Virginia Cowles (Brattleboro 1910 - Biarritz 1983) naît en 1910 dans l’Etat du Vermont, Etats-Unis. Après quelques articles dans les rubriques société de petits journaux, elle fonce sans barguigner en Europe pour couvrir la guerre d’Espagne qui démarre en 1936. Elle sillonne une Europe déchirée par dix années de conflits, travaillant dans la diplomatie et récompensée du prestigieux OBE (Ordre de l’Empire britannique) pour son travail de correspondante de guerre en 1947. Virginia Cowles écrit de nombreuses biographies, et ne cesse de doubler son travail de reporter par une œuvre d’écrivain exceptionnelle. Son itinéraire s’arrête net dans un accident de voiture avec son mari en 1983, dans le Pays basque français. Elle a 73 ans. Retour en 1938. Virginia Cowles est au cœur du réacteur de la guerre mondiale qui s’annonce. Elle voyage entre la France et Prague au moment où les accords de Munich s’apprêtent à être signés dans une insouciance mâtinée d’effroi prémonitoire. Deux ans auparavant, cette jeune Américaine de 26 ans en mal d’aventure quittait son New York pour l’Europe. Elle voulait être «là où ça se passe». Ce sera Barcelone, Madrid, Paris, Berlin, Prague, Rome, mais aussi l’URSS, la Pologne, la Finlande… De la guerre d’Espagne où elle croise ses homologues Hemingway et Martha Gellhorn, à la Seconde Guerre mondiale qu’elle suit depuis les réceptions chics de Hitler à Berlin jusque dans les appartements de Churchill à Londres, Virginia Cowles est au bon endroit au bon moment, à l’aise et à propos, sagace et audacieuse, dotant ses reportages d’une intelligence de narration hors du commun dans une langue vivante et précise. En 1941, elle rassemble les textes de ses différents souvenirs et reportages essentiellement publiés dans le Sunday Times au sein d’un livre de récits et de reportages exceptionnel Looking for Trouble. - Karine Papillaud
J’écoutai le discours de Hitler à Nuremberg dans l’appartement de H.R. Knickerbocker, quai de Béthune. La voix sifflante, menaçante, cajolante, s’éleva presque en un cri pour cette phrase: «Si ces créatures torturées (les Allemands des Sudètes) ne peuvent obtenir par elles-mêmes ni le respect de leurs droits ni l’appui qu’il leur faut, nous pouvons, nous, leur garantir l’un et l’autre!» Avec du recul, il paraît incroyable que ce discours ait pu laisser subsister des doutes. C’est cependant un fait. Les optimistes faisaient remarquer que Hitler ne s’était pas engagé en vue d’une action bien déterminée. Peut-être était-ce le chef-d’œuvre du bluff. Si les démocraties tenaient bon, il serait forcé d’admettre son premier échec diplomatique. D’autre part, un dictateur pouvait-il faire machine arrière? Les hommes d’Etat n’avaient pas encore compris que la politique n’était plus dirigée par des mots habiles et des manœuvres subtiles – que seuls comptaient désormais les canons, les tanks et les avions.
J’allai au Quai d’Orsay, après le discours, voir M. Comert, directeur français de la presse étrangère, avec John Whitaker, du Chicago Daily News. Il nous reçut en souriant.
– Cela s’annonce mieux que nous ne l’avions prévu, dit-il. Naturellement, le tableau n’est pas entièrement rose, mais il aurait pu être pire. Il n’a pas dit qu’il attaquerait la Tchécoslovaquie.
Dans cette atmosphère d’incertitude et de faux espoir, la seule réaction raisonnable fut celle du chauffeur de taxi qui nous reconduisit. John lui demanda s’il avait entendu le discours et ajouta que, à son avis, Hitler était une espèce de maniaque.
– Oh! non, répondit le chauffeur, ce n’est pas le mot juste. Au contraire, c’est un as pour l’Allemagne, et un désastre pour la France.
J’ai souvent pensé à ses paroles en songeant combien la destinée de la France aurait été différente si le ministre des Affaires étrangères avait été ce chauffeur de taxi au lieu de Georges Bonnet.
Whitaker et Knickerbocker partirent pour Prague le lendemain matin; je les suivis vingt-quatre heures plus tard. Le discours de Hitler avait exalté les Allemands de Tchécoslovaquie, et des émeutes avaient éclaté dans tous les territoires sudètes. Les Tchèques, après avoir proclamé la loi martiale, rappelaient à nouveau leurs réservistes. Je trouvai Prague frissonnant face à la menace, avec ses bâtiments centenaires, tristes et gris sous un ciel sombre. Une activité fiévreuse régnait partout. Des ouvriers creusaient des abris dans le parc. Des femmes faisaient la queue devant les épiceries afin d’emmagasiner des réserves de vivres. Les enfants essayaient des masques à gaz. Des milliers de recrues civiles, avec des baluchons et des mallettes, pénétraient dans les baraquements, et toute la journée durant des trains de troupes quittaient la gare. Malgré la censure de la presse, décrétée d’urgence, des numéros spéciaux paraissaient presque toutes les heures et étaient vendus aussitôt. On envahissait les cafés, tout le monde commentait la situation et, de temps en temps, on entendait une bribe de conversation:
– Ce soir... Vous croyez qu’ils bombarderont ce soir?
