«L’optimisme est un impératif catégorique»

Patrick Deville est un écrivain pérégrin, toujours itinérant, jamais immobile. Depuis un quart de siècle, il entreprend une œuvre au long cours qui lui commande de circonscrire la planète entière. Rencontre.

Deville Heimermann Deville Heimermann
© Astrid Di Crollalanza

Volume après volume, Patrick Deville épuise le monde et remonte le temps avec une prédilection pour les pays interlopes, les personnages bancroches et les écrivains eux-mêmes enclins à plier bagage plus souvent qu’à leur tour. Le mitan du XIXe siècle porté par un vent d’optimisme sans frein a ses préférences pour ce qu’il nous a légué d’espoirs et d’initiatives mêlées.

Il semble que tout ait commencé grâce à un Tapis volant (Hemma, 1960), un livre pour enfants d’une trentaine de pages que votre grand-tante, Simone, vous a donné alors que vous n’étiez âgé que de trois ans?
(Surpris, il découvre un exemplaire un peu défraîchi de ce document sans prix.) Ah, vous en avez trouvé un! Oui, c’est bien ce petit album que «Monne» m’a offert alors que, atteint d’une malformation à la hanche et ayant subi une opération, je suis resté immobilisé sur le dos dans une coque en plâtre pendant plus d’un an dans l’hôpital psychiatrique où nous habitions. Par bonheur, les postes de télévision étaient rares et les consoles de jeu inexistantes; c’est en tout cas grâce à ce tout premier livre que j’ai appris à lire, seul, sans l’aide ni les conseils de personne…

Un ouvrage marquant qui rapporte une histoire qui ne l’est pas moins…
En effet, par je ne sais quelle perversité ce Tapis volant profite à un petit garçon de mon âge ou presque, prénommé Michel qui est alors mon contraire: il bouge, s’agite et voyage où et quand bon lui semble alors que pour ma part je suis cloué sur mon lit, cloîtré dans ma chambre, prisonnier du Lazaret de Mindin situé juste en face de Saint-Nazaire (Loire-Atlantique)…

Compte tenu de votre handicap, il était impérieux que vous vous échappiez d’une manière ou d’une autre?
«Chacun est à soi-même l’être le plus obscur», comme l’écrivait Nietzsche. Je n’étais pas conscient de cela. Le suis-je aujourd’hui? Je n’ai aucune envie de me lancer dans un quelconque exercice de psychanalyse…

Néanmoins, on ne peut s’empêcher de filer la métaphore entre la fugue du jeune Verne en 1839 par exemple (Jules avait 11 ans) et vos propres aspirations...
Oui, à onze ans, la fugue et la première escale de Verne: Paimboeuf, là où je suis né, le plus grand avant-port du temps de la marine en bois. Il s’enfuit, rêve de s’enrôler comme mousse, son père le récupère, le corrige et le ramène à Nantes. Moi, je n’ai pas décollé de mon lit, mais mon Tapis volant a pallié à merveille cette déficience. Plus tard, toujours devant cette porte du Lazaret, une autre évidence: c’est là encore que Louis-Antoine de Bougainville (1729-1811) appareille pour la première fois pour la Polynésie.

«Il n’y a pas de hasard»: l’adage ne ment pas…
Disons que tout cela a sans doute participé de mon état d’esprit, mais je ne suis pas le seul à être né à Paimboeuf et à avoir eu le désir d’arpenter la planète…

«Ce n’est pas une vie que de ne pas bouger», dit Alexandre Yersin, l’un de vos héros (Peste & choléra). Ce pourrait être votre mantra, votre devise…
Peut-être, mais ce n’est pas la panacée pour autant. Il y a sans doute des sédentaires heureux.

