Le Condor reprend du service

© Fabrizio Calvi
James Grady

Après 40 ans de placard, le héros paranoïaque des Six jours du Condor de James Grady revient pour une époustouflante chasse à l’homme dans le Washington de l’après 11 septembre. L’auteur américain publie la suite dans Les Derniers jours du Condor. Où s’arrête la réalité, où commence la fiction? Pour sept.info, l’écrivain américain fait le point sur quatre décennies de complots, d’intrigues et de littérature…

Washington, 1972. Un jeune étudiant âgé de 23 ans, James Grady, sort du Sénat américain où il est stagiaire. Rentrant chez lui à pied, il passe devant une maison à l’aspect inquiétant. Protégée par de hauts murs, elle abrite une association dont le nom lui semble ridicule. Une couverture pour un service de renseignement, pense-t-il, alors qu’il s’agit d’une association historique de premier ordre. Il sait que le FBI a un immeuble près de Capitol Hill dont personne ne parle jamais. «C’était très secret», lance-t-il. James Grady laisse libre cours à son imagination. Et si cette maison abritait une station de la CIA? Il s’imagine travailler dans cette demeure sous les ordres d’un vieil homme aux allures d’universitaire, ne pas être bien important dans l’organisation, faire des photocopies et chercher les repas. «Que se passerait-il, se demande le jeune Grady, si un midi, les bras chargés de sandwichs et de salades, je découvrais que tout le monde a été assassiné?»

Voilà comment a été conçu le plus angoissant des romans d’espionnage, Les Six Jours du Condor, un modèle de cauchemar paranoïaque, un best-seller toujours en vente dans des dizaines de pays; un classique de l’espionnage, comme son adaptation cinématographique, Les Trois jours du Condor avec Robert Redford, Faye Dunaway et Max Von Sydow. Quarante ans plus tard, James Grady remet le couvert avec Les Derniers jours du Condor (parution en français fin septembre 2015 aux Editions Payot & Rivages).

Bande-annonce du film «Les trois jours du Condor», réalisé par Sydney Pollack et avec notamment Robert Redford, 1975.

Le jeune Grady a mis deux ans à comprendre qu’il voulait devenir écrivain. Le temps de finir ses études et de réaliser qu’il ne voulait pas continuer à travailler pour l’homme politique qui venait de l’embaucher. Il a compris que «la meilleure manière d’être un auteur, c’est d’écrire». L’affaire de la maison de Capitol Hill le taraude. Il tient quelque chose qui ressemble à une histoire – l’assassinat de tous les occupants de la maison –, mais il lui manque encore l’essentiel: l’élément moteur qui déclenche l’histoire et motive ses personnages, le fameux MacGuffin d’Alfred Hitchcock. La planète vit à l’heure du scandale du Watergate. Le Washington Post et ses deux limiers, Woodward et Bernstein, multiplient les révélations sur les turpitudes de Richard Nixon et son équipe de plombiers de la CIA.

A l’époque, le pape du journalisme d’investigation s’appelle Jack Anderson. Ses articles sont diffusés dans tous les Etats-Unis, ses émissions de radio aussi. Jack Anderson est venu faire un exposé à l’Université du jeune Grady. A la fin, le journaliste révèle au futur romancier, sous le sceau du secret, le contenu de son enquête à paraître le lendemain: Allen Ginsberg, qui vient de perdre l’un de ses amants, victime d’une overdose, s’est lancé dans une croisade contre l’héroïne. Le poète a découvert que la CIA se livre à un trafic d’héroïne entre le Triangle d’or (Vietnam, Laos, Birmanie) et les Etats-Unis pour financer ses opérations secrètes. S’il avait été l’inspecteur Bourrel, James Grady se serait écrié «Bon sang, mais c’est bien sûr!», mais il se met à parler, vite, trop vite, et à bredouiller des propos incompréhensibles. Jack Anderson essaie de le calmer. James Grady vient de trouver son MacGuffin. Le lendemain, il part pour le Montana afin d’y écrire d’une traite Les Six jours du Condor. «Je ne dirai pas que j’ai été frappé par la foudre, explique James Grady, mais ma perception du monde a changé avec l’envie de raconter une histoire. Je savais qu’il y avait des forces obscures à l’intérieur du gouvernement comme John Edgar Hoover; je savais que ces forces obscures menaçaient nos vies. Ces forces obscures étaient mon MacGuffin.» L’alchimie qui transforme la réalité en fiction est délicate: «Le secret réside dans l’habileté à laisser courir les faits. Dans la fiction, les faits sont les fondations. Il faut les prendre et les transposer ailleurs.»

