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L'agent de la CIA John Arthur Paisley a joué un rôle central dans le développement de systèmes sophistiqués comme les satellites espions KH-11. © Stefano Boroni

John Arthur Paisley: «La sauvagerie des miroirs»

Dans lesquels il est question de l'étrange disparition d'un officier de la CIA, d’un cadavre trop petit, d’un homme de l'ombre et de son entourage décimé... Une histoire de taupes et de transfuges. Et si le chasseur de taupes en était une?

En cet après-midi du 24 septembre 1978 sur la baie de Chesapeake, la lumière est d'une douceur et d'une clarté conformes à un été indien encore naissant. Un sloop de neuf mètres fend les eaux. Baptisé «Brillig» en hommage à Lewis Caroll, ce voilier sera le théâtre d'évènements étranges et troublants, dignes du poème dont il porte le nom. A bord, un homme de cinquante-cinq ans au visage riant et ouvert, le crâne légèrement dégarni et le menton fourni d'un abondant bouc blanc. Il a l'intention de rester tard en mer. C'est pourquoi, avant d’embarquer, il a pris soin de demander qu'on laisse allumé l’éclairage des pontons de la marina afin de pouvoir rentrer sans dommage si d'aventure il lui prenait la fantaisie de prolonger sa croisière une fois la nuit tombée. A cinq heures de l'après-midi, l'homme reçoit un message radio. L’un de ses amis lui demande ce qu'il a l'intention de faire: «Je suis ancré près du phare de Hooper, répond-il. Je rentrerai tard ce soir. Ne m'attendez pas, j’ai un important rapport à rédiger.» A ses côtés, une mallette contenant un carnet d'adresses et une pile de documents. L'homme compulse paisiblement des dossiers barrés d'un tampon «top secret» et des rapports dont l'en-tête représente un aigle américain surplombant trois lettres: CIA. Certains d'entre eux sont des synthèses sur la force militaire soviétique.

John Arthur Paisley n'est pas un plaisancier comme les autres. Haut fonctionnaire de la CIA, il dispose d'un émetteur-récepteur radio très spécial, un burst transceiver susceptible de le relier instantanément, via satellite, au quartier général de Langley dans les faubourgs de Washington, comme à n'importe quelle station de la CIA dans le monde. Réservé exclusivement aux cadres de l’Agence et de la NSA (National Security Agency), l'appareil peut recevoir des dizaines de milliers de signaux électroniques ou de mots à la minute, sur une fréquence préétablie. Les agents peuvent ainsi réceptionner et décoder des émissions de satellites de surveillance, et avoir accès à Octopus, l'ordinateur central de la CIA. Le Brillig est aussi doté d'un télégraphe à haute vitesse et d'un équipement d'écoutes téléphoniques ultra-sophistiqué. L'installation à bord du voilier autorise même John Arthur Paisley à visualiser les photos les plus confidentielles prises par des satellites d’espionnage de type KH-11 (à reconnaissance optique). On ignore cependant si ce système de communications était connecté à Langley. Pour ceux qui voient passer le Brillig au loin, tout semble indiquer que John Arthur Paisley profite d’une petite balade en mer. C'est pourtant la dernière apparition publique de l'espion nommé John Arthur Paisley… du moins sous cette identité.

Le lendemain, un bateau de pêche croise le Brillig dérivant au large, sans âme qui vive à bord. Alertés, les garde-côtes interceptent l'embarcation et découvrent, interloqués, les documents à en-tête de la CIA et l'émetteur hypersophistiqué de John Arthur Paisley. Le sloop est abandonné, sans que l'on puisse établir depuis combien de temps. Dans la cabine, tout semble en ordre: aucune trace de lutte ne permet d’envisager un abordage, au demeurant fort peu probable dans ces eaux délaissées par les pirates. Les garde-côtes informent immédiatement l'Agence qui dépêche des officiers du bureau de sécurité afin de «faire le ménage». Chargée d'enquêter sur la mystérieuse disparition, la police de l'Etat du Maryland constate, un peu tard, que les agents ont totalement nettoyé le bateau ainsi que l'appartement de John Arthur Paisely, emportant jusqu'à sa chaîne stéréo. Tous les éléments qui auraient pu permettre d'élucider l'énigme du Brillig ont disparu.