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Le tapis volant, Mary H. Zimmerman, Hemma, 1960 (épuisé). © DR

Page 8 du Tapis volant, l’enfant prononce pour la première fois le célèbre abracadabra qui, d’un seul coup, d’un seul, le conduit au pays des Mille et une nuits. Une formule cabalistique que vous avez reprise pour désigner le projet éditorial qui est le vôtre depuis plus de deux décennies et qui, lui aussi, vous a si j’ose dire permis de prendre votre envol...
Absolument, sauf que je n’ai pas immédiatement rendu public le caractère tautologique de mon entreprise. Si mes lecteurs ont assez vite remarqué que tous mes titres se terminaient par «a» (Pura vida, Equatoria, Kampuchéa, Peste & choléra, Amazonia, etc.), mon éditeur, en revanche, n’était pas trop pressé d’insister sur l’aspect «série» de ce projet. Sans doute trouvait-il présomptueux que j’annonce d’emblée: «Cher lecteur, vous venez de mettre le doigt dans quelque chose qui va durer au bas mot douze volumes et un quart de siècle!» Aujourd’hui que j’ai écrit huit volumes, il est sans doute moins inhibant d’échanger à ce propos.

Aviez-vous clairement arrêté votre cahier des charges dès 1999-2000?
Absolument. Au Seuil, mon éditeur, j’ai fourni un projet où, d’entrée de jeu, j’avais sélectionné douze lieux de par le monde que j’ambitionnais de visiter les uns après les autres. L’ordre de ces pérégrinations a été suivi: soit un tour du monde eastbourn (en direction de l’est) et un tour du monde westbourn (en direction de l’ouest), les deux programmés avant et après un retour sur moi-même, un voyage «immobile», consenti dans le cadre du Lazaret de Mindin où j’ai souffert sur mon lit de torture et dont mon père assurait la direction.

Pouvez situer l’instant précis de cette décision. Y a-t-il eu un déclic? Un événement particulier?
Cela ne s’est pas fait en un jour. J’avais déjà écrit quatre romans plus ou moins expérimentaux chez Minuit, je venais d’en commencer un cinquième quand m’est venue peu à peu cette idée en même temps que l’envie de changer de cap. Cela remonte au début des années 90. Après la chute du mur de Berlin, j’ai sillonné la plupart des pays du bloc soviétique avant de m’installer à La Havane. Je voulais assister à la chute du castrisme. Le castrisme n’est pas tombé, mais je suis resté et j’ai appris l’espagnol que je n’avais jamais étudié. C’est à ce moment-là que j’ai cherché une nouvelle forme de narration, tout en continuant à écrire «comme avant» puisque mon dernier roman chez Minuit (Ces deux-là) est sorti en librairie au même moment, ou presque. Si je devais isoler un élément déclencheur, je choisirais la découverte du personnage de William Walker (1824-1860) grâce à un vieil agent du Komintern dont les archives prouvaient que cet Etats-Unien pressé de conquérir divers pays d’Amérique centrale au début du XIXe siècle était financé par l’ordre des Chevaliers du Cercle d’or! Il y avait là matière à composer un roman d’aventures sans fiction et c’est ce que j’espérais trouver depuis un certain temps déjà.

Est-ce que vous aviez, chez Minuit, l’impression d’être dans une impasse?
Disons que ce que j’écrivais ne me satisfaisait plus. Et pourtant, à l’origine, mon souhait impérieux était d’être publié par cette maison comme Jean-Philippe Toussaint (La clef USB, Nue, La vérité sur Marie, Fuir, La salle de bain, etc.) qui a le même âge que moi et dont j’étais très proche. Et puis j’ai rencontré Jean Echenoz (Je m’en vais, Cherokee, Ravel, Zatopek, 14, Nous trois, etc.) autre auteur Minuit d’importance. Tout cela paraissait naturel avant que je ne me sente trop à l’étroit dans cette forme de littérature post nouveau roman.

