance passées à Madrid, élevée par une tante chérie qui, chaque dimanche, l’emmenait admirer Goya au Prado. Sa mère (l’artiste surréaliste Huguette Spengler) haïe. Eric, son frère passionnément aimé. Enfin cette année 1970, amorce de son destin. Voyons: Christine a alors vingt-cinq ans. Des études de littérature française et espagnole derrière elle. Aucune disposition au voyage. Encore moins à la photographie. Pour tout dire, elle n’a encore jamais touché un boîtier. Et puis un soir, dans la maison familiale de Mulhouse, peu après la mort de son père, une idée germe entre elle et son cadet. Une lubie. Une pure folie. Un suicide symbolique par lequel cette femme-enfant qui se rêvait encore écrivain allait plonger tête baissée dans l’aventure. 

«Cette nuit, raconte-t-elle, mon frère me dit: “Je viens de découvrir un livre incroyable qui parle de Séguidim, la ville de sel, au Niger. Veux-tu que nous allions rencontrer ce vieux sultan aveugle qui y vit? Un monarque qui se promène parmi les plateaux gréseux couverts d’oripeaux d’or?” Je réponds: “Evidemment!” Et comme s’il s’agissait d’un pique-nique, nous décidons de traverser le désert du Ténéré afin d’aller rencontrer les Toubous, ces combattants extraordinaires qui luttent pieds nus et armés de Kalachnikovs contre les avions français au nord du Tchad. Après avoir en effet rencontré le sultan de Séguidim, nous avons traversé le BET (Borkou-Ennedi-Tibesti) en Land Rover, conduisant à tour de rôle, mais ignorant une chose: la zone était en pleine guérilla. Il est interdit de la traverser sans autorisation militaire.»

«Un matin, Eric dormait sur mon épaule, quand tout à coup, au sortir d’un tunnel noir terrifiant peuplé de singes, on tire sur la voiture! Là, apparaissent des géants noirs aux visages scarifiés, armés, et qui descendent des dunes pour nous arrêter. C’étaient les Toubous, commandés par le général Godet! Ils pensaient que nous étions des espions. Cela a pris un mois et demi pour que nous soyons acheminés vers une prison de Bardai, aux portes du Tibesti et interrogés. Trois semaines plus tard, on nous expulsait du BET. Mais j’avais entretemps découvert ma vocation. Lorsque j’ai vu les rebelles toubous partir main dans la main combattre les Français, j’ai brusquement pensé: “Je veux témoigner!” L’écriture ne suffisait pas. Et puis je n’allais pas me mettre à écrire un livre en plein désert au mois d’août! Comme mon frère était photographe de mode et avait emporté un Nikon, je lui ai emprunté son appareil, ainsi qu’un objectif 28 mm, comprenant que le témoignage irréfutable c’est l’appareil photo.»

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«La première photo de ma vie dans le Tibesti en guerre... Elle sera publiée dans le journal espagnol Informaciones qui me donnera ma première chance». (Bardaï, Tchad, 1970) © Christine Spengler

Témoigner des causes justes, dire la réalité vécue par les opprimés, s’engager par le choix de ces thèmes: à son retour en France, Christine Spengler «éprouve comme un appel». Elle tient sa vocation. Elle veut repartir. Vite. Un œil à l’actualité du moment. L’Irlande du Nord est déstabilisée par de violents affrontements entre communautés catholique et protestante à Londonderry. Le 30 janvier 1972, des commandos de parachutistes britanniques tirent sur des manifestants non armés et pacifiques. Les affrontements s’étendent à Belfast. Emeutes, maisons incendiées, affrontements. Sans expérience du terrain et le soutien d’une agence de presse, Christine achète un billet pour l’Irlande du Nord, débarque en plein conflit meurtrier et fabrique une carte de presse à partir d’un abonnement de remontée mécanique sur lequel elle écrit «Life Press»!

Plusieurs de ses photos célèbres prises à Londonderry s’observaient justement lors de sa dernière exposition parisienne. Les enfants y tiennent le rôle principal. Des gamins railleurs, mais aux visages durs, que la photographe observe dans un paysage dévasté par le feu, les balles et noyé sous une pluie noire. «J’étais sans peur. J’aimais déjà le danger, vivre en situation limite, tisser des liens avec les gens que je rencontre durant ces semaines ou ces mois où je demeure immergée dans un lieu. A Belfast et Derry, mon sésame a en effet été ma rencontre avec ces enfants.»

