A l'épreuve du réel

© Djan Seylan
Galta, Rajasthan, Inde, 1982.

De la Turquie à la Birmanie, de la Sardaigne à Madagascar, ou encore l’Iran, l’Egypte, la Grèce, le Portugal, Haïti, Cuba, la Thaïlande, l'Indonésie, la Corée du Sud, Taïwan, Ceylan et l’Inde, Djan Seylan nous entraîne vers un monde sans compositions tarabiscotées et riche de «moments authentiques».

Il n’existe aucun portrait-robot du photographe et pas un ethnologue ne s’est encore risqué à l’enfermer dans une définition. C’est heureux. Ainsi, Djan Seylan peut-il être lui-même et cultiver sa passion au grand jour, sans crainte d’être à côté de la plaque sensible. Nulle obligation, donc, nulle pression, nulle règle à suivre, sauf celle qu’il s’impose et qu’il résume d’un mot: la justesse. Il faudrait y ajouter cette autre qualité, la lucidité, tant cet homme discret entretient un état autocritique. «Chaque photographie que j’ai faite a une nécessité intérieure», explique-t-il afin de souligner combien, dans sa quête de «moments authentiques», il est plus question de se tenir en réserve que de s’exposer. Pour preuve, l’économie à laquelle il s’astreint, au sens propre comme au figuré, «en ne mitraillant pas, deux trois photos, c’est le maximum. Ou l’on a vu, ou l’on n’a pas vu!» Mais qu’y a-t-il à voir?

L’enjeu est là, troublant pour l’autodidacte soumis à sa seule évaluation, et Djan Seylan l’admet volontiers, une bonne photographie, «c’est comme grimper l’Everest», ça exige du souffle et de la clairvoyance: «Le plus difficile en photographie, c’est de voir. C’est très rare de voir quelque chose qui a une force, une puissance qui vous prend au ventre, et qui va s’inscrire parfaitement sur la pellicule. En voyage, vous avez plus de chances, le regard est plus vif». D’où ce long périple qui, depuis 1957, l’entraîne vers des territoires plus ou moins distants, ceux, familiers, de la Turquie, dont était originaire son père, ceux de l’Iran, de la Sardaigne ou de l’Orient, traversés par l’inlassable Marc Riboud auquel il aime à emprunter cette maxime pleine de discernement: «Aller voir de près ce dont tout le monde parlait de loin».

Depuis ses débuts en 1957, juste après son baccalauréat, Djan Seylan n’a cessé de se mettre à l’épreuve du réel. D’abord à Istanbul, où il se sent encore bridé: «Je voulais que chaque photographie soit un chef d’œuvre, comme les photographies de Cartier-Bresson, inoubliables, que je venais de découvrir au musée des Arts décoratifs à Paris, à l’automne 1955.» La pratique sera profitable qui l’oblige à «vaincre ses propres inquiétudes» et à avancer vers le réel sans chercher à le modifier. Il parcourt la Turquie et y reviendra souvent, trouvant là une manière de se poser, s’adaptant aux transformations urbaines et s’accordant au rythme de ses personnages tout en respectant leurs limites. Il ne s’agit pas de parader mais de respecter un seuil d’intimité, au risque d’un effet boomerang comme avec ce Stambouliote, surpris par trop d’attention, qui lui manifeste son hostilité en brandissant son bracelet d’ambre, tel un jeteur de sort. L’approche d’un sujet est complexe, souligne Djan Seylan, il ne faut pas être trop lent, «Vous avancez d’un pas et tout change, tout a disparu: l’instant est fugitif.» Il se souvient de ce jeune couple avec enfant descendant d’un bus en plein hiver, dans un froid extrême quelque part en Turquie, «une scène biblique, poignante, je n’ai pas osé sortir le Leica». Ou de cette Haïtienne à demi-nue, «délicate orchidée» s’habillant prestement après l’avoir aperçu. Regrets? «Oui, répond-il, les situations étaient très fortes».

