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«Napoleon sur son lit de mort», peinture d'Horace Vernet.© DR

Napoléon à Sainte-Hélène

Grandeur et décadence. Cela résume bien l'existence de Napoléon Bonaparte qui, alors qu'il est exilé à Longwood House, sur l'île de Sainte-Hélène, meurt tragiquement mais en héros.

15° 57′ S, 5° 42′ W! Sainte-Hélène! L’enfer sous les Tropiques! Une île volcanique de 122 km², située au milieu de l’océan Atlantique sud, à 3’500 km des côtes brésiliennes et à 1’930 km des côtes africaines. A la suite de l’issue brutale des Cent Jours, Napoléon est exilé par les Britanniques sur cette île du bout du monde. L’Empereur déchu y passe les 6 dernières années de sa vie. Il débarque le 16 octobre 1815 à bord du HMS Northumberland, avec quelques compagnons: le Grand Maréchal du Palais, Henri Gratien Bertrand, le général Gourgaud, Las Cases et le Général Montholon, Louis-Etienne Saint-Denis, dit «le Mamelouk Ali», et son valet de chambre Marchand. A son arrivée, la population de ce territoire d’outre-mer britannique augmente de manière significative: Sainte-Hélène abrite désormais près de 1’500 soldats anglais (en plus des 800 militaires de la compagnie des Indes) et 500 marins de la flottille de guerre, ainsi que des officiels du gouvernement. Tous sont chargés de surveiller l’illustre prisonnier. Enfermé à Longwood House, une maison sans confort, épié en permanence par ses gardiens, Napoléon est soumis à des vexations de la part de Hudson Lowe, le gouverneur. La monotonie le gagne. Son état de santé se dégrade. Il meurt le 5 mai 1821.

Alexandre Dumas raconte les derniers moments de l’Empereur: «Le 5 au matin, le mal était parvenu à son comble: la vie n’était plus, chez le malade, qu’une végétation haletante et douloureuse; la respiration devenait de plus en plus insensible; les yeux, ouverts dans toute leur grandeur, étaient fixes et atones. Quelques paroles vagues, dernière ébullition de son cerveau en délire, venaient de temps en temps mourir sur ses lèvres. Les derniers mots que l’on entendit furent ceux de tête et d’armée. Puis la voix s’éteignit, toute intelligence parut morte, et le docteur lui-même crut que le principe de la vie était éteint. Cependant, vers les huit heures, le pouls se releva, le ressort mortel qui fermait la bouche du moribond sembla se détendre, et quelques soupirs profonds et suprêmes s’exhalèrent de sa poitrine. A dix heures et demie, le pouls était anéanti. A onze heures et quelques minutes, l’Empereur avait vécu…» C’est le début d’un mythe: celui de Prométhée enchaîné. Les écrivains romantiques, parmi lesquels figure Alexandre Dumas dont nous reproduisons le chapitre, sont fascinés par la personnalité de l’Empereur et sa fin tragique. Napoléon devient un héros pour toute une partie de la jeunesse française.

Alain Chardonnens, historien

Napoleone de Buonaparte

L’Empereur coucha le même soir dans une espèce d’auberge où il se trouva fort mal. Le lendemain, à six heures du matin, il partit à cheval avec le grand-maréchal Bertrand et l’amiral Keith pour Longwood, maison que ce dernier avait arrêtée pour sa résidence comme la plus convenable de l’île. En revenant, l’Empereur s’arrêta à un petit pavillon dépendant d’une maison de campagne qui appartenait à un négociant de l’île, nommé M. Balcombe. C’était son logis temporaire, et il devait demeurer là tant que Longwood ne serait pas en état de le recevoir. Il avait été si mal, la veille, que, quoique ce petit pavillon fût presque entièrement dégarni, il ne voulut pas revenir à la ville. Le soir, quand Napoléon voulut se coucher, il se trouva qu’une fenêtre, sans vitrages, sans contrevents et sans rideaux, donnait sur son lit. M. de Las Cases et son fils la barricadèrent du mieux qu’ils purent et gagnèrent une mansarde, où ils se couchèrent chacun sur un matelas. Les valets de chambre, enveloppés de leurs manteaux, s’étaient jetés en travers de la porte. Le lendemain, Napoléon déjeuna sans nappe ni serviette avec le reste du dîner de la veille. Ce n’était que le prélude de la misère et des privations qui l’attendaient à Longwood.