Quelques jours plus tard, le 1er octobre 1978, la mer rejette un cadavre gonflé d'eau, exsangue et lesté de deux ceintures de plongée de 13 kilos. Selon le médecin légiste responsable de l'autopsie, une balle de 9 mm a perforé le crâne de la victime derrière l'oreille gauche. Pour la police locale, le FBI et la CIA, le corps est, à n'en pas douter, celui de John Arthur Paisley. Les autorités minimisent l'affaire en affirmant que ce dernier n'était qu'un petit analyste, qu’il s'est suicidé parce qu'il ne supportait pas d'avoir divorcé de sa femme Marianne. La justice clôt le dossier. La première à mettre en doute ces déclarations est précisément l’ex-femme, Marianne. Ancienne employée elle aussi de la CIA, elle sait que son mari n'est pas le petit analyste décrit par l'Agence, et comprend que ce mensonge ne doit pas être le seul. Autre bizarrerie dans cette histoire: les mensurations du noyé ne correspondent pas à celles de Paisley. Le macchabée mesure dix centimètres de moins et son poids s’avère inférieur de douze kilos à celui indiqué sur l'état civil de l'agent! Rien d'étonnant donc à ce que le maillot de bain que porte le corps rejeté par la mer soit inférieur de deux tailles à ceux de Paisley. L’état du cadavre ne permet pas de l'identifier ni par son groupe sanguin ni par ses empreintes digitales, la peau se détachant à chaque tentative. La police décide alors de sectionner les mains et de les envoyer au FBI, où sont centralisées les fiches techniques des agents de la CIA. Mais aucune empreinte digitale ou dentaire ne semble être disponible; le FBI les aurait égarées. Le comble pour un Service de renseignement!

Quoi qu'il en soit, le mort est «positivement» identifié comme étant John Arthur Paisley. Identifié par qui? Mystère! Son ex-femme a longtemps cru qu'un colonel, l’un de leurs amis, avait reconnu le corps. Quant au colonel en question, on lui a laissé entendre que c'était le fait de l'ex-femme du «défunt»! Le temps de débrouiller le quiproquo, il est trop tard: le cadavre n'est plus que cendres, une entreprise de pompes funèbres choisie par la CIA s'est chargée de l'incinérer dans la plus grande discrétion. Aucun membre de la famille n'a été autorisé à voir la dépouille avant la crémation par ordre du médecin légiste de l'Etat, sous prétexte que la sensibilité des proches «pourrait être choquée par l'apparence grotesque du corps». Pourquoi la CIA insiste-t-elle tant pour faire croire au suicide de John Arthur Paisley? «Se lester de deux ceintures de plongée pour sauter dans l'eau avant de se tirer une balle dans la tête est pour le moins une manière bien curieuse de se suicider», fait remarquer Bernard Fensterwald, l’avocat de Marianne Paisley. Autre invraisemblance: Paisley étant droitier, il lui aurait été fort malcommode de se faire sauter la partie gauche du crâne au niveau de la mâchoire. Plus troublant encore, la balle n'est pas ressortie du cerveau, preuve qu'elle a dû être tirée à plus d'un mètre de distance. Le fait que la police n’ait retrouvé aucune trace de sang, de chair ou de poudre à bord du Brillig confirme qu'il y a bien eu mise en scène. L'homme que la CIA veut à tout prix faire passer pour John Arthur Paisley a sans doute été tué sur la terre ferme ou sur une autre embarcation, avant d'être lesté et jeté dans la baie de Chesapeake. Dans quel but? Quelle est l’identité du cadavre? Et où se trouve l’agent de la CIA?

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Le 25 septembre 1978, le voilier de John Arthur Paisley a été retrouvé vide dérivant au large de la baie de Chesapeake.   © Stefano Boroni