Vous aviez besoin davantage d’espace?
Je cherchais plutôt une forme qui me permettrait de jouer de différents genres littéraires. Ce n’est pas venu d’un claquement de doigts. Il y a eu l’étape William Walker, mon installation en Amérique centrale, la découverte des sandinistes, etc. Tout cela mélangé pouvait me permettre de tâter de l’essai politique, du roman de voyage, du récit d’aventures, de la confession autobiographique, etc. Encore fallait-il trouver le ton juste. Ma première tentative, Pura vida, est encore très formaliste, très «Minuit» en quelque sorte. J’avais décidé d’un protocole élaboré où, par exemple, j’étais tenu d’écrire sur deux capitales de deux pays limitrophes, deux jours bien déterminés, admettons le vendredi 21 février 1997 à Managua-Nicaragua et le vendredi 28 février 1997 à Tegucigalpa-Honduras. Et à partir des événements recensés ici et là dans la presse, je devais m’astreindre à récolter autant de petits bouts de laine capables de tisser un récit qui me permettrait de remonter le cours du siècle dans les pas de William Walker et l’histoire de l’Amérique centrale pendant un siècle et demi…

Toutes proportions gardées, lorsque l’on évoque «Abracadabra», on pense à d’autres séries célèbres: aux 90 ouvrages de La Comédie humaine de Balzac écrits en 22 ans (1828-1850); aux 20 volumes des Rougon-Macquart de Zola écrits en 23 ans (1870-1893); aux 90 romans et nouvelles des Voyages extraordinaires de Verne écrits en 56 ans (1863-1919). Vous sentez-vous proche de ces collectionneurs exceptionnels?
Mon projet est somme toute plus restreint et plus modeste, même s’il s’étendra sur une trentaine d’années au final! Je suis sensible à ces expériences, mais ce ne sont pas les œuvres littéraires que je porte à mon panthéon. Mes adulations les plus hautes, je les réserve plutôt à des œuvres hybrides et un peu bancales, et à la première personne du singulier. Aux Essais de Montaigne ou aux Mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand qui mêlent le portrait, l’intime, le politique, la réflexion philosophique. Les Essais, ce n’est même pas Montaigne qui les a organisés et agencés, ce n’est même pas une œuvre finie. Les Mémoires d’outre-tombe sont également particulières puisqu’elles étaient supposées être publiées après la mort de l’auteur. C’est une œuvre foisonnante. Il y a de l’épique, des voyages, Saint-Malo, la Louisiane, le chant du merle à Combourg…

Zola a sous-titré sa série: «Histoire naturelle et sociale d'une famille sous le second Empire». Quel pourrait être le sous-titre de la vôtre?
Pour Pura vida qui ne disait rien à personne, j’ai ajouté Vie et mort de William Walker. Un sous-titre qui a disparu depuis. Il eut été malvenu d’ajouter sur les volumes suivants, Vie et mort d’Alexandre Yersin, Vie et mort de Pierre Savorgnan de Brazza, etc. En revanche, il y a un surtitre admis de tous: «Abracadabra»…

Lorsque l’on vous lit, on ne peut s’empêcher de penser aussi aux 99 chapitres de La vie mode d’emploi de Georges Perec et, en particulier, à Bartlebooth, l’un de ses personnages essentiels qui, pendant vingt ans, parcourt le monde et peint une aquarelle marine tous les quinze jours…
Là oui, il y a une connivence, le rapport formel, la fameuse contrainte. Je remarque d’ailleurs qu’au début, j’étais en contradiction totale avec la littérature que pratiquait et défendait par exemple Michel Le Bris (passeur essentiel d’une littérature «en mouvement», créateur, entre autres, du Festival des Etonnants voyageurs). Avec Pura vida, j’étais à cent lieues des écrivains du «Grand dehors», de la littérature monde. Mais petit à petit, tout cela s’est superposé. A l’origine, je n’ai pas fait cette série contre les expérimentateurs, contre les adeptes du nouveau roman. Je sais ce que je dois à Jérôme Lindon (responsable des Editions de Minuit de 1948 à sa mort en 2001). D’une certaine manière, ma série est formaliste. Comme chez Perec, il y a des passages obligés, certains visibles, d’autres invisibles. Comme lui, j’adhère au concept «de la contrainte naît la liberté» d’André Gide. Mais lui a poussé le curseur vraiment très loin. Personnellement, je ne suis pas oulipien.