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Longwood House, la résidence de Napoléon à Sainte-Hélène de 1815 à sa mort six ans plus tard. Auteur inconnu. © DR

Cependant, peu à peu, cette position s’améliora. On fit venir du Northumberland le linge et l’argenterie. Le colonel du 53ᵉ avait fait offrir une tente, que l’on dressa en prolongement de la chambre de l’Empereur. Dès lors, Napoléon, avec sa régularité ordinaire, songea à mettre un peu d’ordre dans ses journées. A dix heures, l’Empereur faisait appeler M. de Las Cases pour déjeuner avec lui. Le déjeuner fini, et après une demi-heure de conversation, M. de Las Cases relisait ce qui lui avait été dicté la veille. Cette lecture achevée, Napoléon continuait de dicter jusqu’à quatre heures. A quatre heures, il s’habillait et sortait pour qu’on pût faire sa chambre, descendait dans le jardin, qu’il affectionnait beaucoup et au bout duquel une espèce de berceau recouvert en toile, comme une tente, lui offrait un abri contre le soleil; il s’asseyait ordinairement sous ce berceau où l’on avait apporté une table et des chaises; là, il dictait à celui de ses compagnons qui arrivait de la ville pour ce travail jusqu’à l’heure du dîner, qui était fixée à sept heures. Le reste de la soirée, on lisait, ou du Racine, ou du Molière, car on n’avait pas de Corneille: Napoléon appelait cela aller à la comédie ou à la tragédie. Enfin, il se couchait le plus tard qu’il pouvait, attendu que, lorsqu’il se couchait de bonne heure, il se réveillait au milieu de la nuit et ne pouvait plus se rendormir. En effet, quel est celui des damnés de Dante qui eût voulu troquer son supplice contre les insomnies de Napoléon? Au bout de quelques jours, il se trouva fatigué et malade. On avait mis trois chevaux à sa disposition, et pensant qu’une promenade lui ferait du bien, il arrangea, avec le général Gougaud et le général Montholon, une cavalcade pour le lendemain. Mais, dans la journée, il apprit qu’un officier anglais avait ordre de ne pas le perdre de vue. Aussitôt, il renvoya les chevaux en disant que tout était calcul dans la vie et que le mal d’apercevoir son geôlier était plus grand que le bien que pouvait procurer l’exercice; c’était un gain tout clair que de rester chez soi. L’Empereur remplaça cette distraction par des promenades de nuit qui duraient quelquefois jusqu’à deux heures du matin.

Enfin, le dimanche 10 décembre, l’amiral fit prévenir Napoléon que sa maison de Longwood était prête, et le même jour, l’Empereur s’y rendit à cheval. L’objet qui lui causa le plus vif plaisir, dans son nouvel ameublement, fut une baignoire en bois que l’amiral était parvenu à faire exécuter, sur ses dessins, par un charpentier de la ville, une baignoire étant un meuble inconnu à Longwood. Le même jour, Napoléon en profita. Le lendemain, le service de l’Empereur commença à s’organiser. Il se divisait en trois séries, chambre, livrée et bouche, et se composait de onze personnes. Quant à la haute maison, tout fut à peu près réglé comme à l’île d’Elbe: le grand-maréchal Bertrand conserva le commandement et la surveillance générale, M. de Montholon fut chargé des détails domestiques, le général Gourgaud eut la direction de l’écurie, et M. de Las Cases surveilla l’administration intérieure. Quant à la division de la journée, c’était à peu près la même qu’aux Briars. A dix heures, l’Empereur déjeunait dans sa chambre sur un guéridon, tandis que le grand-maréchal et ses compagnons mangeaient à une table de service, où ils étaient libres de faire des invitations particulières. Comme il n’y avait pas d’heure fixe pour la promenade, la chaleur étant très forte le jour, l’humidité prompte et grande le soir, et que les chevaux de selle et la voiture, qui devaient toujours venir du Cap, n’arrivaient jamais, l’Empereur travaillait une partie de la journée, soit avec M. de Las Cases, soit avec le général Gourgaud ou le général Montholon. De huit à neuf heures, on dînait rapidement, la salle à manger ayant conservé une odeur de peinture insupportable à l’Empereur. Puis on passait au salon, où était préparé le dessert. Là, on lisait Racine, Molière ou Voltaire, en regrettant de plus en plus Corneille. Enfin, à dix heures, on se mettait à une table de reversis, jeu favori de l’Empereur, et auquel on restait ordinairement jusqu’à une heure du matin. 

