Les Wayúu ne rêvent plus

© Benjamin Visinand
Des enfants à côté de leur habitation au bord de la ligne de chemin de fer qui traverse le département de la Guajira.

A la pointe septentrionale du continent sud-américain, là où le désert brûlant se jette dans l'onde azur des Caraïbes, s'étend la terre aride des Wayúu, l’une des plus grandes communautés indigènes d’Amérique du Sud. Après avoir résisté à la colonisation, ces semi-nomades colombiens se battent depuis les années 1990 contre les dirigeants de Cerrejón, l’une des plus grandes mines de charbon à ciel ouvert du monde.

Pour atteindre la péninsule de la Guajira, il faut prendre un bus depuis la petite ville caribéenne de Santa-Marta, tout au nord de la Colombie. Le plus simple, c’est de se rendre à la gare routière à l’est de la ville pour monter dans le premier bus direction Riohacha, à 170 kilomètres environ en direction du Vénézuela. Le prix du billet se négocie plus ou moins avec le copilote, et dès que le bus est plein, nous pouvons partir. La climatisation tourne à fond malgré le fait que tout le monde se cache sous un pull ou une couverture et la petite lucarne diffuse un film de série B à l’humour douteux. Une fois arrivés à Riohacha, le dépaysement est total et aussi frappant que la température de cette zone semi-désertique en ce mois d'avril 2017. Ici, rien ne ressemble à ce que nous connaissons. Bladimir, notre guide vêtu d’un treillis militaire nous emmène auprès de notre chauffeur, Roberto Carlos, qui nous conduira dans son pick-up durant toute la durée de notre documentaire. Nous passons une nuit dans un hôtel au confort sommaire, nous sommes prêts, équipés et impatients d’entrer dans le vif du sujet.

La Guajira est l’un des départements les plus pauvres du pays. L'Etat est pratiquement absent de cette région géographiquement stratégique pour les groupes paramilitaires et contrebandiers en tout genre qui contrôlent et gèrent nombre d’activités légales ou illégales. Ici, deux mondes s’entrechoquent dans une réalité qui ne fait pas dans la dentelle. L'enjeu de cette confrontation: la souveraineté du territoire, sacré et ancestral pour les uns, facteur de développement et de profits pour les autres. Côté face, le peuple indigène wayúu qui réside depuis des temps immémoriaux dans la péninsule de la Guajira, un territoire qui s'étend de part et d’autre de la frontière entre la Colombie et le Venezuela. Bien qu’entourée par la mer des Caraïbes et le Golfe du Venezuela, la sécheresse sévit depuis plusieurs années dans cette région où les ressources en eau potable sont rares et l'approvisionnement un problème récurrent pour les populations locales qui vivent essentiellement de l’élevage, de la cueillette et de l’artisanat. 

Les communautés wayúu entretiennent un rapport viscéral au territoire et à l’environnement, tant pour assurer la subsistance de leurs membres que d’un point de vue spirituel. Ce lien influence fortement l’emplacement du lieu de vie traditionnel (ranchería, en espagnol) et façonne la répartition géographique des 400’000 wayúu de Colombie qui n'est pas uniforme. Certaines zones, notamment au nord de la péninsule, se caractérisent par une très faible densité de population alors que d'autres, en particulier aux abords et dans les villes de Uribia, Manaure et Maicao, sont plus peuplées. L’organisation sociale de l’ethnie wayúu, qui partage un imaginaire commun, une façon d'être qui les définit a priori par rapport aux autres, repose sur un système clanique de plus de 30 clans et «judiciaire» propre qui cherche à résoudre les conflits entre les clans de manière pacifique, par le recours à la parole. Cette tâche est confiée au pütchipü, littéralement le porteur de mots. Au bénéfice d’un pouvoir spirituel acquis au travers de l’expérience visionnaire vécue, le piachi, quant à lui, accompagne avec sagesse les membres de la communauté dans l'interprétation des rêves qui jouent un rôle spirituel et social fondamental, notamment dans la prise de décision.