Vous sentez-vous plus à l’aise depuis votre virement de bord?
Je jubile de faire cela. Et je ne le cache pas cela me rend également heureux de constater que le public adhère…

Au départ, qu’est-ce qui bloquait?
Je ne savais tout simplement pas faire. Ce n’est pas une mince affaire que de changer d’instrument. Pura vida, je l’ai commencé en 1997, mais, comme je l’ai dit, le dernier Minuit a paru en 2000. Vu de l’extérieur ce changement de cap a l’apparence d’une coupure nette, tranchée. Cela ne correspond pas à la réalité. Pendant des années, j’ai oscillé de l’un à l’autre, de mon instrument nouveau à mon vieil accordéon et vice versa.

A partir de Vivavous proposez une bibliographie en fin de volume et à partir de Fenua, vous avez même ajouté les crédits des citations qui ponctuent de temps à autre votre récit. Pour mieux partager avec le lecteur?
La belle et grande raison serait, en effet, d’inciter le lecteur à aller plus loin. Elle existe. C’est un rêve borgésien: chaque fois que je mentionne un titre, le lecteur serait invité à faire un pas de côté en direction de l’œuvre en question. Nous partagerions l’un et l’autre une bibliothèque commune. Mais il existe une seconde motivation, plus terre à terre: le besoin de répondre aux contraintes juridiques en mentionnant les auteurs à qui j’emprunte une phrase ou deux…

Quelque part vous insistez: «Le socle c’est la bibliothèque». Est-ce que l’on peut écrire sans lire?
(Elevant la voix.) Sûrement pas! C’est inconcevable. Cette phrase ne renvoie pas qu’aux écrivains, elle renvoie à la vie sociale dans son ensemble. Pendant longtemps, il était impossible de devenir pharmacien ou politicien sans avoir, au préalable, épuisé «la» bibliothèque. Il convenait de faire, comme on disait à l’époque, ses humanités. Cette obligation a quelque peu disparu. C’est dommage…

Lire avant d’écrire c’est un acte d’humilité?
Absolument. C’est surtout une exaltation extraordinaire. Il faut tout de même beaucoup d’orgueil – et pas du tout de vanité! – pour oser ajouter une phrase à toutes celles qui ont déjà été publiées. Plus que d’humilité, c’est de doute dont il est question et plus encore d’enthousiasme. Comme si, agrippé à une corde commune, j’étais invité avec des millions d’autres à tirer le grand «navire» de la vase pour le faire avancer ne serait-ce que de quelques millimètres supplémentaires…

Dans le fait d’écrire, il y a aussi l’idée d’entretenir la flamme. Vous dites dans Viva: «On écrit toujours contre l’amnésie générale et contre la sienne propre.»
Existe une chaîne dont les écrivains sont les maillons. Mais c’est vrai aussi pour les musiciens ou les peintres. Evidemment que Van Gogh ou Gauguin connaissent leur art sur le bout de leurs pinceaux. Et Picasso! Contrairement à ce que suppose la croyance populaire, le syndrome de la table rase n’existe pas. C’est plutôt le principe du biologiste allemand Ernst Haekel (1834-1919) qui, toujours, s’impose. Le principe qui suppose que l’ontogenèse récapitule la phylogenèse, autrement dit que le temps de quelques infimes réactions chimiques, le fœtus du poussin dans l’œuf (pour prendre cet exemple) re-parcourt l’évolution de l’espèce toute entière. Ce qui ne veut pas dire que si l’on casse l’œuf un petit dinosaure va apparaître, mais que toutes les étapes de l’évolution s’enchaînent en accéléré le temps de l’incubation. Et ce qui est valable dans le monde des vivants l’est aussi dans l’ordre des arts. Une bibliothèque c’est aussi, en quelque sorte, une galerie de l’évolution. Ce n’est pas forcément une progression sans tache. Tout au long du parcours, il y a des ruptures, des renoncements, mais aussi d’évidents progrès…

