Depo-Provera: le prochain scandale médical est en marche (1/4)

Commercialisées sous le nom de Depo-Provera, les injections contraceptives trimestrielles d’acétate de médroxyprogestérone (DMPA) sont massivement distribuées dans les pays en développement. Comme si leurs antécédents controversés n’avaient jamais existé.

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La FDA a retiré son approbation du DMPA comme contraceptif et maintenu son refus jusqu'en 1978, avant de l'homologuer à nouveau en 1992. © Elodie Bregnard

La nouvelle a été très applaudie en novembre 2014: pour une fois, les femmes dans les pays en développement seraient les premières servies. Elles profiteraient avant les habitantes des pays riches d’une avancée majeure de santé publique, la contraception à 1 dollar!

Notamment grâce à la générosité de la Fondation Bill et Melinda Gates (BMGF) basée aux Etats-Unis, de l’organisation américaine non gouvernementale PATH (Program for Appropriate Technology in Health) et du fabricant Pfizer, coinitiateurs et partenaires du Sayana Press Project, un programme ciblant quelque 225 millions de femmes.

Le produit que ce projet se préparait à distribuer à large échelle en Afrique et en Asie du Sud: de l’acétate de médroxyprogestérone (un progestatif de synthèse, abrégé aussi DMPA), conditionné dans un système de monodoses à usage unique, permettant des injections trimestrielles sous-cutanées. Autrement dit, qui peuvent être effectuées même par du personnel soignant peu formé, voire par les femmes elles-mêmes.

Au-delà de savoir si le contrôle des naissances représente véritablement une priorité urgente pour les pays en développement (ce sujet est âprement débattu depuis des années), une question se pose: dans le cas du produit Sayana Press, peut-on parler d’une innovation et d’un bon rapport bénéfice-risque? Rien n’est moins sûr. Car à y regarder de plus près, ce contraceptif présenté comme novateur est en fait un vieux produit, aux antécédents lourds et controversés.

Les injections trimestrielles de DMPA existent en effet depuis plus de 50 ans. Commercialisées sous le nom de Depo-Provera, elles ont été développées à la fin des années 1950 par le fabricant américain Upjohn, intégré depuis 2003 à Pfizer. L’histoire de leur homologation a été extraordinairement chaotique.

Alors que Depo-Provera a pu être enregistré sans histoire comme contraceptif dans la majeure partie des pays du monde dès la fin des années 1960 (1969 en Suisse), Upjohn a dû attendre 1992 pour qu’il soit définitivement autorisé aux Etats-Unis, et 1997 au Canada. La raison de cet écart est à chercher notamment dans le durcissement des lois américaines sur l’homologation des médicaments à partir des années 1960.

Depo-Provera y a été évalué à l’aune d’exigences beaucoup plus strictes qu’en Europe ou dans les pays en développement, où l’on s’est souvent contenté de l’enregistrer en se fiant aux indications du fabricant.

Mais surtout, en un demi-siècle, le DMPA s’est régulièrement retrouvé au cœur de pratiques dénoncées par toute une série d’acteurs comme inadmissibles et scandaleuses: essais cliniques effectués à l’insu des participantes, ciblage systématique de populations vulnérables, non-respect du devoir d’information et du droit au consentement libre et éclairé, dissimulation d’effets secondaires sérieux, conflits d’intérêts, corruption, pressions… Bref, son histoire extraordinaire est inquiétante à plus d’un titre. Les éloges presque unanimes dont le Sayana Press Project a fait l’objet au moment de son lancement pourraient faire croire que les controverses sont aujourd’hui résolues. En réalité, c’est loin d’être le cas, et si l’on veut saisir les enjeux de ce qui se trame aujourd’hui, un rappel des faits s’impose.

A la base, Upjohn n’avait pas prévu de demander que le progestatif synthétisé dans ses laboratoires soit autorisé comme contraceptif, mais pour le traitement de l’endométriose et des fausses couches – homologation qui lui avait d’ailleurs été rapidement accordée en 1960 par l’autorité américaine de surveillance des médicaments FDA (Food and Drug Administration).

C’est lors des premiers tests réalisés au Brésil pour ces indications que les chercheurs ont constaté que les femmes auxquelles le produit était administré cessaient d’avoir leurs règles. Cette observation poussa Upjohn à déposer en 1963 une demande d’autorisation auprès de la FDA pour mener des essais sur l’animal et l’être humain. Objectif: établir l’efficacité et l’innocuité du DMPA comme contraceptif d’action longue durée.

Si Upjohn voulait réaliser ces études, c’est moins parce qu’il tenait absolument à s’assurer que son produit était efficace et sûr, que parce qu’il y était désormais contraint par la nouvelle législation. Celle-ci obligeait pour la première fois les fabricants de médicaments à démontrer que leurs produits avaient une efficacité avant d’être homologués. La même année, la FDA a officiellement accordé à Depo-Provera le statut de nouveau médicament expérimental (Investigational New Drug ou IND).