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James Grady © Fabrizio Calvi

Dans Les Six jours du Condor, James Grady transforme les trafics d’héroïne de la CIA en un complot inquiétant et mal défini. Une idée de génie. Son livre précède de quelques mois les révélations de deux commissions d’enquêtes parlementaires, celle de Church et celle de Pike, sur les turpitudes de la CIA. «C’était une coïncidence troublante, explique l’écrivain. J’ai eu ma vision paranoïaque au moment même où le pays était sur le point d’exploser, où le monde allait exploser. Je ne suis pas arrogant au point de dire que je sentais quelque chose. Je pensais juste raconter une histoire mineure. Et brusquement, tout a explosé.» Sa paranoïa redouble quand il s’aperçoit que sa fiction flirte dangereusement avec la réalité. A-t-il imaginé une ligne téléphonique d’urgence pour prévenir l’Agence en cas de coup dur? Un ancien de la CIA lui avait révélé l’existence d’une vraie panic line et même donné le numéro. Au bout de deux jours, il trouve assez de courage pour tester la ligne interdite. Juste histoire d’écouter sans rien dire. Le lendemain à 6 h du matin, son téléphone sonne: c’est la CIA. «Ils étaient furieux, se souvient Grady. Ils m’ont averti qu’ils savaient ce que je faisais et m’ont demandé d’arrêter immédiatement.»

En 1980, James Grady dîne avec le chef du service de renseignement de la police de Washington. Cet ami travaille sur l’assassinat d’un exilé iranien, ancien haut fonctionnaire du Shah et réfugié aux Etats-Unis après la révolution de Khomeyni. «Tu ne vas pas me croire, lui confie le policier, mais le tueur était déguisé en postier.» Or, dans le roman comme dans le film, l’un des tueurs opère déguisé en postier. «Tout s’est passé comme dans mon livre», raconte James Grady. Sauf que, contrairement au Condor, l’exilé iranien, lui, n’a pas réchappé aux balles. L’histoire le taraude. Pour en avoir le cœur net, il parvient des années plus tard à entrer en contact téléphonique avec le tueur, un Américain installé à Téhéran. Il lui demande d’où lui était venue son inspiration. Rendant à César ce qui hélas lui appartenait, le tueur reconnaît avoir copié le livre.

Dans Les Six Jours du Condor James Grady prête aux occupants de la maison de Capitol Hill une activité très improbable qui va causer leur perte. Il invente de toutes pièces une section de la CIA chargée de lire tout ce qui se publie dans le monde. Une idée un peu loufoque que n’a jamais eue la CIA, mais qui séduit… le KGB.cEn 2000, un transfuge des services de renseignement de l’URSS raconte que son ancien employeur a pris pour argent comptant l’histoire de James Grady. Convaincu qu’il existait bel et bien une telle section à l’intérieur de la CIA, le KGB a créé son équivalent et l’a doté de moyens à faire saliver d’envie l’Oncle Sam: pas moins de deux mille agents soviétiques pour éplucher toutes les publications de la planète. C’est ainsi que le «rêve de la raison» d’un jeune écrivain du Montana a enfanté l’un des monstres du KGB.

James Grady a passé de longues heures avant de nommer son personnage. Vautour, aigle, milan, busard, urubu… Il a passé en revue tous les noms d’oiseaux jusqu’à ce qu’il s’arrête sur celui qui lui semblait le plus propice, Condor. Etait-ce parce qu’il vibrait lui aussi au son de la chanson de Simon & Garfunkel, El Condor Pasa? Aurait-il baptisé ainsi son héros s’il s’était douté qu’au même moment, dans toute l’Amérique latine, de sinistres escadrons de la mort chassaient, torturaient et tuaient des dizaines de milliers d’opposants aux dictatures locales dans le cadre d’une opération baptisée Condor par la CIA? Il en frissonne encore. Notamment en pensant que l’une des victimes les plus illustres de cette campagne, l’homme politique chilien Orlando Letelier, a été assassinée à quelques centaines de mètres de ses bureaux, à Washington. L’écho de la bombe résonne encore dans la mémoire de James Grady.