Vous semblez très porté sur les coïncidences…
Absolument. Chaque jour que Dieu fait, je constate que les coïncidences d’éphéméride et les coïncidences d’événements partagent souvent le même destin. Quand, par exemple, j’ai été confronté à ce document prétendant que Paul Gauguin était l’ami d’Arthur Rimbaud, j’ai aussitôt enquêté. Et conclu que si éventuellement on pouvait admettre que l’un et l’autre étaient théoriquement «amis en art», il était impossible qu’ils l’aient été au sens propre. Au passage, j’ai, cependant, découvert que c’est à sept ou huit jours d’intervalle, dans le même port de Marseille, sur le même quai, que Rimbaud a débarqué pour toujours de retour d’Abyssinie et que Gauguin a embarqué pour la première fois en partance pour la Polynésie. Il s’en est fallu d’une petite semaine pas plus qu’ils se croisent pour de bon. On ne peut inventer un truc pareil. C’est romanesque en diable. C’est offert à qui sait regarder, chercher et être attentif. Les coïncidences c’est la nature même de mon projet. Comme tous mes livres ont pour point de départ la date de 1860 et comme point d’arrivée les jours d’aujourd’hui, ce qui m’intéresse depuis vingt-cinq ans, c’est baigner toute la planète dans cette même temporalité.

Vous avouez aussi une faiblesse pour l’esperluette, un signe typographique qui est, comme un fait exprès encore, dans l’intitulé de la collection qui vous accueille au Seuil: Fiction & Cie.
Absolument. Je me reconnais parfaitement dans cette «compagnie»... inventée par Denis Roche (1937-2015). J’arrivais de chez Minuit. J’ai dans un premier temps contacté Olivier Rolin (Le météorologue, Tigres en papier, Port-Soudan, Extérieur monde, Videz les lieux, etc.) qui travaillait là et que je connaissais. D’emblée, Pura vida a bénéficié d’un capital de sympathie, mais il a néanmoins subi l’examen de comité de lecture. Il a été accepté, mais sans hébergement attitré. Ou bien, je rejoignais le «cadre rouge» partagé par la plupart des romans publiés par Le Seuil ou je ralliais Fiction & Cie situé plus à la marge. C’était une espèce de petit îlot de liberté où Roche, écrivain, poète et photographe à la fois, régnait en maître. Mes romans sans fiction ne pouvaient rêver meilleur hébergement. Chez moi, chaque mot est vérifié et informé. Le «romanesque» est ailleurs: dans l’agencement, dans la structure…

Mais preuve que votre démarche est plus littéraire que documentaire vous insistez: «Le travail ce n’est pas la structure ou l’organisation, c’est la phrase.»
C’est un principe de base et c’est ce pour quoi je tiens à ce que l’estampille «roman» figure sur la couverture de tous mes livres. C’est pour moi une question de déontologie. Cela ne me dérangerait pas que l’on écrive «poésie» au sens où on l’entend à propos des Travaux et les jours d’Hésiode ou à propos de l’œuvre de Virgile tout entière… Dans ces livres, il y a de l’épique, du pratique, des réflexions philosophiques, mais aussi les périodes de semis conseillées aux paysans, des recettes médicinales que sais-je...

Autre symbole récurant proposé par vos livres: le petit marcheur qui figure systématiquement sur leur dos…
Dès le début je me disais que ce dessin de William Blake (1757-1827), intitulé «Le marcheur», était fait pour moi qui avais pour objectif premier de mieux connaître le destin de William Walker («Guillaume Marcheur»). Dans Taba-Taba, j’ai consacré un chapitre qui établit un parallèle entre ce dessin et la publicité du whisky Johnnie Walker, vous savez ce personnage en redingote et chapeau claque dont les figurines trônaient sur les comptoirs des bars à une certaine époque…

Pour revenir au fameux Tapis volant, il est à noter que celui-ci est orné dans ce petit livre d’une carte des Etats-Unis, un pays que votre série néglige. Pourquoi?
J’y suis allé, mais, en effet, il ne figure pas dans les douze lieux que j’ai choisis d’entrée de jeu. William Walker est un sujet états-unien, mais il est fusillé le 12 septembre 1860 au Honduras. S’il était parvenu à conquérir l’Amérique centrale, mon récit eût été changé du tout au tout. Le canal interocéanique aurait été percé selon ses volontés, les sudistes seraient partis à la conquête de la Californie et les Yankees auraient été débordés d’emblée. Dans Fenua, je mentionne également cette exploitation de coton de Tahiti liée à la guerre de Sécession… Mais bon, il y a aussi que ce pays m’insupporte et qu’il occupe suffisamment de place dans l’actualité pour que je ne lui accorde quelque intérêt de surcroît…