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Portait de Napoléon fait d'après nature à Longwood le 5 juin 1820. Auteur inconnu. © DR

Toute la petite colonie était logée à Longwood, à l’exception du maréchal Bertrand et de sa famille, qui habitaient Hut’s Gate, mauvaise petite maison située sur la route de la ville. L’appartement de l’Empereur était composé de deux chambres, chacune de quinze pieds de long sur douze de large et environ sept de haut; des pièces de nankin, tendues en guise de papier, les garnissaient toutes deux; un mauvais tapis en couvrait le plancher. Dans la chambre à coucher était le petit lit de campagne où couchait l’Empereur, un canapé sur lequel il reposait la plus grande partie de la journée, au milieu des livres dont il était encombré; à côté, un petit guéridon sur lequel il déjeunait et dînait dans son intérieur et qui, le soir, portait un chandelier à trois branches recouvert d’un grand chapiteau. Entre les deux fenêtres et à l’opposite de la porte était une commode contenant le linge de l’Empereur et sur laquelle était son grand nécessaire. La cheminée, surmontée d’une fort petite glace, était ornée de plusieurs tableaux. A droite, était le portrait du roi de Rome, à cheval sur un mouton; à gauche et en pendant, était un autre portrait du roi de Rome assis sur un coussin et essayant une pantoufle; au milieu de la cheminée, était un buste en marbre du même enfant royal; deux chandeliers, deux flacons et deux tasses de vermeil, tirés du nécessaire de l’Empereur, complétaient la garniture de la cheminée. Enfin, auprès du canapé et précisément en face de l’Empereur quand il y reposait étendu, ce qui avait lieu une grande partie du jour, était le portrait de Marie-Louise tenant son fils entre ses bras, peint par Isabey. En outre, sur la gauche de la cheminée et en dehors des portraits, était la grosse montre d’argent du grand Frédéric, espèce de réveille-matin pris à Potsdam, et, en regard, la propre montre de l’Empereur, celle qui avait sonné l’heure de Marengo et d’Austerlitz, recouverte en or des deux côtés et portant la lettre B.

La seconde pièce, servant de cabinet, n’avait d’abord pour tout meuble que des planches brutes posées sur de simples tréteaux, supportant un bon nombre de livres épars et les divers chapitres écrits par chacun des généraux ou secrétaires sous la dictée de l’Empereur; ensuite, entre les deux fenêtres, une armoire en forme de bibliothèque; à l’opposite, un lit semblable au premier et sur lequel l’Empereur reposait parfois le jour et se couchait même la nuit après avoir quitté le premier dans ses fréquentes et longues insomnies; enfin, dans le milieu était la table de travail, avec l’indication des places qu’occupaient ordinairement l’Empereur, lorsqu’il dictait, et MM. de Montholon, Gourgaud ou de Las Cases, lorsqu’ils écrivaient. Tels étaient la vie et le palais de l’homme qui avait tour à tour habité les Tuileries, le Kremlin et l’Escurial.