La carrière de John Arthur Paisley est tout aussi étrange que sa mort officielle. L'homme est un habitué de l'ombre. A 22 ans il s'engage dans l'OSS (Office of strategic services), ancêtre de la CIA, à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Il passe ensuite deux ans dans le port militaire soviétique de Mourmansk en tant qu'agent de l'OSS et, à l'âge de 25 ans, travaille comme opérateur radio pour la mission de paix des Nations Unies en Palestine. Nous sommes en 1948. Son patron, le comte Folke Bernadotte, est assassiné peu après. C'est à cette époque que John Arthur Paisley fait la connaissance d'un homme qui va profondément le marquer: James Jesus Angleton, alors en charge des liens entre les Services secrets américains et le tout jeune Etat d'Israël. Par la suite, Angleton deviendra chef du contre-espionnage de la CIA et s'occupera, à ce titre, des taupes et des transfuges. Après avoir gravi un à un les échelons du monde du renseignement américain, John Arthur Paisley quitte l'Agence à 51 ans, en 1974. Il ne renonce pas pour autant à sa carrière d'agent secret. Tout au plus change-t-il de statut en devenant consultant de la CIA pour Coopers & Lybrand, une société de conseil en comptabilité proche de l’Agence qui le paie deux cents dollars par jour. Société qui a notamment compté parmi ses clients la compagnie aérienne Air America, tenue pour avoir été l’une des sociétés de transport de l'Agence lors de la guerre du Viêtnam. John Arthur Paisley a-t-il été «éliminé» en raison de son passé? De ses compétences techniques? L’agent a en effet joué un rôle central dans le développement de systèmes sophistiqués mis au point par les agences d'espionnage américaines, de l'avion U-2 aux satellites les plus secrets (les KH-11) en passant par l'avion-fusée espion SR-71 Blackbird. Ou serait-ce pour ses étroites liaisons avec l'équipe des «plombiers» du Watergate? A cette époque, il dirige en effet le bureau de la sécurité de la CIA. A ce titre, c’est lui qui fournit l'équipement nécessaire aux opérations de l’unité spéciale d’enquête de la Maison-Blanche, mieux connue sous le nom de «plombiers», chargée, entre autres, de détecter les informations et les fuites vers la presse susceptibles de nuire à la réélection du président Richard Nixon. Tout cela ne suffit pas à expliquer sa mystérieuse «mort», même si, par la suite, certaines publications ont été jusqu'à prétendre que John Arthur Paisley pourrait bien être l'énigmatique Deep throat (Gorge profonde), l'informateur des journalistes du Washington Post, Bob Woodward et Carl Bernstein, à l’origine de l’affaire du Watergate. La véritable identité de Deep throat, William Mark Felt, agent du FBI devenu directeur adjoint de l’Agence à la fin des années 60, a été révélée en 2005 par Felt lui-même! La disparition de John Arthur Paisley aurait-elle alors un lien avec l’une des affaires les plus scabreuses jamais montées par la CIA, la banque australienne Nugan Hand Bank? On sait que l’agent a supervisé nombre des trafics inavouables organisés par cet établissement financier d'un genre particulier et que, quelques jours avant sa volatilisation, il avait demandé à un consultant de la banque de venir travailler avec lui chez Coopers & Lybrand. Cette hypothèse ne tient pas non plus la route, car au moment de son «suicide» le scandale de la banque n'avait pas encore éclaté en Australie; tout allait encore pour le mieux dans le monde des banquiers véreux, comme dans celui des trafiquants d'armes et de drogue de la CIA.

Au début de l'année 1980, un peu plus d’un an après la disparition de John Arthur Paisley, les choses se précipitent sans que l'on comprenne vraiment pourquoi. La demeure de Marianne Paisley est «visitée» à plus d'une reprise par d’étranges cambrioleurs qui n’emportent rien, mais laissent des traces évidentes de leur passage. L'ex-femme de Paisley a également l'impression que son téléphone est sur écoute, le moindre de ses déplacements épié. Par la suite, la famille de John Arthur Paisley reçoit des cartes postales des quatre coins du monde dont l'écriture n'est pas de la main de leur cher disparu, mais signées du diminutif dont il avait été affublé petit enfant! Plus inquiétant encore, au mois d'avril 1980, la police découvre le cadavre de Ralph Madden, un ami de John Arthur Paisley. L'homme a été poignardé sans mobile apparent. Egalement agent de la CIA, il a travaillé de longues années avec Paisley, notamment lors d'opérations d'espionnage électronique. Coïncidence? L'assassinat de Ralph Madden est suivi quelques mois plus tard d’un autre événement tout aussi dramatique. En juin 1980, Irène Yaskovitch est en train de taper à la machine devant sa fenêtre quand une balle tirée de l'extérieur par un fusil de haute précision met fin à son travail et à ses jours. Sa mort est la première piste sérieuse qui pourrait permettre de résoudre le mystère de la disparition de l'agent secret. Irène Yaskovitch était en effet depuis 1976 l’une des plus proches collaboratrices de John Arthur Paisley alors qu’il faisait partie d’un groupe privé d’experts chargés de définir la politique américaine de contrôle de l’armement stratégique dans le cadre des négociations SALT II avec l’URSS. Dénommé Team B, le groupe de Paisley avait pour mission d'évaluer les capacités militaires de l'URSS afin de les comparer avec les estimations d'une commission d'experts attitrés de la CIA (Team A). Notre homme servait également d'agent de liaison entre Team A et Team B. Imbattable en matière d'armes atomiques, d'ordinateurs et de satellites, il était considéré comme le principal spécialiste de la CIA sur le dossier de l'armement nucléaire soviétique. Quoique remarquable pour un Américain, sa connaissance du russe n'était pas parfaite; Irène Yaskovitch transcrivait donc souvent pour lui des documents extrêmement délicats. La disparition de John Arthur Paisley a, semble-t-il, été une véritable catastrophe pour la politique de dissuasion nucléaire américaine. Selon un sénateur démocrate du Comité des forces armées du Sénat, l'administration Carter n'est pas parvenue à obtenir une ratification des accords SALT II par le Sénat parce que la «mort» de Paisley aurait compromis les moyens de vérification du traité sur la limitation des armes stratégiques avec l'Union soviétique. De là à voir la main du KGB derrière le mystère de la baie de Chesapeake, il n'y a qu'un pas, qu'il faudrait se garder de franchir trop allègrement. Ou alors, si le KGB est bien impliqué dans cette ténébreuse affaire, cela n'a sans doute pas de lien direct avec les accords SALT II.