Côté pile, la mine de Cerrejón située au nord-est du bassin de Cesar-Ranchería. D’une superficie de près de 70’000 hectares, elle est la plus grande de Colombie et l’une des plus imposantes mines de charbon à ciel ouvert du monde. En activité depuis le milieu des années huitante, elle produit annuellement 30 millions de tonnes de charbon et a acquis un poids économique et politique sans commune mesure dans le département de la Guajira, et plus généralement dans le pays. Propriété des multinationales BHP Billiton, Anglo American et Glencore, dont le siège se trouve en Suisse, elle contribue à elle seule à plus de la moitié du PIB du département et pour près de la moitié aux exportations colombiennes de charbon. Pour acheminer le précieux combustible jusqu’au port de Puerto Bolivar, Carbones del Cerrejón, l'entité légale qui en assure l'exploitation, a construit sa propre voie ferrée de 150 kilomètres à travers les territoires wayúu qu’empruntent quotidiennement dans un vacarme assourdissant et d’épais nuages de poussière deux gigantesques convois ferroviaires de 128 wagons, chacun transportant 12’000 tonnes de charbon par voyage.

Nous nous faisons passer pour des touristes, seul moyen d’approcher ce trou béant et pharaonique qui s'étend sur des kilomètres. Des engins de chantier gigantesques, paradoxalement tout petits depuis les hauteurs du bassin houiller, ravagent ses entrailles dans un ballet mécanique ininterrompu. La visite guidée est soigneusement organisée, seuls nos accompagnants affables ont l’autorisation de répondre à nos questions. A certaines, du moins. Fin 2017, la mine employait près de 6’000 personnes dont 65% environ étaient originaires de la Guajira. Selon les témoignages recueillis auprès d'anciens mineurs, les équipes travaillent en rotation de 12 heures calquée sur celle du chargement et déchargement des trains, avec une pause de 30 minutes. Les performances de chaque mineur sont mesurées en permanence grâce aux compteurs dont sont équipées les machines: poids total du charbon chargé quotidiennement, trajets et arrêts effectués avec les machines, etc. L'accès à une place de travail stable est un luxe que nombre d’entre eux ne connaissent pas; certains triment pendant plusieurs années «en période d'essai». Le recours très fréquent à la sous-traitance permet également de pratiquer une politique salariale minimaliste. Alors qu'un salarié de Cerrejón gagne environ 2 millions de pesos (moins de 500 francs), les salaires proposés par les sous-traitants se montent à 800'000 pesos (moins de 200 francs). Privilégiée car financièrement avantageuse, cette politique de sous-traitance donne ainsi toute latitude à l’entreprise de gérer ses effectifs au gré des commandes dans une perspective de maximisation du profit. Une stratégie d’autant plus rentable dans une région dépourvue de perspectives d’emploi et où les syndicats sont régulièrement menacés et mis sous pression.

Nous décidons ensuite d’aller à la rencontre des communautés indigènes qui vivent dans les environs du bassin houiller, en commençant par la réserve de Provincial sur la commune de Barrancas à moins d’un kilomètre et demi de la mine Patilla, intégrée en 2001 à l’exploitation de Cerrejón. Ses quelque 600 habitants vivent dans un environnement saturé de poussière de charbon. Sur les toits et les arbres, dans l'eau et les poumons, elle s'insinue partout, au rythme des machines qui s'activent jour et nuit. Les nuits de Provincial sont toujours claires mais jamais silencieuses. Sous les coups de boutoir répétés des explosions à la dynamite qui fragmentent la roche, les maisons s'effondrent peu à peu, les murs et les aqueducs communautaires se fissurent. Malgré l’ordre intimé en novembre 2015 par la Cour constitutionnelle colombienne, à la suite d’une procédure initiée par la mère de Moises – un enfant de Provincial souffrant depuis sa naissance de graves problèmes respiratoires -, à la direction de la mine de Cerrejón de prendre les mesures nécessaires à même de garantir un environnement sain pour l'enfant et donc pour l'ensemble des occupants de la réserve, l'extraction se poursuit inlassablement aux alentours de Provincial. «Je me sentais très petite, insignifiante face à cette entreprise [El Cerrejón, ndlr] qui a tellement de pouvoir et d’argent qu’elle peut acheter les consciences et les gens sans jamais reconnaître ses erreurs et les réparer, avoue Luz Ángela Uriana, 32 ans, qui élève cinq autres enfants. La chose la plus importante, c’est notre santé, nous qui résidons dans la réserve, nous qui respirons le charbon 24h sur 24h.» L'état de santé de son fils ne s'est pas amélioré malgré le suivi médical, et le nombre d’enfants et d’adultes souffrant de problèmes respiratoires et sanguins ne cesse d'augmenter.