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La maison où Napoléon Bonaparte vécut durant son exil à Longwood. © David Stanley

Cependant, malgré la chaleur du jour, malgré l’humidité du soir, malgré l’absence des choses les plus nécessaires à la vie commune, l’Empereur eût supporté avec patience toutes ces privations si l’on n’avait pris à tâche de l’entourer, de le traiter non seulement comme prisonnier dans l’île, mais encore comme prisonnier dans sa maison. On avait décidé, comme nous l’avons dit, que lorsque Napoléon monterait à cheval, un officier l’accompagnerait toujours. Napoléon avait pris le parti de ne plus sortir. Alors sa constance avait lassé ses geôliers, et on avait levé cette consigne, pourvu qu’il demeurât dans certaines limites; mais, dans ces limites, il était enfermé par un cercle de sentinelles. Un jour, l’une de ces sentinelles coucha l’empereur en joue, et le général Gourgaud lui arracha son fusil au moment où probablement elle allait faire feu.

Cette enceinte ne permettait guère, au reste, qu’une demi-lieue de course, et comme l’Empereur ne voulait pas la dépasser, pour s’épargner la compagnie de son gardien, il prolongeait sa promenade en descendant, par des chemins à peine frayés, dans des ravins profonds où il est incroyable qu’il ne se soit pas dix fois précipité. Malgré ce changement dans ses habitudes, la santé de l’Empereur se maintint assez bonne pendant les six premiers mois. Mais l’hiver suivant, le temps étant devenu constamment mauvais, l’humidité et la pluie ayant envahi les appartements de carton qu’il habitait, il commença à éprouver de fréquentes indispositions qui se manifestaient par des lourdeurs et des engourdissements. Au reste, Napoléon n’ignorait pas que l’air était des plus insalubres et qu’il était rare de rencontrer dans l’île une personne ayant atteint l’âge de cinquante ans. Sur ces entrefaites, un nouveau gouverneur arriva et fut présenté par l’amiral à l’Empereur. C’était un homme d’environ quarante-cinq ans, d’une taille commune, mince, maigre, sec, rouge de visage et de chevelure, marqueté de taches de rousseur, avec des yeux obliques se fixant à la dérobée, ne regardant que rarement en face et recouverts de sourcils d’un blond ardent, épais et fort proéminents. Il se nommait Sir Hudson Lowe. A partir du jour de son arrivée, de nouvelles vexations commencèrent, qui devinrent de plus en plus intolérables. Son début fut d’envoyer à l’Empereur deux pamphlets contre lui. Puis il fit subir à tous les domestiques un interrogatoire pour savoir d’eux si c’était librement et de leur pleine volonté qu’ils demeuraient avec l’Empereur. Ces nouvelles contrariétés lui occasionnèrent bientôt l’une de ces indispositions auxquelles il devenait de plus en plus sujet. Elle dura cinq jours, pendant lesquels il ne sortit pas, mais cependant continua de dicter sa campagne d’Italie.

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Napoléon dictant ses mémoires. © DR

Bientôt, les vexations du gouverneur s’augmentèrent encore. Il porta l’oubli des plus simples convenances jusqu’à inviter à dîner chez lui le général Buonaparte pour le faire voir à une Anglaise de distinction qui avait relâché à Sainte-Hélène. Napoléon ne répondit pas même à l’invitation. Les persécutions redoublèrent. Personne ne put désormais écrire sans avoir préalablement communiqué la lettre au gouverneur, et toute lettre donnant à Napoléon le titre d’empereur était confisquée. On fit signifier au général Buonaparte que la dépense qu’il faisait était trop grande, que le gouvernement n’avait entendu lui donner qu’une table journalière de quatre personnes au plus, une bouteille de vin par jour pour chaque personne, et un dîner prié par semaine; s’il y avait des dépenses excédantes, le général Buonaparte et les personnes de sa suite devaient les payer. L’Empereur fit briser son argenterie et l’envoya à la ville. Mais le gouverneur fit dire qu’il entendait qu’elle ne fût vendue qu’à l’homme qu’il présenterait. L’homme qu’il présenta donna six mille francs du premier envoi qui avait été fait: c’étaient les deux tiers à peine de la valeur de cette argenterie prise au poids.