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Irène Yaskovitch était l’une des plus proches collaboratrices de John Arthur Paisley. En juin 1980, elle est tuée alors qu'elle était en train de taper à la machine devant sa fenêtre.  © Stefano Boroni

La piste russe est pourtant celle que privilégie l’ex-femme de la victime. Marianne est convaincue que la destinée de son mari est liée à l’une des histoires les plus rocambolesques qu'ait connues la CIA: celle du transfuge soviétique Youri Ivanovitch Nossenko. Dans une lettre adressée au directeur de la CIA, l'amiral Stansfield Turner, elle fait remarquer que neuf jours seulement avant la découverte du Brillig dans la baie de Chesapeake, la presse nationale faisait sa une sur l'affaire Nossenko. Un ancien agent de la CIA, John Hart, venait de témoigner, devant le Comité des assassinats du Congrès chargé des affaires des Services secrets, sur les méthodes et machinations bizarres de l'Agence autour des déserteurs soviétiques. «Vous savez que John Paisley a été mêlé à l'indescriptible débriefing de Nossenko, écrit-elle, faisant allusion aux interrogatoires hallucinants qui ont suivi sa défection à l'Ouest en 1964. Il m'est venu à l'esprit que le destin de mon mari pourrait être, d'une manière ou d'une autre, lié à cette affaire.» Pour appuyer ses dires, elle cite deux agents de la CIA à titre de témoins dont Katherine Hart, épouse de John Hart et ancienne supérieure de Marianne Paisley au sein de l’Agence. C'est en tant que membre de la division Soviet Bloc (SB) que John Arthur Paisley a été amené à faire la connaissance de Youri Nossenko.

Au printemps 1962, l’officier communiste, chargé de la sécurité de la mission diplomatique soviétique pendant les négociations sur le désarmement, contacte la CIA. La première rencontre a lieu pendant le séjour de la délégation soviétique à Genève. Nossenko accepte de travailler pour les Américains. Il leur propose de devenir dans un premier temps, pour des raisons familiales, leur taupe à Moscou plutôt que de fuir aux Etats-Unis. Avant même que la CIA ne réponde, la délégation soviétique repart à Moscou avec Nossenko. L'officier de la CIA responsable de l'opération, le «premier contrôleur» de Nossenko, Tennent Harrington «Pete» Bagley, est convaincu de sa bonne foi. Aussi, lorsque l’officier du KGB, de retour à Genève, reprend contact avec la CIA, le 20 janvier 1964, il est accueilli à bras ouverts. D'autant plus que ce qu'il est susceptible de révéler s'annonce fracassant. Youri Nossenko prétend être chargé des relations avec Lee Harvey Oswald, le présumé assassin du président John Fitzgerald Kennedy le 23 septembre 1963 à Dallas. Une véritable aubaine pour la CIA! Qui plus est, Nossenko accepte de témoigner devant la Commission Warren sur l'assassinat de Kennedy. Le 4 février 1964, il s'envole pour les Etats-Unis depuis une base américaine en République fédérale d’Allemagne. C'est à partir de là que les choses commencent à se gâter. Ce que Nossenko déclare sur les liens entre Oswald et le KGB ne correspond pas à l'idée que s'est faite de la situation le chef du contre-espionnage de la CIA, James Angleton. Selon l’officier russe, le KGB a toujours considéré Lee Harvey Oswald, sympathisant marxiste qui s’est installé en URSS de 1959 à 1962, comme un joyeux plaisantin et a tout fait pour s’en débarrasser. Mais quand Oswald a été accusé du meurtre de Kennedy, un vent de panique a soufflé sur le KGB. Nossenko assure avoir été placé sous enquête en raison de ses liens avec Lee Harvey. Inutile de préciser que ces révélations ne collent absolument pas avec les convictions de James Angleton et de ses alliés au sein de la CIA, persuadés qu’Oswald a été piloté par Moscou.