A partir de 1965, Upjohn a lancé des études de terrain dans quelque 70 pays (hors Etats-Unis) et conclu, en 1967, un accord avec la Grady Memorial Family Planning Clinic à Atlanta (Etat de Géorgie) pour des essais cliniques à grande échelle. Curieusement, les essais du DMPA sur l’animal, eux, n’ont démarré qu’un an plus tard – alors qu’en principe, ils doivent précéder ceux sur l’être humain. Manifestement, à la FDA, personne ne s’en est ému.

Pour Upjohn, obtenir l’autorisation de commercialiser le DMPA comme contraceptif aux Etats-Unis était une priorité stratégique. Non seulement pour s’assurer un accès au marché nord-américain, le plus gros du monde, mais aussi pour renforcer la légitimité de Depo-Provera dans les pays en développement, où il avait été introduit dans les programmes de planning familial, d’ailleurs soutenus par des organisations gouvernementales américaines.

Apparemment, le fabricant avait aussi donné un «coup de pouce» pour assurer son succès dans ces Etats. Même si on ignore quelle part de ce montant était spécifiquement dévolue au DMPA, Upjohn a admis avoir versé entre 1971 et 1976 plus de 4 millions de dollars de pots-de-vin à des employés de gouvernements, des intermédiaires et des responsables hospitaliers dans 29 pays du Tiers-Monde, afin d’assurer l’écoulement de ses produits.

L’objectif d’Upjohn sembla atteint en 1974, lorsque la FDA suivit son Comité consultatif en obstétrique et gynécologie (CCOG) et approuva Depo-Provera comme contraceptif, mais uniquement «pour les femmes qui trouvent les autres méthodes contraceptives inacceptables ou difficiles, et pour celles qui ont une débilité mentale et résident en institution». Cette homologation a suscité un tollé chez les organisations féministes et de protection des consommateurs aux Etats-Unis.

Car entre-temps, Depo-Provera était soupçonné de favoriser le développement du cancer du sein: un an plus tôt, les essais menés sur le chien avaient mis en évidence un taux anormal de tumeurs mammaires. Pendant que la communauté scientifique s’échauffait pour savoir si la chienne beagle était un modèle animal approprié pour évaluer un progestatif, Upjohn retirait du marché américain son produit vétérinaire Promone contenant du DMPA. Ce qui avait fait dire à Sybil Shainwald, avocate du National Women’s Health Network: «Ils ont cessé de le donner aux chiennes, mais continué à le donner aux femmes.»

La polémique a entraîné des auditions devant le Congrès américain. Celles-ci ont montré que les experts internes de la FDA avaient en fait recommandé de retirer au DMPA son statut de nouveau médicament expérimental, car l’analyse préliminaire des données d’Upjohn indiquait des liens possibles entre son utilisation et le cancer. Etrangement, leur avis n’avait pas été transmis au CCOG. Le président du comité du Congrès a conclu que l’autorisation n’aurait pas dû être accordée.

La FDA a retiré son approbation et maintenu son refus en 1978, en dépit d’un nouvel avis favorable du CCOG. Dans la foulée, elle a dépêché des experts à la Grady Clinic «parce qu’il s’y passait de drôles de choses». C’était le moins qu’on puisse dire. L’essai Grady durait depuis onze ans mais, manifestement, personne ne s’était jusque-là senti appelé à demander des comptes aux investigateurs. Des pratiques des plus contestables s’y étaient installées. En plus d’importantes lacunes méthodologiques, les experts de la FDA ont noté un manque évident de diligence et de suivi. Et décidé de stopper l’étude.

Aujourd’hui encore, on ignore combien de participantes cet essai a impliquées; les estimations varient selon les sources entre 13’000 et 14’000. Une chose est sûre: plus de 90% d’entre elles étaient noires, le plus souvent issues de milieux défavorisés et la plupart ignoraient qu’elles participaient à une étude.

Leur consentement, lorsqu’il était obtenu, ne l’était donc pas dans les règles. On ne les informait pas des effets indésirables et on ne répertoriait pas ceux qu’elles rapportaient. Des cas de contrainte ont aussi été mis en évidence. Les décès et les cancers survenus durant cette période n’ont pas été signalés à la FDA.

Quant au directeur de l’étude Robert Hatcher, qui considérait de toute façon Depo-Provera comme un «superbe contraceptif», il n’a jamais fait parvenir de rapports annuels sur l’avancée des travaux, alors qu’il en avait l’obligation légale. Selon les sources, entre 50% et 80% des participantes n’ont pas fait l’objet d’un suivi. Tout indique que dans cette clinique, Depo-Provera était systématiquement proposé comme contraceptif, comme s’il s’agissait d’un produit déjà homologué et non d’un médicament expérimental.

Upjohn a fait appel contre le refus d’homologation, mais la décision de la FDA a été confirmée par une commission d’enquête en 1984.

De fait, plus de 20 ans après avoir déposé sa demande d’homologation du DMPA comme contraceptif, le fabricant se retrouvait à la case départ. Alors qu’il avait besoin plus que jamais d’une «légitimité US» pour son produit. Comment se fait-il qu’aujourd’hui, les injections contraceptives trimestrielles soient autorisées aux Etats-Unis? Nous découvrirons dans le prochain volet de cette enquête à la faveur de quelles circonstances Upjohn a réussi à retourner la FDA.