L’Empereur prenait un bain tous les jours: on lui fit dire qu’il devait se contenter d’un bain par semaine, l’eau étant rare à Longwood. Il y avait quelques arbres sous lesquels il allait parfois se promener et qui donnaient la seule ombre qu’il y eût dans la limite assignée à ses promenade: le gouverneur les fit abattre; et comme l’Empereur se plaignait de cette cruauté, il répondit qu’il ignorait que ces arbres fussent agréables au général Buonaparte, mais que, du moment qu’il les regrettait, on en planterait d’autres. Alors Napoléon avait parfois des mouvements d’emportement sublime. Cette réponse en excita un. «Le plus mauvais procédé des ministres anglais, s’écria-t-il, n’est plus désormais de m’avoir envoyé ici, mais de m’y avoir placé en vos mains. Je me plaignais de l’amiral, mais au moins il avait du cœur, lui; vous, vous déshonorez votre nation, et votre nom restera une flétrissure.» Enfin, on s’aperçut, à la qualité de la viande, qu’on fournissait à la table de l’Empereur des bêtes mortes et non tuées. On fit demander à les avoir vivantes: cette demande fut refusée. Dès lors, l’existence de Napoléon n’est plus qu’une lente et pénible agonie, qui cependant dure cinq ans. Pendant cinq ans encore, le moderne Prométhée reste enchaîné sur le roc où Hudson Lowe lui ronge le cœur. Enfin, le 20 mars 1821, jour du glorieux anniversaire de la rentrée de Napoléon à Paris, Napoléon éprouva, dès le matin, une forte oppression à l’estomac et une sorte de suffocation fatigante à la poitrine. Bientôt, une douleur aiguë se fit sentir à l’épigastre, dans l’hypocondre gauche, et s’étendit sur le côté du thorax jusqu’à l’épaule correspondante. Malgré les premiers remèdes, la fièvre continua, l’abdomen devint douloureux au tact, et l’estomac se tendit. Vers cinq heures de l’après-midi, il y eut un redoublement, accompagné d’un froid glacial, surtout aux extrémités inférieures, et le malade se plaignit de crampes. En ce moment, madame Bertrand étant venue lui faire une visite, Napoléon s’efforça de paraître moins abattu et affecta même un peu de gaieté; mais bientôt, sa disposition mélancolique reprenant le dessus: «Il faut nous préparer à la sentence fatale; vous, Hortense et moi sommes destinés à la subir sur ce vilain rocher. J’irai le premier, vous viendrez ensuite, Hortense vous suivra. Mais nous nous retrouverons tous les trois là-haut.» Puis il ajouta ces quatre vers de Zaïre:
Mais à revoir Paris je ne dois plus prétendre:
Vous voyez qu’au tombeau je suis prêt à descendre.
Je vais au roi des rois demander aujourd’hui
Le prix de tous les maux que j’ai soufferts pour lui.

La nuit qui suivit fut agitée, les symptômes devinrent de plus en plus graves; une boisson émétisée les fit disparaître momentanément, mais ils reparurent bientôt. Une consultation eut lieu alors, presque malgré l’Empereur, entre le docteur Antommarchi et M. Arnott, chirurgien du 20ᵉ régiment en garnison dans l’île. Ces messieurs reconnurent la nécessité d’appliquer un large vésicatoire sur la région abdominale, d’administrer un purgatif et de verser d’heure en heure du vinaigre sur le front du malade. La maladie ne continua pas moins à faire des progrès rapides. Un soir, un domestique de Longwood dit qu’il avait vu une comète. Napoléon l’entendit, et ce présage le frappa. «Une comète! s’écria-t-il, ce fut le signe précurseur de la mort de César.»