Le 4 février 1964, le diplomate soviétique Youri Nossenko, expert de la délégation de l'URSS à la conférence du désarmement de Genève, profite de sa présence à l'ONU pour passer à l'Ouest. Six jours après sa disparition, il demande l'asile politique aux Etats-Unis. © RTS, Carrefour, 13 février 1964

La première tâche d'un service de renseignement confronté à un transfuge est d'évaluer sa sincérité. S'agit-il d'un véritable déserteur ou d'un agent double envoyé pour infiltrer le service qui l’accueille? La réponse est loin d'être évidente. Un faux transfuge peut donner des informations secrètes permettant d'identifier certains de ses anciens collègues dans l'intention d'asseoir sa crédibilité pour, ensuite, se livrer à des activités éminemment néfastes. Dans le cas présent, Nossenko pourrait même être missionné ou manipulé par le KGB pour faire croire que l'URSS est étrangère aux évènements de Dallas. Telle est en tout cas la certitude de James Angleton qui va tout mettre en oeuvre pour faire craquer le Soviétique: il le met à l’isolement durant 1’277 jours. Il sera aussi interrogé 280 jours selon des méthodes souvent à la limite de la violence. Finalement, James Angelton et la division du contre-espionnage abandonnent: le cas est clos. Mais la direction de la CIA, elle, n'en a pas fini avec Nossenko. En novembre 1967, il est transféré de sa cellule dans un appartement de l’Agence à Washington. Soustrait à la responsabilité d'Angleton, il est dorénavant interrogé de façon plus douce par l’agent Bruce Solie. La CIA veut lui soutirer un maximum d'informations sur les agents et les opérations du KGB dans le monde. La moisson est d'une richesse inespérée. Après neuf mois de travail, Solie rédige, en août 1968, un rapport de 283 pages attestant que Nossenko est un véritable transfuge. La CIA lui fournit une nouvelle identité et l'engage, en mars 1969, comme expert-conseil sur le KGB. Par la suite, lorsque Nossenko se marie, Bruce Solie fait office de témoin. Tout est bien qui finit bien.

Si on ignore quand John Arthur Paisley entre exactement en scène dans le débriefing de l'ancien agent du KGB, on sait qu’il en fut l’un des participants. C'est ce qu'il en ressort, à la lecture de la lettre de son ex-femme adressée au directeur de la CIA, dans laquelle elle affirme que son mari a été mêlé à «l'indescriptible interrogatoire» de Nossenko. Lequel ne lui en a pas tenu rigueur, puisque les deux hommes sont par la suite devenus très proches. Nossenko et sa femme ont même fait quelques croisières sur le Brillig en compagnie des époux Paisley. L'affaire Nossenko a eu d'importantes répercussions au sein de la CIA: James Angleton et des dizaines, voire des centaines d'agents, ont été contraints de prendre leur retraite en 1974 au terme d'une purge sans précédent dans l'histoire des Services secrets américains conduite de main de maître par le nouveau directeur de l'Agence, William Colby. John Arthur Paisley, lui, démissionne officiellement cette même année pour rejoindre la société-écran Coopers et Lybrand. On ignore si Paisley et Nossenko sont restés amis et s'ils ont continué à se fréquenter. Une chose est certaine, comme l'a fait remarquer Marianne Paisley, leurs destins sont étrangement liés: John Arthur disparaît au moment même où l'affaire Youri Nossenko refait surface en une des journaux. Les révélations sur les querelles internes au sein l’Agence, ayant eu pour conséquences de perturber les efforts d’espionnage de l’Amérique contre l’Union soviétique, n'ont pas fini de faire des dégâts.