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Enfants de Derry après une journée de bataille dans le bogside, le bourbier. (Londonderry, Irlande du Nord, 1972) © Christine Spengler

Rien ne prépare Christine Spengler à ce qu’elle découvre alors. Une ville scindée en deux par un mur en métal séparant les communautés protestante et catholique. La présence de milliers de soldats britanniques, de blindés, d’autobus en flammes, d’immeubles réduits en cendres, de murs zébrés de slogans à la gloire de l’IRA, de mères de famille courant, leur bébé dans les bras, tandis qu’autour, partout, sifflent les balles. Aussi, de groupes d’écoliers prenant pleinement part au conflit à peine sortis de classe. «Dans le camp catholique, les enfants jouaient un rôle prépondérant, commente-t-elle. Ce sont eux qui distrayaient les soldats anglais pendant que leurs parents passaient les armes sur les toits. Eux aussi qui posaient des bombes.»

Et Spengler de montrer l’une de ses photos les plus célèbres: une petite fille souriant, portant dans ses bras une poupée blanche à côté d’un tank. «J’ai pris ce cliché sans réfléchir, assure-t-elle. On ne réfléchit de toute manière pas quand on prend une photo dans une zone de conflit. Mais lorsque je suis retournée à l’hôtel le soir, y retrouvant mes amis journalistes, ils m’ont alors raconté ce que j’ignorais complètement: l’IRA plaçait des bombes dans le ventre des poupées! Une petite fille angélique semblable à celle que j’avais photographiée avait justement tué vingt-trois soldats anglais ce jour-là!»

Parmi ces «amis» rencontrés à Derry, puis revus à Saigon ou Phnom Penh pour la plupart, un certain Don McCullin, légendaire photographe de guerre et collaborateur historique du Sunday Times qui offre à Christine son premier compliment: «Je t’ai bien observée. Tu as tout pour être un bon reporter. Si tu travailles dur, dans dix ans, tu en sauras autant que moi. Mais n’oublie pas, même lorsque tu seras dans une grande agence, photographie toujours ce qui te plaît: un chat, un chien, ou un réverbère». Spengler retiendra la leçon.

Pour unique matériel, le Nikon et l’objectif 28 mm donné par son frère – et qu’elle utilisera durant plus de dix ans. Pour expérience, les semaines passées dans le bogside, le bourbier. Pour le reste, un carnet, un crayon («Je n’ai besoin de rien de plus», s’amuse-t-elle) et ce regard sans réel équivalent dans le reportage photographique. Christine Spengler aime coller à ses sujets, s’approcher au plus proche d’un visage, capturer une expression conjuguée à un détail qui résumera la cruauté ou l’absurdité d’une situation. Là, une photo. Peut-être deux. Rarement plus. «A ce titre, j’étais l’enchantement des rédactions», s’amuse-t-elle, rajoutant: «Aucun des clichés montrés lors de mon exposition à la MEP ou inclus dans mon recueil Années de guerre (Marval, 2003) ne sont issus de séries. Je ne fais jamais de série. J’analyse longuement. Je recherche un détail. J’arme une seule fois mon appareil. C’est tout.»

Dans son autobiographie Une femme dans la guerre 1970-2005, Christine conte son art mis à l’épreuve au Vietnam (1973), puis au Cambodge (1979) «l’enfer», comme elle l’écrit. Dans un environnement de cauchemar, elle y rejoint des «pros» de la guerre: les photographes Patrick Chauvel, Dieter Ludwig, Jean-Claude Labbé, Françoise Demulder ou Beth Becker. Autour: des cadavres par centaines abandonnés sous des porches, dans des cours, des ruelles. Des charniers disséminés partout et les Khmers rouges pilonnant Phnom Penh: là, «j’ai peur», écrit-elle.

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Photomontage du bombardement de Phnom Penh par les Khmers rouges dix jours avant leur entrée dans la capitale. (Cambodge, avril 1975) © DR

«Après le suicide de mon frère en 1973, se souvient Christine, j’étais prête à devenir photographe ou à mourir. Pour autant, rien n’aurait pu me préparer aux atrocités que j’ai vues au Cambodge. On ne s’habitue jamais à l’horreur. Pas plus à la peur, heureusement! Sinon, on ne pourrait jamais faire de photo émouvante. Sur le terrain, on est un peu comme un toréro. On doit dominer son effroi. Tout le monde sait que l’appareil photo fait écran. Pour nous photographes, c’est un peu moins terrible de regarder une scène douloureuse à travers un viseur. Quand j’étais seule face à ce paysage apocalyptique à Phnom Penh, j’ai fait cette photo montrant un paysage ravagé par les missiles avec mon grand-angle. Je dois reconnaître que je ne voyais que ce qui apparaissait dans mon appareil. Pourtant, quand je regarde aujourd’hui cette photo, je peux toujours entendre les cris perçus ce jour-là, et la pestilence qui planait partout…»