Vous en diriez autant du Japon, pays lui-même pas très présent dans votre œuvre?
Il y a un chapitre japonais dans Taba-Taba, un autre dans Fenua. J’ai même effectué pas mal de recherches sur William Smith Clark (1826-1886) scientifique au même moment que Alexandre Yersin. Il est appelé par l’Empereur du Japon pour créer sur l’île d’Hokaïdo la première école pour l’acclimatation de certaines espèces végétales. Je me suis rendu à Sapporo et… je n’en ai rien fait. Cela fait partie de ces «bras coupés» – il y en a eu un certain nombre – qui me chatouillent encore aujourd’hui… Comme il n’a pas trouvé sa place précédemment, j’ai zigouillé ce botaniste d’une phrase dans Fenua… Cela dit mon ambition n’est pas de tout dire, mais plutôt de faire des «carottages» comme ceux que les scientifiques polaires réalisent dans la banquise afin de mieux connaître notre passé.

1860 c’est l’incarnation même d’un certain positivisme qui habite la majorité de vos personnages qui sont autant de médecins, d’entrepreneurs, d’explorateurs qui, toujours, vont de l’avant…
Au début, cette date, le 12 septembre, n’était liée qu’à la mort de William Walker. Mais plus je me suis mis à creuser plus j’ai considéré qu’elle était parfaitement pertinente. Cette décennie commence par la rivalité économique entre les trois grandes nations du nord de l’Europe: la France, l’Allemagne et l’Angleterre; c’est la deuxième révolution industrielle qui entraîne l’exploration; pour écouler les matières premières, il faut des ports, des chemins de fer, des cartes. C’est aussi, je m’en aperçois de plus en plus, la première fois où le monde cesse d’être «renouvelable». On extrait du charbon, mais pas encore de pétrole. Tous les produits que l’on fabrique et que l’on vend sont, disons, «biodégradables». Il n’y a pas de problème de détritus, de déchets, de décharge; pas de surpêche, pas de déboisement irrémédiable. C’est un monde «renouvelable», même si ce mot est bien sûr anachronique.

1860 c’est aussi pour beaucoup l’inauguration du canal de Suez...
J’ai un faible pour les canaux. C’est le «continuum» de William Walker qui s’est, lui aussi, pris pour un perceur d’isthmes au Nicaragua. C’est la fin du second Empire et c’est Bismarck qui se trompe. En effet, ce n’est pas la géographie qui fait l’histoire mais l’inverse. J’y reviens dans Taba-Taba avec Daniel Ortega (président du Nicaragua depuis 2006) qui cède ce vieux projet aux Chinois. Pas un mètre creusé et c’est pourtant l’histoire de toute une partie du monde qui passe de l’influence européenne à l’influence américaine et désormais à l’influence chinoise. Joli raccourci!

Si l’on s’en tient à l’idée d’une période radieuse, 1920 eût pu faire l’affaire…
Sauf que «14» arrive à toute vapeur, que la collision est fatale et que les plaies se révéleront irréparables. La Grande Guerre c’est précisément la fin du monde d’avant, du monde qui va de l’avant. C’est la faillite de ceux que Pierre Michon appelle les «positivistes barbichus», ces jeunes pasteuriens qui pensaient vraiment pouvoir éradiquer définitivement toutes les maladies. Et pareil dans les autres domaines. Dans les transports, les travaux publics, le génie mécanique. Août 1914, c’est le premier suicide de l’Europe, et le sursaut des années folles à suivre ne compte pour pas grand-chose. Au contraire, le positivisme se retourne contre lui-même: l’avion devient porteur de bombes, le gaz devient moutarde, la bactériologie devient une menace de mort, sans parler de l’uranium qui fascine les apprentis sorciers. Si le rêve de 1860 a fonctionné – certes, avec les excès impardonnables comme la colonisation, l’esclavage, etc. – la Première Guerre mondiale va réduire cette utopie à néant.