Au-delà même du cas Nossenko, John Arthur Paisley a longtemps joué un rôle fondamental dans le contre-espionnage américain. Chargé de débusquer d'éventuelles taupes au sommet de la CIA, il est responsable des transfuges de l'Est. Vers la fin des années 50, une lettre écrite en allemand, signée «Franc-tireur» et envoyée depuis Zurich à l'Ambassade américaine de Berne propose à la CIA des renseignements obtenus en Pologne. Treize autres lettres suivent, qui permettent d'identifier en Europe de l'Ouest plusieurs opérations ainsi que des taupes polonaises et soviétiques. Parmi elles, le colonel Stig Wennerström, attaché militaire suédois à Moscou de 1948 à 1951, Heinz Felfe, ancien SS responsable des opérations antisoviétiques du Renseignement ouest-allemand (BND), et Gordon Arnold Lonsdale, né Konon Trofimovich Molody, à Londres, agent soviétique «illégal» (c’est-à-dire sans couverture diplomatique). En décembre 1960, «Franc-tireur» et sa maîtresse sont accueillis à Berlin Ouest par la CIA et s'envolent immédiatement pour les Etats-Unis. De son vrai nom Michal Goleniewski, «Franc-tireur» est un officier de haut rang du Renseignement militaire polonais. Bien que sans bagages, il n'est pas venu les mains vides: il a dissimulé dans un arbre à Varsovie, quelque 300 photographies de documents secrets, récupérées par la suite par la CIA. Des informations qui ont permis au contre-espionnage britannique (MI5) de démasquer un espion d'envergure: George Blake, officier du Service de renseignement extérieur de Sa Très Gracieuse Majesté (MI6). Né George Behar à Rotterdam et mort en décembre 2020, Blake est condamné en 1961 à une peine record de 42 ans de prison. Si l'on en juge par la sévérité du verdict, il est le plus célèbre agent soviétique jamais arrêté par les Britanniques. Grâce à George Blake, les Soviétiques ont pu confondre en 1959 le major Pyotr Semyonovich Popov, la première et l’une des plus importantes sources de la CIA à l'intérieur des Services de renseignement de l'Armée Rouge (GRU). George Blake a également signalé au KGB que les Américains espionnaient toutes leurs conversations à Berlin depuis des tunnels spécialement creusés pour l'occasion. Pour le MI5, les arrestations de Blake et de Lonsdale sont le fruit de «l'enquête la plus réussie depuis la fin de la guerre». Quatre ans plus tard, en décembre 1966, Blake s'échappe mystérieusement de la prison de Wormwood Scrubs; de l'avis unanime, «l’une des plus désastreuses erreurs de sécurité jamais commise». Si Goleniewski était, d’après un agent de la CIA, «le meilleur transfuge qui soit jamais passé du côté des Etats-Unis», «le problème, c'est que les Russes ont découvert son jeu, sans pour autant l’arrêter. A partir de ce moment-là, ils ont entrepris de compléter ou de corriger les informations» qu’il envoyait ou photographiait, précise un officier américain du contre-espionnage. James Angleton, le tout puissant responsable du contre-espionnage de la CIA, était lui convaincu que le jeu de Goleniewski consistait à dénoncer certains barbouzes soviétiques afin de protéger des taupes plus essentielles à la destruction des services secrets occidentaux, nichées au coeur de la direction de la CIA. Pour preuve, l'arrestation de Heinz Felfe, dénoncé par Goleniewski, a causé un tel scandale en Allemagne de l'Ouest qu'il a même été question, un temps, de dissoudre le Service du contre-espionnage de la RFA, le BND! Plus grave encore: en évoquant le premier l'existence d'un agent soviétique au sein de la hiérarchie de la CIA, Goleniewski a instillé la suspicion et le doute dans les services de l'Ouest. A l’époque, la valeur d'un transfuge ou d'une taupe se mesurait à l’aune des controverses suscitées par ses révélations. Plus celles-ci étaient retentissantes, plus elles étaient difficiles à croire, plus le dénonciateur était soupçonné de vouloir porter atteinte au service concerné, plus les objectifs de l'ennemi se réalisaient...