Le style Spengler, c’est quoi? En quoi ses photos prises au cours des quarante dernières années tranchent avec, par exemple, celles de sa confrère et amie Catherine Leroy? Un œil uniquement porté sur la douleur des victimes. Jamais sur le sensationnalisme. Une profonde empathie pour la tragédie vécue par les survivants. Un refus obstiné de montrer la barbarie sans l’interroger. Un humour, aussi. Mais aussi chez celle qu’on qualifia (à tort?) parfois de «Bobo Capa au féminin», une patience faite arme, une obstination froide, un sens aiguisé de la dissimulation qui la fit survivre toujours aux conditions les plus périlleuses. Enfin, bien sûr, un cœur de femme.

«Je crois que les femmes photographes de guerre possèdent plus d’atouts que les hommes, assure Christine. Si la femme qui a choisi ce métier – et nous avons été moins de dix dans toute l’histoire du photojournalisme – possède les mêmes qualités d’endurance qu’un homme, elle est néanmoins différente. Toutes mes photos ont été réalisées en laissant parler mon cœur de femme. Quand j’arrivais dans un lieu, d’abord “j’assurais”: je faisais les photos qu’on attendait de moi. Puis, quand les autres reporters rentraient à l’hôtel, c’est là que mon véritable travail commençait. Je restais des heures avec les femmes. C’est durant ces moments que j’ai fait mes photos les plus fortes, me fondant dans la foule, portant le tchador en Iran («un gigantesque cimetière garni de roses, où les vivants vont constamment à la rencontre des morts», dit-elle) ou bien la burqa en Afghanistan. Pour les femmes que je rencontrais, cette attitude humble, ma pudeur, valait pour marque de respect envers elles. C’est tout cela qui m’a permis d’entrer dans la maison de l’imam Khomeyni ou bien de réaliser des photos de femmes vêtues de burqas à Kaboul.»

Christine Spengler Christine Spengler
«En rentrant de chez l'ayatollah Khomeyni, je découvre ce cimetière étonnant: en haut de chaque stèle, les veuves ont entouré de pétales de roses les portraits de leurs martyrs». (Cimetière de Qom, Iran, 1979) © Christine Spengler

Au pied du lit, dans cette pièce d’où se dégage un lourd parfum d’épices, une valise fermée attend. En manque une deuxième, probablement cachée sous le sommier ou déplacée à l’étage. Car si la dame en noir d’hier en a fini d’arpenter les chaos du monde, les habitudes demeurent dont ces bagages prêts à être emportés sont le symbole. «Durant des années, dans ma chambre de la rue du Jour, il y avait toujours deux valises, raconte-t-elle. L’une contenait des bottes et des vêtements chauds. L’autre, des voiles noirs. Un jour, le patron de l’agence Sygma m’appelle et me dit: “Tenez-vous prête à partir ce soir!” Je réponds: “D’accord, monsieur. Mais où m’envoyez-vous?” Il me dit alors: “Je ne sais pas encore, au Liban, en Iran ou au Salvador.” Pour lui, c’était pareil. Mais pas pour moi! Si on m’envoyait au Liban, je savais que j’allais être plongée dans des flots rouges, ma couleur de prédilection. Si je partais chez les mollahs, c’était cette fois le domaine du noir, il fallait que je prenne mon tchador. Si je partais au Salvador, là c’était le pays de l’horreur…»

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«Dès qu'elles me voient, ces femmes endeuillées me supplient de photographier les portraits de leurs martyrs». (Beyrouth-Ouest, Liban, Janvier 1984) © Christine Spengler

Renoncer à ce métier marqué par l’effroi, le sang, l’injustice, la violence aveugle? Christine Spengler n’y a jamais songé, trouvant dans l’écriture ou des photos montage en couleur, réalisés à la manière de natures mortes, une voie capable «d’exorciser», comme elle dit, la souffrance à laquelle elle a été constamment confrontée. 