La vie suivait son cours normal, malgré l’incertitude sur ce qui allait se passer d’une heure à l’autre. La banalité des propos est l’une des choses les plus frappantes pendant les moments de crise. Les hommes se faisaient couper les cheveux, les femmes discutaient chez l’épicier, les enfants allaient au cinéma. Jusqu’au portier de l’hôtel Ambassador qui m’accueillit avec son sourire poli et conventionnel.
– Quel plaisir de vous revoir! me dit-il.
Comme si je venais pour des vacances! Des journalistes, des photographes, des «radiophonistes» encombraient déjà l’hôtel. Les téléphones résonnaient, exactement comme à Nuremberg, à Paris, à Berlin ou à Londres, pour annoncer les dernières nouvelles de Prague. Je tombai sur Ed Beattie, de l’United Press, arrivé le matin même. Il m’annonça que Whitaker et Knickerbocker étaient partis pour les territoires sudètes et établissaient leur quartier général à Carlsbad. Des rapports différents commentaient la lutte. Les Allemands affirmaient qu’une véritable guerre civile avait éclaté, tandis que les Tchèques le niaient. Nous décidâmes, Beattie et moi, de nous en rendre compte par nous-mêmes. Nous louâmes donc une voiture et partîmes le lendemain matin pour les territoires sudètes. A quelques kilomètres de Prague, nous croisâmes trois fillettes à bicyclette sur la route poussiéreuse, leurs nattes flottant dans la brise et des masques à gaz gris et cylindriques négligemment accrochés à leur guidon. Un peu plus loin, sur la ligne des fortifications tchèques, des rangées ordonnées de petites casemates, camouflées en meules de foin, s’étendaient sur des kilomètres à travers champs. Des soldats tchèques les gardaient, casqués d’acier et baïonnette au canon, étrangement déplacés au milieu de cette campagne pacifique. Les paysans continuaient tranquillement leur travail, indifférents à leur présence. Il était facile de délimiter les districts sudètes. Des svastikas à la craie rouge apparaissaient soudain sur les bornes de la route. Sur les poteaux téléphoniques, on lisait en lettres brillantes: «Heil Hitler!» et la plupart des poteaux indicateurs portant des noms tchèques avaient été détériorés et projetés à terre.
Nous nous arrêtâmes à Carlsbad, l’une des stations thermales les plus réputées d’Europe. Les grands hôtels, généralement bondés d’étrangers, étaient abandonnés et déserts. Nous nous trouvions seuls, pour goûter, dans le restaurant du Grandhotel Pupp. Une dizaine de garçons erraient, désœuvrés, et nos voix résonnaient si bruyamment dans le silence que nous nous mîmes à parler tout bas. Dans le vestiaire, la femme de chambre, une Allemande entre deux âges, comme affamée de clients, s’agita autour de moi. Tout à coup, elle éclata en sanglots, disant que le commerce estival était ruiné par tous ces bruits de guerre.
– Je ne sais pas ce qui est arrivé, gémit-elle, nous étions si tranquilles ici, il y a quelques mois. Maintenant, tout le monde est devenu fou.
Il n’y avait que deux clients dans tout l’hôtel, deux professeurs américains venus à Carlsbad faire une cure et qui refusaient obstinément de s’en aller. En dehors des nazis et de quelques fanatiques, les gens normaux à qui nous parlâmes, Beattie et moi, désiraient – comme ceux de partout, d’ailleurs – qu’on les laisse en paix. Ils étaient comme les pions d’une partie d’échecs trop compliquée pour leur entendement. C’était là leur tragédie. Nous en eûmes un exemple caractéristique dans le petit village d’Harbersbirk, où une grosse émeute avait eu lieu quand deux mille Allemands des Sudètes avaient enfoncé les portes du quartier général de la police tchèque. Quatre gendarmes tchèques avaient été tués et un drapeau déchiré flottait en berne sur le toit. A l’intérieur, ce n’étaient que débris de mobilier sur le plancher ensanglanté. Le verre protégeant le portrait de Tomáš Masaryk, sur le mur, avait été brisé. Dehors, deux Allemands erraient pitoyablement dans la cour. L’un d’eux, un jeune social-démocrate qui avait soutenu les Tchèques dans l’émeute, était accusé de trahison par les Allemands, et il avait peur de rentrer chez lui. L’autre, un vieil instituteur, restait tranquillement debout au milieu de la cour en secouant la tête. Il expliqua qu’il était trop vieux pour s’intéresser à la politique, mais qu’il ne pouvait comprendre leurs mobiles.
– Ce ne peut cependant pas être la nouvelle culture allemande! disait-il, en montrant les portes arrachées.