Avant même d'avoir fini de digérer l'affaire Goleniewski, les services occidentaux sont confrontés à la défection, en décembre 1961, de l’officier du KGB spécialisé dans le contre-espionnage Anatoli Mikhaïlovitch Golitsyne, nom de code «Ae/Ladle» à la CIA, «Kago» au MI5. Sous l'identité d'Anatoli Klimov, Golitsyne se présente de manière impromptue avec sa femme et sa fille directement au domicile privé du chef de l'antenne de la CIA à Helsinki, une liasse de documents secrets sous le bras. «Dans les quarante-huit heures qui suivirent sa défection, Golitsyne nous fournit une telle quantité de renseignements (l'ordre de bataille complet du KGB à Helsinki) que la plupart (des officiers de la CIA sur place) furent convaincus de sa bonne foi», explique un haut responsable de l’Agence. En fait, dès le début, sa sincérité n'est pas remise en question. C'est plutôt son comportement qui pose problème. Il refuse de collaborer avec plusieurs officiers de la CIA, les traitant d'idiots ou, s'ils parlent le russe, d'agents du KGB. Golitsyne met en garde tous ceux qui veulent bien l'écouter contre les machinations d'une subtilité diabolique du KGB. Ses déclarations à propos d’un agent double soviétique haut placé à la CIA entraînent une paralysie complète des opérations de l’Agence dans les pays de l'Est. Le directeur de la division Soviet Bloc (SB), David Murphy, exige même l'arrêt de tout contact avec les informateurs soviétiques qui sont soit des agents doubles cherchant à intoxiquer la CIA, soit de vrais agents de la CIA risquant d'être dénoncés par la taupe soviétique à la direction de l’Agence. Golitsyne devient vite le confident le plus proche de James Angleton. Ensemble, ils voient loin, très loin. Selon eux, la scission sino-soviétique n'est qu'une manœuvre du KGB pour faire croire à l'éclatement du monolithe communiste. Dubcek et la dissidence tchèque ne sont qu'une pure mise en scène à l'intention des Occidentaux. A les croire, l'intention de Moscou est d'attirer Washington dans un piège en le poussant à exploiter des troubles internes inexistants. Toujours d'après le haut responsable de la CIA, Golitsyne «soutient jusqu'au bout que les Soviétiques n'envahiront jamais la Tchécoslovaquie». Dans la même veine, le transfuge volubile se déclare le dernier des Romanov et affirme qu'Henry Kissinger est un agent soviétique. Pour l'aider à dénicher les taupes soviétiques en sommeil à la CIA, Angleton le laisse compulser les dossiers de service de tous les officiers de la CIA qui parlent russe, des agents qui ont dirigé des opérations antisoviétiques ratées ou encore des espions soupçonnés par le service d'Angleton. C'est le fin du fin: un ancien agent du KGB consultant les dossiers du personnel de la CIA pour se prononcer sur leur loyauté! Angleton va plus loin encore: il convainc certains services secrets alliés, dont le MI5, d'en faire autant. Il avait déjà autorisé Golitsyne à prendre la parole lors de certaines CAZAB, ces réunions secrètes des chefs des organisations anglo-saxonnes de contre-espionnage. Son palmarès est des plus impressionnants: il permet de débusquer deux ambassadeurs canadiens, John Benjamin Clark Watkins et Egerton Herbert Norman, qui oeuvrent pour l'URSS. C'est lui aussi qui, le premier, signale l'existence d'une équipe de cinq taupes soviétiques au sein des Services britanniques, les Magnificent Five, dont quatre d’entre elles seront arrêtées: Guy Francis de Moncy Burgess, Donald Duart Maclean, Anthony Frederick Blunt et Harold Adrian Russell Philby dit Kim Philby. Le cinquième agent n'a jamais été identifié; on ne connaît que son nom de code, «Sacha». Les révélations de Golitsyne concernent tous les services de renseignement de l'Ouest avec une justesse sidérante. Il annonce l'arrivée d'autres transfuges, de faux transfuges qui mettront en doute ses informations. Comme pour lui donner raison, quelques mois après sa défection, un officier du KGB et un autre du GRU – le renseignement militaire soviétique – travaillant à l'ONU à New York, proposent leurs services aux Américains. La CIA leur donne les noms de code de «Scotch» pour l'homme du KGB et de «Bourbon» pour celui du GRU. Au FBI on les appelle, respectivement, «Fedora» et «Tophat». Victor M. Lessiovski/Scotch/Fedora a occupé, de 1963 à 1966, le poste d'assistant personnel de Maha Thray Sithu U Thant, secrétaire général de l'ONU d’origine birmane. Il fournira des informations au FBI pendant six ans avant de retourner en URSS de son plein gré. Une enquête interne du FBI en 1980 aboutira à la conclusion que Scotch/Fedora était un agent soviétique. Quant à Dmitri Fedorovitch Polyakov/Bourbon/Tophat, il commence à travailler pour les renseignements américains dès 1961 jusqu’en 1980, quand il retourne de son plein gré en URSS où il sera condamné à mort pour espionnage et fusillé le 15 mars 1988. Si la CIA estime n’avoir jamais possédé une source aussi précieuse au coeur de «l’Empire du mal», selon l’expression chère à Ronald Reagan, d’autres experts estiment que Golitsyne, haut responsable des Services secrets de l’Armée rouge, était en réalité un agent double chargé d’intoxiquer la centrale de Langley.

S’il ne fait aucun doute que John Arthur Paisley a participé au débriefing de tous ces transfuges, plus ou moins sincères, reste à savoir à quel titre. Son nom n'apparaît jamais dans aucun des livres consacrés à la question et James Angleton prétend que Paisley n’était pas lié au contre-espionnage de la CIA. Des dénégations qui n'ont que peu de poids, Paisley ayant fort bien pu faire partie des équipes clandestines du contre-espionnage de l’Agence auxquelles Angleton n'a jamais eu accès. Le plus étrange dans cette histoire est que John Arthur Paisley, le chasseur de taupes, le pourfendeur de transfuges, a longtemps joué le rôle d'agent double pour le compte de la CIA. Au début des négociations sur les accords SALT II, il a en effet été approché par des agents du KGB qui lui ont proposé de travailler pour eux. John Arthur Paisley en informe ses supérieurs qui le pressent d'accepter l'offre du KGB. Le but de l'opération est simple: désinformer les Soviétiques. Certains de ses anciens collègues de la CIA estiment que Paisley a officié pendant plus de vingt ans comme agent double. S’en est-il contenté ou est-il devenu un agent triple au service, cette fois, du KGB? Son jeu est pour le moins trouble. Ainsi, l'immeuble où il résidait, au 1500 Massachusetts Avenue à Washington, abritait un nombre conséquent d'employés de l'ambassade soviétique, onze en tout. A l'étage de Paisley vivaient huit officiers du KGB.