«Tout cela vous marque à vie. De retour à Paris, je continuais d’être hantée par ces personnages merveilleux ou terrifiants que j’avais rencontrés. Je vais mettre des semaines à m’habituer de nouveau au vrombissement du métro, croyant voir partout des morts sur le quai. J’avais peur de descendre ma poubelle à la cave la nuit, par crainte d’y retrouver un mort déchiqueté comme cela arrivait au Salvador. Mais arrêter? Non. Je ne peux pas vivre sans exercer ce métier. Et qu’importe si le danger attend! Nous avons tous, journalistes de guerre, un rapport étroit avec le risque et la mort. L’adrénaline nous porte sur le terrain. De même que ces sentiments – l’amour, l’amitié, la solidarité – qui se trouvent décuplés durant un conflit. A tout cela on sacrifie beaucoup. A commencer par une vie de famille. Aucune des femmes correspondantes de guerre que j’ai connues ne s’est mariée. Moi, j’adore les enfants. Je les ai beaucoup photographiés. Sans doute parce que j’ai toujours su que je n’en aurais pas, afin de pouvoir poursuivre ce métier. Car comment pourrais-je mettre un enfant au monde et ensuite me rendre chez les talibans?»

Sur l’un des murs de l’appartement, attend l’une des photos les plus célèbres de Christine Spengler: la «madone afghane», première image connue d’une femme en burqa et qui, à sa publication en 1997, fit le tour du monde. Un cliché pour lequel la photographe encourut de réels dangers. Passée par Islamabad, elle découvre Kaboul en ruines, son sol truffé de mines, son musée saccagé, son stade envahi d’herbes folles, ses cinémas dynamités, et la peur régissant tout. L’Afghanistan tout entier était devenu une prison. «Avant, si vous aviez vu Kaboul, se souvient-elle. C’était Paris!»

Elle n’a le droit que de photographier des objets inanimés. Elle dissimule ses appareils photo sous sa burqa. A grand risque. «Si les talibans te surprennent, ils casseront tes appareils, te fouetteront sur la place publique et brûleront tes films», la prévient-on. Qu’importe: elle veut témoigner des conditions de vie terribles que subissent les femmes soumises à la brutalité des fondamentalistes musulmans. Se met en tête de visiter un hôpital pour femmes, seul lieu de la ville où les talibans n’ont pas le droit d’entrer. «La directrice de l’hôpital pour femmes de Kaboul était une Espagnole travaillant pour Médecins du Monde, se souvient Christine. Je l’avais contactée pour lui expliquer mon projet. Elle aussi voulait montrer au monde la sauvagerie des talibans. “Mettez une burqa, me dit-elle, et venez demain matin. Vous passerez inaperçue au milieu des deux cents femmes qui se présentent pour faire vacciner leurs enfants. Quand vous serez à l’intérieur, je dirai que vous êtes ma photographe personnelle.” A mon départ de Kaboul, les talibans étaient au pied de l’hélicoptère que je devais emprunter pour quitter le pays. Ils voulaient mes rouleaux. Je leur ai jeté des films vierges, cachant ceux qui contenaient les photos prises à l’hôpital. A mon retour à Paris, l’ex-ambassadeur de France en Afghanistan m’a dit: “S’il vous était arrivé quoi que ce soit à Kaboul, je ne sais absolument pas comment nous aurions pu venir vous chercher”»

Depuis, cette photo de la «madone afghane» empêche parfois son auteure de dormir. Quand la nuit, ce ne sont pas d’autres visions qui apparaissent contre lesquelles l’écriture ou la composition de ses tableaux colorés ne peuvent rien. C’est cet épisode vécu au Kurdistan où des soldats l’avaient enfermée durant des heures dans une maison délabrée depuis laquelle elle entendait des rafales de Kalachnikov. De retour en ville à bord d’une Toyota, son véhicule fut dépassé par un autre, le coffre ensanglanté des dizaines de corps fraîchement exécutés.

Ou cette autre fois au Salvador où, roulant en compagnie du journaliste français Philippe Lefait, Christine assiste à une scène curieuse: des hommes portant chapeau de cowboys et machettes affairés autour d’une Cadillac rouge. Elle descend lentement («Il faut toujours marcher lentement et dissimuler sa peur durant la guerre», rappelle-t-elle), se dirige vers le groupe, les apostrophe en espagnol, souriant, tachant de maîtriser son angoisse. Et son regard se pose alors sur l’intérieur du véhicule: plusieurs corps massacrés à coups de sabre gisent sur les banquettes. Là, retourner à reculons vers la voiture en souhaitant bonne journée, démarrer lentement, s’éloigner lentement encore, et rouler, rouler loin de l’horreur… «Ce sont ces visions que je n’ai pas photographiées, mais qui me hantent encore», souffle-t-elle.

Plus que jamais, Christine Spengler haït la guerre.

Nos remerciements à la Maison Européenne de la photographie de Paris.