A quelques kilomètres de Provincial, la communauté de Tamaquito. Ses 185 habitants, soit 35 familles, ont été contraints en 2013, après plus de six ans d'âpres négociations avec la direction de Cerrejón, de quitter leur terres ancestrales, petit à petit rachetées par le consortium minier. Isolée, confrontée aux multiples nuisances découlant des activités d'extraction du charbon toujours plus proches et peu à peu privée de sa liberté de mouvement, de ses possibilités de pratiquer l'élevage, la chasse, de cultiver la terre et d'exploiter les ressources naturelles (sources d'eau, forêts et surfaces cultivables), la communauté s’est résignée à négocier son départ et sa réinstallation 30 kilomètres plus loin afin d'assurer la survie de ses membres. Situées en plaine, sur un terrain dévolu auparavant à l'élevage intensif de bétail, leurs nouvelles terres sont dépourvues de rivière où pêcher et de forêts pour chasser et cueillir fruits sauvages ou plantes médicinales. En raison de leur forte teneur en minéraux, l’eau des nappes phréatiques souterraines est impropre à la consommation des habitants et des animaux, comme à l'irrigation des terres cultivables. «Ici, plus personne ne rêve, ni la nouvelle génération ni les anciens, regrette Jairo Fuentes, leader de la communauté de Tamaquito et principal protagoniste du documentaire La buena vida réalisé en 2015 par le cinéaste allemand Jens Schanze. Car nos rêves, cette source d’inspiration qui nous indiquent la direction et les décisions à prendre, sont étroitement liés à notre territoire ancestral. Peut-être que nos enfants nés dans 20 ou 30 ans pourront s’adapter à cette nouvelle situation, mais pas nous. Ce préjudice ne peut et ne pourra jamais être compensé par de l’argent.» Et bien que l'accord signé entre la mine et la communauté garantissait son approvisionnement en eau et le développement de projets agricoles et artisanaux, l'eau manque tout comme les opportunités de revenus. Consciente que la relocalisation était sa seule option, la communauté de Tamaquito continue toutefois à lutter pour que les termes de l'accord soient respectés.

Colombie charbon Colombie charbon
Le drapeau de Nación Wayúu, mouvement de résistance pacifique composé de leaders et de personnes provenant de tout le département de la Guajira.  © Benjamin Visinand

Plus au nord, dans la région de la haute Guajira, Katsaliamana, territoire ancestral wayúu. Traversée par la ligne de chemin de fer, cette terre aride et brûlante est le berceau d'un mouvement de résistance pacifique né le 7 décembre 2016, Nación Wayúu, qui regroupe plus de 100 autorités traditionnelles issues de différents clans, et un groupe multidisciplinaire d'avocats, d’anthropologues, de travailleurs sociaux, d'ingénieurs et d'économistes. Au cœur de ses revendications, le droit à une consultation préalable des communautés quant à l'utilisation des ressources naturelles, à l'autonomie territoriale et à l'eau. «Avant, les anciens pourvoyaient à nos besoins en nourriture grâce à l’élevage, explique Brandon González, membre de Nación Wayúu et leader social d’une communauté située dans la municipalité d’Uribia. Cela n’est plus possible en raison des dommages causés par le train: les animaux meurent sur les voies et la terre est inexploitable». En l'absence de réponses adéquates de l'Etat colombien face à la crise sociale, environnementale et économique à laquelle les populations locales sont confrontées depuis plusieurs décennies, les membres de la Nación Wayúu bloquent épisodiquement la voie de chemin de fer, soutiennent et accompagnent les communautés dans leurs négociations avec les responsables de la mine et dans les procédures judiciaires, malgré les pressions, menaces, intimidations, agressions et autres tentatives d’assassinat auxquels ils doivent faire face au quotidien.

Les raisons de la résistance de Nación Wayúu expliquées par l'un de ses membres, Brandon Gonzales (pour lire les sous-titres en français, cliquez sur le symbole CC). © Christophe Egger