La manière dont John Arthur Paisley a disparu laisse penser qu'il y a derrière le mystère de la baie de Chesapeake une bien sombre histoire d'espionnage. Au moment des faits, il navigue au large d'une côte truffée de repaires de la CIA et du KGB. Les services américains jouissent d'une villa discrète à Hooper Island, au large de laquelle le sloop croise durant l'après-midi du 24 septembre 1978, alors que les Soviétiques disposent d'une résidence secrète en face de l'endroit où John Arthur Paisley a été vu pour la dernière fois. Quelques mois auparavant, les dirigeants de la CIA s’aperçoivent qu’il manque bon nombre de documents top secret concernant le système de satellites KH-11, sur lequel Paisley avait travaillé. L'affaire est gravissime. Le KH-11 est l’un des joyaux de l'espionnage électronique de la CIA, capable, dit-on, de photographier une balle de golf a une centaine de kilomètres d'altitude, et d'intercepter une conversation téléphonique. John Arthur Paisley ne travaillant plus depuis quelques années au quartier général de l’Agence, il ne peut donc avoir fait le coup. Reste que Paisley a continué de s'occuper des satellites comme délégué mandaté par la CIA auprès de la principale agence d'espionnage électronique américaine, la NSA, pendant deux ans. En août 1978, un coupable est démasqué: il s'agit d'un jeune officier de la CIA, William Peter Kampiles, arrêté alors qu'il essaie de voler le manuel technique du KH-11 dans l'intention, semble-t-il, de le revendre aux Soviétiques. Le FBI et la CIA sont convaincus que Kampiles a agi à l'instigation d'un autre agent de la CIA. Ils ne pourront jamais prouver leurs dires ni mettre un nom sur la mystérieuse taupe du KGB qui se serait nichée au sommet de l'Agence.

Au pays des taupes et des transfuges, tout est doutes et interrogations. John Arthur Paisley était-il un officier loyal de la CIA que le KGB a enlevé afin de l'interroger, de le retourner, ou plus simplement de l'éliminer? Ou était-il un brillant officier de la CIA que ses pairs ont «fait disparaître» afin de le protéger d'un éventuel complot soviétique? De toutes les hypothèses échafaudées autour de sa volatilisation, il en est une qui, si elle s'avère exacte, serait catastrophique pour la CIA: l'ancien chasseur de taupes n’était-il pas la fameuse taupe dont parlaient les transfuges du KGB dans leurs interrogatoires? Auquel cas, il a pu être enlevé aussi bien par la CIA que par le KGB. Effroyable aussi l'impact pour son ancien supérieur, James Angleton, qui verrait l'œuvre d'une vie anéantie. Amateur d'orchidées et de poésie, le directeur du service de contre-espionnage de la CIA reprenait volontiers l'expression d'un de ses supérieurs pour qualifier Paisley, «un homme vraiment bizarre». Il faut dire que le chasseur de taupes avait commencé sa carrière d'une manière fort peu banale. Comme tant d'autres agents américains, il a été formé par un dirigeant du MI6 britannique, Kim Philby. Quant à James Angleton, non seulement il ne s'est pas aperçu que Philby était un agent soviétique, mais il l'a aussi longtemps honoré de son amitié. Les deux hommes avaient l'habitude de se rencontrer au hasard de leurs déplacements professionnels, de Rome à Londres en passant par Washington. Ses rapports avec Philby lui vaudront d'ailleurs d’être lui aussi soupçonné d’être un agent du KGB. Poursuivi sa vie durant par l'affaire Philby, Angleton a vu sa retraite ternie par la disparition d'un de ses «chasseurs de scalps». L'histoire ne dit pas jusqu'à quel point James Angelton en a été affecté. Interrogé par les journalistes, il a toujours nié avoir rencontré John Arthur Paisley. James Angleton est mort au printemps 1987, emportant dans sa tombe le secret des taupes du KGB. Et laissant la CIA dans de terribles affres: tout le travail fourni par John Arthur Paisley durant plus de vingt ans d'une carrière en tout point remarquable devait-il être considéré comme nul et non avenu? James Angleton n'avait-il pas raison de parler de l'étrange ballet des taupes et des transfuges en évoquant «la sauvagerie des miroirs»?