Le 11 avril, le froid aux pieds devint excessif. Le docteur essaya des fomentations pour le dissiper. «Tout cela est inutile, lui dit Napoléon, ce n’est point là, c’est à l’estomac, c’est au foie qu’est le mal; vous n’avez point de remède contre l’ardeur qui me brûle, point de préparation, point de médicaments pour calmer le feu dont je suis dévoré.» Le 15 avril, il commença à rédiger son testament, et ce jour-là, l’entrée de sa chambre fut interdite à tout le monde, excepté à Marchand et au général Montholon, qui restèrent avec lui depuis une heure et demie jusqu’à six heures du soir. A six heures, le docteur entra. Napoléon lui montra son testament commencé et chaque pièce de son nécessaire étiquetée du nom des personnes auxquelles elles étaient destinées. «Vous voyez, lui dit-il, je fais mes apprêts pour m’en aller.» Le docteur voulut le rassurer. Napoléon l’arrêta: «Plus d’illusion, ajouta-t-il, je sais ce qu’il en est, et je suis résigné.»

Le 19 amena un mieux sensible qui rendit l’espérance à tout le monde, excepté à Napoléon. Chacun se félicitait de ce changement. Napoléon laissa dire, puis en souriant: «Vous ne vous trompez pas, je vais mieux aujourd’hui, mais je n’en sens pas moins que ma fin approche. Quand je serai mort, chacun de vous aura la douce consolation de retourner en Europe. Vous reverrez les uns vos parents, les autres vos amis. Moi, je retrouverai mes braves au ciel. Oui, oui, ajouta-t-il en s’animant et en élevant la voix avec un accent inspiré, oui, Kléber, Desaix, Bessières, Duroc, Ney, Murat, Masséna, Berthier viendront à ma rencontre. Ils me parleront de ce que nous avons fait ensemble, je leur conterai les derniers événements de ma vie. En me revoyant, ils redeviendront tous fous d’enthousiasme et de gloire. Nous causerons de nos guerres avec les Scipion, les César, les Annibal, et il y aura plaisir à cela… A moins, continua-t-il en souriant, qu’on ne s’effraie là-haut de voir tant de guerriers ensemble.» Quelques jours après, il fit venir son chapelain Vignali. «Je suis né dans la religion catholique, lui dit-il, je veux remplir les devoirs qu’elle impose et recevoir les sacrements qu’elle administre. Vous direz tous les jours la messe dans la chapelle voisine, et vous exposerez le Saint-Sacrement pendant les quarante heures. Quand je serai mort, vous placerez votre autel à ma tête, dans la chambre ardente, puis vous continuerez à célébrer la messe. Vous ferez toutes les cérémonies d’usage, et vous ne cesserez que lorsque je serai enterré.» Après le prêtre vint le tour du médecin. «Mon cher docteur, lui dit-il, après ma mort, qui ne saurait être éloignée, je veux que vous fassiez l’ouverture de mon cadavre, mais j’exige qu’aucun médecin anglais ne mette la main sur moi. Je souhaite que vous preniez mon cœur, que vous le mettiez dans de l’esprit-de-vin et que vous le portiez à ma chère Marie-Louise. Vous lui direz que je l’ai tendrement aimée, que je n’ai jamais cessé de l’aimer; vous lui raconterez tout ce que j’ai souffert; vous lui direz tout ce que vous avez vu; vous entrerez dans tous les détails de ma mort. Je vous recommande surtout de bien examiner mon estomac et d’en faire un rapport précis et détaillé que vous remettrez à mon fils. Puis, de Vienne, vous vous rendrez à Rome. Vous irez trouver ma mère, ma famille; vous leur rapporterez ce que vous avez observé relativement à ma situation; vous leur direz que Napoléon, celui-là même que le monde a appelé le Grand, comme Charlemagne et comme Pompée, est mort dans l’état le plus déplorable, manquant de tout, abandonné à lui-même et à sa gloire. Vous leur direz qu’en expirant, il lègue à toutes les familles régnantes l’horreur et l’opprobre de ses derniers moments.»