En 2022 certains ont mauvaise conscience de voyager. Et vous?
Mon empreinte carbone est sûrement moindre que celle d’un footballeur professionnel. J’avoue que je m’en fous un peu. C’est comme tous ces mea culpa permanents, ces théories inclusives ou non inclusives, tout ça ne me concerne pas. Je ne soutiens pas de thèse, je raconte des histoires.

Après l’Inde, suivra le Moyen-Orient?
Je suis sur le chemin du retour. A l’origine, j’avais calculé que sauf pépins majeurs mon exercice correspondrait à mon espérance de vie. Il me reste quatre volumes à écrire, ce qui représente dix ans de travail. Le 21 février dernier, j’ai fêté à Hyderabad les vingt-cinq ans d’«Abracadabra». Fêter est un grand mot. Disons que, comme chaque année, le 21 février, je me suis enfermé et j’ai réfléchi à mon projet. Je mentionne quelquefois ce passage obligé dans tel ou tel livre, le temps d’un chapitre, que j’intitule tout simplement «Immobile». Dans Kamputchéa, je raconte une anecdote bien précise: le 21 février 2011, j’étais à Haiphong dans le nord du Vietnam et ce jour-là, j’ai lu sans intention particulière la rubrique animalière dans Le Courrier du Viêtnam. A ma grande surprise, j’y ai découvert que les spécialistes redoutaient la disparition définitive du tigre du Mékong avant 2022 qui serait la prochaine année du Tigre. Impossible de savoir, à l’époque, où je serais sur la planète ce jour-là. Le hasard veut que le 21 février 2022 j’étais, comme je l’ai dit, à Hyderabad au cœur de l’Inde où je me suis empressé de reprendre le cours de cette histoire… Je vous rassure, il y a toujours des tigres!

Avec Lieux (Seuil, 2022), Perec avait aussi envisagé un voyage romanesque de douze ans avec trois intentions particulières: voir l’évolution du monde qui l’entoure, voir sa propre transformation et voir les changements de son écriture. Trois préoccupations que vous faites vôtres?
Les deux premières, oui, bien sûr, mais l’évolution de mon écriture pas du tout. Je ne réfléchis pas à cela. Ce n’est d’ailleurs pas une bonne idée. On n’y peut rien. Evidemment que l’écriture évolue, mais il est impossible d’anticiper, de prévoir à moins de tricher. Mes cheveux aussi évoluent, mes rhumatismes aussi, qui puis-je?

Comment voyagez-vous? Léger?
C’est très variable. Il n’y a pas de règle. Ça dépend des protocoles. Pour Viva, j’ai séjourné une ou deux fois à Mexico chaque année pendant dix ans, dans le même appartement et le même quartier, celui de Condesa. C’est pendant cette retraite que j’ai écrit les deux volumes asiatiques, l’africain, etc. Pour Fenua, j’étais allé une première fois en Polynésie, mais pour ma seconde expérience, j’avais envie de rester un maximum de temps dans une cabane au bord de la mer et d’excursionner à partir de là vers Bora Bora ou les Marquises. J’ai séjourné dans ce camp de base pendant trois mois entouré d’une bibliothèque formidable. En Inde, j’ai bougé sans cesse puisque je me suis lancé aux trousses d’un personnage bien précis. J’avais très peu de bagages et pas de livres.

Sur les bords du Mississipi, Mark Twain distinguait les «contemplatifs» des «protagonistes» satisfaits de remonter ou de descendre le courant. A quelle famille appartenez-vous?
Je ne sais pas trop. J’ai le goût de la solitude contemplative pour la description des paysages, des cieux, les oiseaux, mais je sais me transformer en protagoniste en provoquant des rencontres ou des entretiens. On n'envisage pas d’interroger l’archevêque d’Alger à propos de la violation de la sépulture de Braza sans un minimum de préparation…

Etes-vous optimiste ou pessimiste?
L’optimisme est un impératif catégorique. Il faut être très pessimiste pour dire ça. Nous n’avons pas le choix…