L’un des tubes de Simon & Garfunkel, «El Condor Pasa», 1970.

Tous les éditeurs le savent: le triomphe d’un premier livre peut être une malédiction pour un auteur. Ce ne fut pas le cas de James Grady. Deux choses l’ont sauvé: être du Montana, donc avoir les pieds sur terre, et avoir un travail passionnant. Au moment où il termine Les Six jours du Condor, le pape de l’investigation, Jack Anderson, l’embauche comme enquêteur. Un boulot d’enfer qui lui donne accès à bien des secrets de Washington. Son plus grand scoop? «Je ne peux pas en parler, lâche-t-il presque gêné, l’histoire n’est toujours pas sortie.» Pour Jack Anderson, il débusque une vaste affaire de corruption au Pentagone. Il est le premier à obtenir une copie du rapport Pike sur les dérives de la CIA. «Ma source me l’a remis dans un taxi. J’ai passé tout le trajet à essayer de convaincre mon informateur de ne pas donner ce rapport à d’autres journalistes.» «J’avais conscience de la chance que j’avais grâce au succès du livre. J’avais 24 ans. J’avais plus d’argent que mon père n’a jamais rêvé d’avoir. Le livre est devenu un best-seller international. J’étais sur toutes les télévisions, dans tous les magazines. Mais je savais aussi que j’avais une grande capacité d’autodestruction. Je me souviens avoir pensé: vis ta vie juste comme tu le faisais avant. Et c’est ce que j’ai fait. C’est pour cette raison que je suis resté reporter auprès de Jack Anderson pendant quatre ans. C’est aussi pourquoi je suis resté à Washington. Aller à New York ou Los Angeles aurait signifié la fin pour moi. Là-bas, je n’aurais été qu’un auteur connu et ça, c’est une manière de vous détruire très rapidement. Je voulais conserver ma chance de devenir un auteur de fiction. Je savais que j’avais du temps devant moi. Le temps d’apprendre, et j’avais beaucoup à apprendre. Condor m’a apporté le luxe du temps. J’ai lu, j’ai dévoré, j’allais voir sept films par semaine, j’écoutais du bon rock. J’étais une éponge, j’absorbais des histoires et j’étais dans la rue à faire des reportages, je voyais des gens, je rentrais dans leurs vies. J’allais aussi bien chez les millionnaires que dans les ghettos. Je vivais du salaire que me versait Jack Anderson. Régulièrement, je recevais les relevés de mes droits d’auteur et je me disais que c’était aberrant. Pour moi, cet argent, c’était du temps.»

Et puis, il y a eu le film. Robert Redford est tombé amoureux du livre. A l’époque, il tourne déjà à Washington dans Les Hommes du Président, le film sur le scandale du Watergate. Sa famille est à New York et l’acteur ne veut pas vivre à Washington, loin de ses proches pendant deux ans. Alors il propose de déplacer l’intrigue à New York. «Et quand Redford fait ce genre de suggestion, on l’écoute», explique James Grady.  L’exigence familiale s’avère être une idée formidable. En passant de Washington à New York, l’intrigue gagne en épaisseur. «C’était brillant reconnaît James Grady. Personne ne savait que la CIA était à New York. Dans le film, les bureaux de la CIA sont situés dans le World Trade Center, c’est-à-dire à deux pas des vrais bureaux de l’Agence.»

Bande-annonce du film «Les Hommes du Président» d’Alan J. Pakula avec, entre autres, Robert Redford, 1976.