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La mort de Napoléon, avec le docteur Antommarchi à côté de lui et la main sur son oreiller. Peinture de Charles de Steuben. © DR

Le 2 mai, la fièvre arriva au plus haut degré d’intensité qu’elle eût encore atteint; le pouls donna jusqu’à cent pulsations à la minute, et l’Empereur eut le délire. C’était le commencement de l’agonie. Mais cette agonie eut encore quelques moments de relâche. Dans ces courts moments de lucidité, Napoléon revenait sans cesse à la recommandation qu’il avait faite au docteur Antommarchi: «Faites avec soin, lui disait-il, l’examen anatomique de mon corps, de l’estomac surtout. Les médecins de Montpellier m’ont annoncé que la maladie du pylore serait héréditaire dans ma famille; leur rapport est, je crois, dans les mains de Louis; demandez-le, comparez-le avec ce que vous aurez observé vous-même. Que je sauve au moins mon enfant de cette cruelle maladie!…» La nuit fut assez bonne; mais le lendemain au matin, le délire reparut avec une nouvelle force. Cependant, vers les huit heures, il perdit un peu de son intensité; vers trois heures, le malade reprit sa raison. Il en profita pour appeler ses exécuteurs testamentaires et leur recommanda, dans le cas où il viendrait à perdre complètement connaissance, de ne laisser approcher de lui aucun médecin anglais autre que le docteur Arnott. Puis il ajouta, dans toute la plénitude de sa raison et dans toute la puissance de son génie: «Je vais mourir; vous allez repasser en Europe. Je vous dois quelques conseils sur la conduite que vous avez à tenir. Vous avez partagé mon exil, vous serez fidèles à ma mémoire, vous ne ferez rien qui puisse la blesser. J’ai sanctionné tous les principes, je les ai infusés dans mes lois, dans mes actes; il n’y en a pas un seul que je n’aie consacré. Malheureusement, les circonstances étaient graves: j’ai été obligé de sévir, d’ajourner; les revers sont venus, je n’ai pu débander l’arc, et la France a été privée des institutions libérales que je lui destinais. Elle me juge avec indulgence, elle chérit mon nom, mes victoires; imitez-la. Soyez fidèles aux opinions que vous avez défendues, à la gloire que nous avons acquise. Il n’y a, hors de là, que honte et confusion.»

Le 5 au matin, le mal était parvenu à son comble: la vie n’était plus, chez le malade, qu’une végétation haletante et douloureuse; la respiration devenait de plus en plus insensible; les yeux, ouverts dans toute leur grandeur, étaient fixes et atones. Quelques paroles vagues, dernière ébullition de son cerveau en délire, venaient de temps en temps mourir sur ses lèvres. Les derniers mots que l’on entendit furent ceux de tête et d’armée. Puis la voix s’éteignit, toute intelligence parut morte, et le docteur lui-même crut que le principe de la vie était éteint. Cependant, vers les huit heures, le pouls se releva, le ressort mortel qui fermait la bouche du moribond sembla se détendre, et quelques soupirs profonds et suprêmes s’exhalèrent de sa poitrine. A dix heures et demie, le pouls était anéanti. A onze heures et quelques minutes, l’Empereur avait vécu…

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«La mort de Napoléon à Sainte-Hélène, le 5 mai 1821», peinture de Charles de Steuben. © DR

Vingt heures après la mort de son illustre malade, le docteur Antommarchi procéda à son ouverture, ainsi que Napoléon le lui avait si souvent recommandé. Puis il détacha le cœur, qu’il mit, selon les instructions reçues, dans de l’esprit-de-vin, afin de le rendre à Marie-Louise. Mais en ce moment les exécuteurs testamentaire survinrent avec le refus de Sir Hudson Lowe de laisser sortir de Sainte-Hélène non seulement le corps, mais aucune partie du corps. Il devait rester dans l’île. Le cadavre était cloué à l’échafaud. On s’occupa dès lors de choisir la place de la sépulture de l’Empereur, et la préférence fut donnée à un lieu que Napoléon n’avait vu qu’une fois, mais dont il parlait toujours avec complaisance. Sir Hudson Lowe consentit à ce que la tombe fût creusée en cet endroit. L’autopsie terminée, le docteur Antommarchi réunit par une suture les parties séparées, lava le corps et l’abandonna au valet de chambre, qui le revêtit du costume que l’Empereur avait l’habitude de porter, c’est-à-dire d’une culotte de casimir blanc, de bas de soie blancs, de longues bottes à l’écuyère avec de petits éperons, d’un gilet blanc, d’une cravate blanche recouverte d’une cravate noire bouclée par derrière, du grand cordon de la Légion d’Honneur et de la Couronne de fer, enfin, du chapeau à trois cornes. Ainsi vêtu, Napoléon fut enlevé de la salle, le 6 mai à cinq heures trois quarts, et exposé dans la petite chambre à coucher, que l’on avait convertie en chapelle ardente. Le cadavre avait les mains libres; il était étendu sur son lit de campagne; son épée était à son côté; un crucifix reposait sur sa poitrine; et le manteau bleu de Marengo était jeté sur ses pieds. Il resta ainsi exposé pendant deux jours.