De fait, On My Own, son quatrième livre, – cent vingt-sept photographies réalisées entre 1957 et 2016 – ne prétend pas être un passeport pour le paradis, ou l’album de ses glorieux souvenirs. Pourtant, une harmonie perceptible y règne, qui relie le voyageur au monde qu’il a choisi d’observer, à hauteur d’homme, en toute liberté. Certes, il est l’étranger de passage, mais son histoire personnelle se mêle à celles des passants qu’il croise sur sa route; inconnus dont il partage la vie fugacement et auxquels, par la photographie, le voici irréductiblement attaché. A tel point que, de temps en temps, on a l’impression que le futur portraituré n’attendait qu’un signe pour se positionner devant son objectif. Ainsi, ce moine thaïlandais, tendant une main vers le ciel (Bangkok, 1974); ou cette Malgache de Tamatave qui enchanta Denis Roche, lors d’une chronique pour le magazine City, en juin 1987: «Curieux comme cette photo ne contient pas d’histoire: ni anecdote ni narration, écrivit-il. Ni avant ni après. Comme si ces choses, accessoires, s’étaient trouvées absorbées, ou soufflées, ou éteintes au détour d’une sombre querelle sur la matité et l’éclair. Une querelle qui serait comme une personne inavouée se pourléchant les lèvres d’un air distrait.»

Djan Seylan prépare ses voyages avec assiduité, mais n’a pas d’emploi du temps programmé. «Le hasard m’accompagne, je suis prêt à l’inattendu. Et je vagabonde toujours en solitaire, car il est impossible d’être disponible pour quelqu’un d’autre, tous les photographes vous le diront.» Le suivre dans sa géographie intime, au Portugal, en Crète, à Cuba, à Séoul, c’est aussi retrouver trace d’émotions passées, de lectures juvéniles et de paysages cinématographiques. Comme ce mendiant assis au temple de la Dent, à Kandy (Sri Lanka), où est conservée une relique de Bouddha. Un certain Charlie Chaplin s’y rendit en 1932, c’était sa «première expérience des tropiques», il fut charmé par «la senteur des épices et le parfum du frangipanier». Chaplin y filma même une danse d’exorcisme «vieille de deux mille cinq cents ans, la danse du Diable», à la lumière des flambeaux, avant de poursuivre sa tournée vers Singapour puis Java en compagnie de son frère Sydney.

Il n’est pas nécessaire d’avoir vu en vrai les pays parcourus par Djan Seylan pour mieux le suivre. Au contraire. Même si elles ne s’inscrivent pas dans la tradition du reportage, ses photographies témoignent d’un ailleurs ouvert à toutes les curiosités. Pas d’imbroglio, elles se lisent aisément. Leur clarté, parfois teintée d’un brin de complexité, impose naturellement leur beauté; leur composition, d’une rigueur picturale, invite à la connaissance. Son credo n’a pas changé: «Photographier, pour moi, c’est à la fois se mêler aux autres, s’émerveiller de leur diversité, s’effacer devant leurs différences, et en même temps rester soi-même, proche et distant, disponible et sans complaisance. […] C’est donner à voir avec intensité et sans tricher des émotions austères, individuelles, vraies, aiguës, corrosives, uniques.»

Hors Henri Cartier-Bresson, «maître absolu», Djan Seylan se plaît à citer quelques pairs respectés: Sergio Larrain, Miroslav Tichy, Rinko Kawauchi, Joan Colom, Johan van der Keuken, Ara Güler, Bernard Plossu, Alen MacWeeney, August Sander, Hélène Hoppenot… Et Florence Henri: «Je l’ai rencontrée, une femme abrupte et franche, une très bonne artiste, créant une nature morte magnifique avec trois fois rien, une boule de billard, une pomme, un miroir.» La liste est loin d’être exhaustive, car Djan Seylan est non seulement photographe, mais il est aussi collectionneur de livres de photographies: «J’en ai des milliers, je suis immergé dans ce médium.» La Birmanie, si chère à l’un des fondateurs de l’agence Magnum, le Britannique George Rodger, reste l’un de ses meilleurs souvenirs. «C’était alors une planète inconnue, et ce fut comme une expédition dans une autre époque, une aventure exaltante. C’était l’Orient de Somerset Maugham, presque préservé.» Même s’il n’a pas l’âme d’un classique, Djan Seylan est attaché à ce noir et blanc qui lui permet, tel Victor Hugo, «d’admirer l’admirable et de [s’en] tenir là». Le noir et blanc lui va bien, entre aube et crépuscule, soleil et obscurité, et la griserie de se croire invisible.