A la fin des années 1970, James Grady quitte Jack Anderson. Le temps est venu de se lancer pleinement dans sa carrière d’écrivain. Après le succès des Six jours, il rédige une suite, puis abandonne Condor. En revanche, il publie une dizaine de polars (presque tous disponibles chez Rivages/Noir). Il s’attaque aux grands enjeux de la société américaine: le Ku Klux Klan, la violence des grandes villes industrielles, les trafics d’armes organisés par la CIA. Son style s’affine. Il tend vers celui de son maître, Dashiell Hammett. Mais James Grady n’oublie pas Condor. Régulièrement, il pense à celui qui est à l’origine de sa fortune et de sa carrière. De temps à autre, au détour d’un roman, le lecteur a de ses nouvelles. Dans Mad Dogs, sorti en 2013, il enferme son héros dans un asile psychiatrique. Il pense alors en avoir fini avec lui. Mais Condor ne peut pas rester enfermé longtemps.

Aujourd’hui, il y a officiellement seize services de renseignement américains. La CIA n’est plus désormais qu’une agence parmi d’autres. James Grady estime que depuis les attaques du 11 septembre, le nombre d’employés des services de renseignement est devenu «juste grotesque». Il explique : «Je voulais exposer cette histoire, car j’aime raconter des histoires sur les gens qui ont du pouvoir […]. Je voulais faire le récit de gens qui payent immédiatement les conséquences de la politique antiterroriste américaine. Mais j’avais besoin d’une clef d’entrée.» En 2010, James Grady tourne en rond. Il cherche son héros: «J’ai littéralement fait passer des auditions. Mais j’écartais tous les personnages qui se présentaient à moi. Et puis, ma fille m’a conseillé de me servir de la meilleure idée que je n’avais jamais eue.» L’heure du Condor venait à nouveau de sonner. L’idée de se servir à nouveau de son icône historique comme phare pour éclairer le nouveau monde postattentat apparaît lumineuse. «Dès lors, je pouvais voir et entendre Condor, explique James Grady. Je n’avais qu’une seule hâte: écrire ses nouvelles aventures.»

Les nouvelles aventures de Condor sont une variation des précédentes. James Grady multiplie les clins d’œil. Difficile de ne pas voir dans la femme qui croise Condor le miroir du personnage joué par Faye Dunaway. D’autant qu’elle porte le même prénom. «Je l’ai fait exprès, rapporte l’auteur. J’ai fusionné les deux histoires pour en arriver aux Derniers jours. Dans le nouveau roman, Condor pense s’appeler Joe, comme dans le film, ou Malcom, comme dans le livre. Mais je l’appelle Vin. Je me suis dit qu’il avait besoin d’un nouveau nom. Je me suis inspiré du personnage de Steve McQueen dans les Sept Mercenaires, qui est le plus cool d’entre tous.»

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James Grady © Fabrizio Calvi

Un personnage cool, mais aussi sombre et inquiétant. «Je voulais montrer la séduction du pouvoir. Dans la première histoire, Condor est innocent; il ne peut plus l’être. Je ne voulais pas qu’il soit aigri, mais qu’il soit au cœur de l’action.» Reste à trouver le MacGuffin des Derniers Jours du Condor. Un soir de décembre, James Grady dîne avec un ancien du FBI et chauffeur de Hoover, Harry Gossett, un mythe à l’intérieur du Bureau. Les deux hommes discutent notamment des récentes opérations spéciales lancées par les militaires américains. James Grady imagine que la meilleure manière d’avoir un service vraiment secret serait qu’il n’existe pas réellement. Il ne doit pas avoir de siège, pas de numéro de téléphone, pas d’adresse. Tout doit passer par internet, ses bureaux doivent être virtuels. Harry Gossett approuve. C’est ainsi qu’est né le plus redoutable des services de renseignement jamais imaginé. Le V. Avec un V comme Vapeur, parce qu’il est aussi insaisissable que le gaz, partout et nulle part. Condor en est le créateur. Les algorithmes qui aident les agents de Vapeur à prévoir les comportements indiquent qu’un jour ou l’autre le père – c’est-à-dire le Condor – tuera ses enfants. Dès lors, le destin de Condor est scellé. Le nôtre aussi? Les Vapeurs qui s’échappent de Washington pourraient bien nous étouffer plus vite qu’on ne le pense.