Le 8 au matin, le corps de l’Empereur, qui devait reposer sous la colonne, et le cœur, qui devait être envoyé à Marie-Louise, furent déposés dans une caisse de fer-blanc garnie d’une espèce de matelas et d’un oreiller recouverts de satin blanc. Le chapeau ne pouvant, faute d’espace, rester à la tête du mort, fut placé à ses pieds. Autour de lui, on sema des aigles et des pièces de toutes les monnaies frappées à son effigie pendant le cours de son règne; on y déposa encore son couvert, son couteau et une assiette à ses armes. Cette première caisse fut enfermée dans une seconde caisse en acajou que l’on mit dans une troisième en plomb, laquelle fut enfin placée dans une quatrième caisse en acajou pareille à la seconde, mais de plus grande dimension. Puis on exposa le cercueil à la même place où avait été exposé le corps. A midi et demi, le cercueil fut transporté par les soldats de la garnison dans la grande allée du jardin, où le corbillard attendait. On le couvrit d’un velours violet, sur lequel on jeta le manteau de Marengo, et le cortège funèbre se mit en route dans l’ordre suivant:
L’abbé Vignali, revêtu des ornements sacerdotaux, ayant à ses côtés le jeune Henri Bertrand portant un bénitier d’argent avec son goupillon;
Le docteur Antommarchi et le docteur Arnott;
Les personnes chargées de surveiller le corbillard, traîné par quatre chevaux conduits par des palefreniers et escorté par douze grenadiers sans armes de chaque côté; ceux-ci devaient porter le cercueil sur leurs épaules dès que le mauvais état du chemin empêcherait le char d’avancer;
Le jeune Napoléon Bertrand et Marchand, tous les deux à pied et sur les côtés du corbillard;
Les comtes Bertrand et Montholon, à cheval, immédiatement derrière le corbillard;
Une partie de la suite de l’Empereur;
La comtesse Bertrand, avec sa fille Hortense, dans une calèche attelée de deux chevaux conduits à la main par ses domestiques, qui marchaient du côté du précipice;
Le cheval de l’Empereur, conduit par son piqueur Archambault;
Les officiers de marine, à pied et à cheval;
Les officiers de l’état-major, à cheval;
Le général Coffin et le marquis de Montchenu, à cheval;
Le contre-amiral et le gouverneur, à cheval;
Les habitants de l’île;
Les troupes de la garnison.

La tombe était creusée à un quart de mille à peu près au-delà de Hut’s Gate. Le corbillard s’arrêta près de la fosse, et le canon commença à tirer cinq coups par minute. Le corps fut descendu dans la tombe pendant que l’abbé Vignali disait les prières; ses pieds tournés vers l’Orient, qu’il avait conquis; sa tête tournée vers l’Occident, où il avait régné. Puis une énorme pierre, qui devait servir à la nouvelle maison à l’Empereur, scella sa demeure dernière, et passa du temps à l’éternité. Alors on apporta une plaque d’argent sur laquelle était gravée l’inscription suivante:
Napoléon
Né à Ajaccio, le 15 août 1769,
Mort à Sainte-Hélène, le 5 mai 1821.

Mais au moment où on allait la clouer sur la pierre, Sir Hudson Lowe s’avança et déclara, au nom de son gouvernement, que l’on ne pouvait mettre sur la tombe d’autre inscription que celle-ci:
Le général Buonaparte.