Quel n’a pas été mon étonnement lorsque j'ai vu ces listes pour la première fois dans la salle de lecture des Archives fédérales suisses en été 2017! Des registres remplis de centaines de noms, voire de milliers de Suisses morts au service de l'armée coloniale néerlandaise dans la deuxième moitié du XIXe siècle. La semaine précédente, je venais de commencer mon nouveau travail à l'Ecole polytechnique fédérale de Zurich. Dans le cadre d'un projet de recherche de quatre ans, je me suis penché sur l'histoire des mercenaires suisses qui ont rejoint les troupes coloniales néerlandaises en Asie du Sud-Est. Je n'avais jamais entendu parler de cette activité auparavant. Jusque là, mes connaissances reposaient sur la supposition que le mercenariat suisse avait pris fin en même temps que l'Ancien Régime, en 1791. Les services de la solde ayant été interdits avec la création de l'Etat fédéral moderne en 1848, il n'y avait donc théoriquement plus de mercenaires suisses, à l'exception de la Garde suisse du Vatican et de quelques sujets isolés qui avaient rejoint, de manière illicite, la Légion étrangère française. J’étais également convaincu que les soldats suisses étaient uniquement engagés au service des puissances européennes, les contrats avec les maisons royales et princières d’Europe ayant toujours interdit l’emploi de troupes suisses outre-mer. Et voilà que vingt boîtes remplies à ras bord de lettres, de dossiers et de listes de décès ont fait voler en éclats mes convictions. Une multitude de questions m’ont assailli: comment se fait-il que plusieurs milliers de Suisses se soient enrôlés dans l'armée coloniale néerlandaise? Qui étaient ces hommes partis en Indonésie? Comment s’y sont-ils rendus? Qu’y ont-ils fait? Pourquoi leur histoire est-elle si peu connue?
Pour répondre à toutes ces questions, il faut remonter le temps. Au XVIIe siècle précisément, le siècle que les livres d'histoire européens aiment à appeler, sans aucune critique, le siècle d’or néerlandais qui voit la république des sept Provinces-Unies des Pays-Bas (ancêtre de l'actuel Royaume des Pays-Bas) se hisser au rang de première puissance commerciale mondiale. En 1602 est fondée à Amsterdam la Compagnie néerlandaise des Indes orientales. Mieux connue sous l’acronyme VOC (Vereenigde Oostindische Compagnie), elle est répertoriée comme la première «société anonyme» d'Europe et reçoit du gouvernement l'autorisation de commercer et de coloniser les territoires s’étendant du cap de Bonne-Espérance vers l’océan Indien et l’océan Pacifique jusqu’au détroit de Magellan. Au fil du temps, la VOC, qui fait commerce de la noix de muscade, du poivre et des clous de girofle, dispose de plusieurs avant-postes dans tout l’espace maritime asiatique à partir desquels elle défend bec et ongles son monopole sur les épices. Et s’il le faut par la force. Ainsi, quand en 1621, les habitants des îles Banda refusent de conclure les accords commerciaux proposés par la compagnie, ses «négociants» massacrent quelque 2’800 hommes, femmes et enfants.
Vers la fin du XVIIIe siècle, les affaires de la VOC se détériorent en raison des guerres perdues contre la Grande-Bretagne, du népotisme et de la corruption. L'invasion des Pays-Bas par les Français en 1795, sous l’égide de Napoléon, sonne le glas de la VOC qui sera liquidée en 1799. Les années suivantes, les colonies dans lesquelles elle opérait sont la proie de tensions géopolitiques. Pendant les guerres napoléoniennes (1799-1815), le frère de l’empereur, Louis Bonaparte, est nommé souverain des Pays-Bas et donc des Indes orientales néerlandaises. Après un bref interrègne britannique de 1811 à 1816, les Anglais rétrocèdent aux Néerlandais leurs possessions coloniales en Afrique, en Amérique et en Asie, telles qu'elles étaient avant le début des conflits en Europe, exception faite de Ceylan (actuel Sri Lanka) et de la région du cap de Bonne-Espérance (Traité anglo-néerlandais de 1814). Leur influence étant d’abord limitée à Java, les Néerlandais doivent recourir à la force pour récupérer une partie de Sumatra, Bali, le sud de Bornéo et divers autres archipels. Les guerres des Padri (ouest de Sumatra, 1821-1837), de Java (1825-1830) et d'Aceh (pointe nord de Sumatra, 1873-1904) figurent parmi leurs campagnes militaires majeures.